Chronik inaugure, avec Danièle Obono, une série d’entretiens auprès de nouvelles figures de la scène politique française qui ont pour point commun de participer au renouvellement des codes et des ressorts du débat politique.
Peu de parlementaires ont eu à subir le déferlement de critiques auxquelles la députée de la France Insoumise fait face depuis sa prise de fonction en juin. La dernière polémique en date concerne un texte engagé publié il y a bientôt trois ans sur son blog. Au lendemain des attentats de Charlie Hebdo, Danièle Obono y critiquait en effet la « célébration républicano-nationale » du 11 janvier et assumait ne pas vouloir « pleurer Charlie » à l’unisson des chefs d’État présents aux avant-postes de la marche, incarnation, selon elle, d’une violence politique et responsables de bien des maux de la planète. Dans ce texte, Danièle Obono écrivait aussi avoir pleuré les douze morts de Charlie.
L’élue parisienne, féministe intersectionnelle revendiquée, est néanmoins vivement attaquée, notamment à la Une du journal d’extrême droite Minute, mais aussi par Manuel Valls au micro d’Europe 1. Pour Chronik, elle a accepté de revenir sur ses propos controversés, et sur son expérience de jeune députée insoumise.
Diriez-vous que l’extrême-droite a gagné une bataille culturelle du fait que la fachosphère parvient de plus en plus souvent à imposer ses thèmes dans les médias dominants ? On l’a vu dernièrement au travers des attaques qui vous ont visée, et du dossier du Figaro Magazine consacré à l’« islamosphère », dans lequel vous étiez citée aux côtés d’Edwy Plenel, Benoît Hamon, Caroline de Haas ou encore Edgar Morin…
Absolument, et cela a précédé l’émergence des réseaux sociaux, avec ce qu’on avait appelé la « lepénisation des esprits. » On assiste à une intensification de ce phénomène à l’ère d’internet. On remarque une « agitation d’idées » du côté de la fachosphère, très présente sur la toile, qui sont reprises par des personnalités d’extrême droite ou de la droite radicalisée, puis relayées par les médias traditionnels, avant de devenir des sujets d’actualité. Aujourd’hui, on voit bien comment fonctionnent les circuits de légitimation de la parole d’extrême droite, y compris des courants dits de la « gauche républicaine » comme le « Printemps républicain », qui sont des sas par lesquels passent ces idées, ainsi que d’autres relais, politiques et médiatiques.
Peut-on mettre en parallèle l’accusation d’« islamo-gauchisme » avec celle de « judéo-bolchévisme », très en vogue dans les années 30 ?
Le mécanisme de délégitimation est le même. C’est un procédé qui permet d’éviter le débat ; une fois que l’on a dit cela, on a en quelque sorte tout dit. C’est l’anathème qui fait taire. Cela vient aussi de l’extrême droite, et c’est aujourd’hui repris par l’échiquier politique dans son ensemble. En jouant sur les peurs, on cadenasse le débat, la pensée. On désigne ceux qui ont le droit ou non de s’exprimer.
C’est le texte publié sur votre blog aux lendemains de l’attentat de Charlie Hebdo qui a cristallisé le plus de critiques ces derniers jours. Que vous inspire la portée de ce texte aujourd’hui et, pour ce qui est du passage concernant Dieudonné, avez-vous voulu dire que ce dernier n’avait pas eu de propos antisémites ?
Concernant Charlie Hebdo, il s’agissait avant tout d’un texte thérapeutique, d’un questionnement sur mon propre engagement et mon parcours militant. Je ne regrette pas d’avoir exprimé un sentiment et d’avoir eu une lecture politique des évènements.
En ce qui concerne Dieudonné, je n’ai jamais dit qu’il n’était pas antisémite. Il y a eu à l’époque un débat sur l’interdiction de ses spectacles, et la Ligue des droits de l’homme était contre. Est-ce vraiment à l’État de réagir ? Finalement, on en revient toujours au même débat sur l’équilibre des pouvoirs. La question est celle-ci : comment se bat-on contre ces idées-là, contre toutes les formes de racisme? Mais aussi : comment désamorce-t-on le sentiment du « deux poids, deux mesures » ? Interdire, sans se poser de questions, cela ne suffit pas. Mais en ce qui me concerne, je pense en effet que Dieudonné est dangereux, je n’ai jamais dit le contraire.
Peu de députés ont vu leur passé à ce point fouillé et ont eu à se justifier de propos raccourcis, souvent prononcés il y a plusieurs années. Pensez-vous subir cela parce que vous êtes une députée noire ?
Oui, il s’agit d’une virulence qui tient à la fois au genre, à l’origine culturelle, et à ma couleur de peau. On avait assisté au même phénomène avec Christiane Taubira. Cette manière de focaliser les critiques sur une personne, alors que Gérard Collomb a récusé de la même manière l’exemple du fameux chauffeur de bus et cette simplification [Danièle Obono avait avancé que le refus d’un conducteur de la RATP de prendre son service derrière une femme excédait la question de la radicalisation religieuse, relevant d’un sexisme universel mais n’ayant pas forcément de lien avec un passage à l’acte terroriste, NDLR], et qu’il n’y a alors eu aucune levée de boucliers, c’est édifiant.
Je suis femme, noire, et de La France insoumise. Il s’agit donc d’attaques à caractère politique, mais particulièrement virulentes, assorties d’insultes et d’un emballement médiatique impressionnant. La nature de ces attaques est clairement différente de celles qui visent Jean-Luc Mélenchon, bien qu’on puisse dire pis que pendre de lui. Dans un cas comme le mien, il s’agit d’attaques clairement genrées, sexuées et racialisées.
Le sexisme qui a cours au Parlement est désormais un fait connu, mais on parle moins de la question du racisme. En avez-vous constaté des manifestations dans l’enceinte parlementaire ?
Disons qu’il y a des habitudes de pouvoir, dont les institutions sont imprégnées. Un pouvoir majoritairement masculin et blanc. L’Assemblée nationale reflète cela, avec des difficultés à s’adapter aux évolutions récentes. C’est vrai pour le sexisme, mais aussi pour le racisme, avec des préjugés qui s’expriment, des micro-agressions, de la part des élus du FN notamment. Il y a eu envers moi des attaques assez frontales de leur part durant l’examen du projet de loi antiterroriste, et puis ils ont fini par se calmer.
Plus généralement, on va plus facilement considérer que c’est l’homme qui est député et la femme la collaboratrice quand on arrive à deux, ou le Blanc plutôt que le Noir. Mais c’est lié à des habitudes de représentation, le Parlement a longtemps été à cette image. D’ailleurs, le renouvellement reste en surface, l’Assemblée a toujours tendance à repousser à plus tard les mesures pour le favoriser.
Vous avez été, avec Ugo Bernalicis, l’oratrice principale de votre groupe sur l’examen du projet de loi antiterroriste. Pensez-vous que ce texte soit une menace pour l’égalité ?
Bien sûr, avec ce texte, on est dans la surenchère sécuritaire. Or je pense que l’on peut produire de la sécurité sans être sécuritaire pour autant. Cette loi remet en cause l’État de droit et un certain nombre de libertés. Il s’agit d’une inflexion très grave, d’un pas de plus dans la politique sécuritaire, non seulement quantitativement, mais aussi qualitativement.
Avec ce soupçon permanent sur les prétendus signes de radicalisation, pas toujours fondés, on désigne de fait des ennemis intérieurs.
Cela se fait dans un climat où il est très difficile d’avoir un débat rationnel sur le sujet, à cause des traumatismes encore présents, mais aussi d’un manque de courage politique de la part de responsables qui préfèrent instrumentaliser ce débat.
Nous, nous refusons de choisir entre liberté et sécurité, car ce ne sont pas des vases communicants, ce n’est pas parce qu’il y a moins de libertés qu’il y a plus de sécurité. En revanche, certaines des libertés menacées sont nécessaires à la cohésion sociale.
Sur la question de l’égalité, avec ce soupçon permanent sur les prétendus signes de radicalisation, pas toujours fondés, on désigne de fait des ennemis intérieurs. Quand Manuel Valls se permet certaines sorties dans l’hémicycle, qu’il est applaudi par l’extrême-droite, sans faire réagir personne, cela pose question. Cela va dans le même sens que l’amalgame permanent visant nos concitoyens de confession musulmane qui doivent faire face à la suspicion, voire à des attaques en période d’attentats.
On a vu aussi, durant les mobilisations sociales altermondialistes, des assignations à résidence, des interdictions de manifestation. Or, ce n’est pas ce qui permet d’annihiler le terrorisme, cela alimente plutôt un climat de méfiance entre les citoyens. Et puis il y a la question des contrôles d’identité. La loi permet aujourd’hui de les étendre, et cela ne peut qu’exacerber la tension dans les quartiers, conduisant parfois à des drames, on l’a vu ces dernières années avec Lamine Dieng ou Adama Traoré. Il ne s’agit pas que d’une entaille à l’État de droit sur le papier, cela a des conséquences réelles sur la vie des gens. Le fait que la police ait l’ascendant sur la justice contamine tout le droit, au travers de procédures qui s’avèrent parfois très expéditives.
Que vous inspire le patriotisme de Jean-Luc Mélenchon, est-ce un sujet qui vous divise à la France Insoumise ?
Il s’agit d’un débat qui a toujours existé à gauche. Moi, je viens du trotskisme, la question se posait moins à la LCR puis au NPA, en revanche cela occupe une place très forte pour Jean-Luc Mélenchon aujourd’hui. Il y a évidemment du débat, et c’est justement ce qui fait l’intérêt d’un mouvement comme La France insoumise. On ne demande pas aux gens de renier ce qu’ils sont, et on ne fait pas de cette question une condition d’appartenance au mouvement. Après tout, à chacun son symbole ; si c’est avec un drapeau qu’on se sent représenté, pourquoi pas, c’est mon côté très « liberal. »
Il y a dix ans, j’avais une conception plus tranchée, je me « ramollis » peut-être, encore que… Je crois n’avoir jamais été sectaire sur le sujet. Au fond, la question, c’est celle de sa signification concrète au regard des positionnements. Est-ce que cela nous empêche de défendre une autre politique d’accueil ? Lors du discours de Marseille de Mélenchon en 2012, comme lors de celui de 2017, il y a du bleu-blanc-rouge partout, mais je suis d’accord sur le fond quand il dit qu’il « emmerde les racistes », même s’il ne le dit pas exactement comme ça. Et puis il y a dans notre mouvement une dimension internationaliste indéniable, concrète, et c’est ce qui importe.
© Photo : L’Internaute