« Incels », restriction de l’accès à l’avortement, refus de lutter contre les discriminations… En Europe comme en Amérique du Nord, les « backlash » des décideurs politiques et la violence misogyne de certains groupes militants montrent que les droits des femmes et plus globalement la place, dans l’espace public, des questions de genre trouvent leurs adversaires chez les tenants d’une obsession identitaire.
Le meurtre de 10 personnes, dont 8 femmes, par un homme, Alek Minassian, au volant d’une camionnette dans une rue de Toronto, le 23 avril dernier, a mis en lumière la communauté des « Incels ». Ces masculinistes expriment une haine des femmes et du féminisme et une jalousie vis-à-vis des hommes qui « ont du succès » auprès les femmes. Quelques-uns de leurs membres se sont réjouis sur les réseaux sociaux de l’acte d’Alek Minassian, qui se revendiquait « Incel ». Quelques minutes avant de foncer dans la foule, il avait posté sur son compte Facebook la phrase suivante : « La rébellion des Incels a déjà commencé. On va renverser tous les ‘Chads’ et ‘Stacys’. ». Les « Incels » (contraction, en anglais, de « célibataires involontaires »), tels qu’ils se nomment eux-mêmes, sont des hommes entre 18 et 35 ans environ, majoritairement blancs, qui estiment que les femmes sont responsables de leur célibat. Les « Chads » sont, dans leur imaginaire et leur vocabulaire, les hommes épanouis sexuellement, que les femmes, les « Stacys », convoitent.
L’un de leurs héros, auquel Alek Minassian a du reste rendu hommage sur Internet, est Elliot Rodget. En 2014, cet autre « Incel » avait assassiné six personnes en Californie pour faire savoir sa frustration vis-à-vis des femmes dont il ne pouvait obtenir les faveurs sexuelles. Il haïssait également les hommes « sexuellement actifs » avec la gent féminine. Mais au fond, ce que ces hommes ne supportent pas, c’est le décalage qu’ils ressentent par rapport aux normes de la masculinité hégémonique et aux stéréotypes hétérosexuels. Ils trouvent un exutoire à ce manque dans la violence. Les actes de Minassian et de Rodget sont de nature politique ; on ne peut se contenter d’attribuer leurs meurtres à un geste de « déséquilibrés ».
Des médias et des réseaux puissants sur Internet
Le masculinisme a fait d’Internet son « repaire », sa « grotte », selon le mot du sociologue Michael Kimmel, auteur de Angry White Men et plus récemment de Healing from Hate. How Young Men Get Into and Out of Violent Extremism, et auquel un militant a confié : « les femmes ont tout envahi (…) Il n’y a plus d’endroit où les hommes peuvent être tranquilles, entre eux, et parler de porno ! (…) Il nous reste Internet. » Une « manosphère » est ainsi née sur les réseaux sociaux et sur des forums comme 4Chan ou sur la plate-forme de discussions Reddit, qui relaient les idées masculinistes.
Ces lieux « virtuels » agissent comme des défouloirs à propos d’une virilité disparue et d’une féminité agressive. Aux États-Unis, ces hommes se reconnaissent par des sigles comme MRA (Men’s rights activists) ou MGTOW (Men going their own way). Internet offre à chaque individu de prendre sa place dans une ou plusieurs communautés, des « entre-soi » rassurants permettant une parole libre et valorisante – et, au besoin, de manière anonyme. Les masculinistes ont su en tirer profit.
C’est à l’animateur de radio ultra-conservateur Rush Limbaugh que l’on doit le néologisme « feminazis », largement repris. Sur le site étasunien d’extrême droite Breitbart News, l’avortement est comparé à l’Holocauste, la contraception rendrait les femmes « laides et folles » car leur motivation, par le contrôle de leur corps, serait de « devenir comme des hommes », donc de contrarier leur nature. On retrouve aussi des titres de discussion comme « préfèreriez-vous que votre enfant ait le cancer ou soit féministe ? » et, sur les discriminations dans l’emploi : « il n’y a pas de biais à l’embauche contre les femmes. C’est juste qu’elles sont nulles en entretien. » La présence des femmes dans l’armée, en politique, à la tête d’entreprises, en fait des monstres de la nature.
L’impression de marginalisation culturelle que les masculinistes éprouvent, ils la doivent à des critères stéréotypés de performance genrée, des codes traditionnels d’une masculinité hégémonique dont ils sont eux aussi victimes.
Aux arguments contre la place des femmes à des positions de pouvoir – sphère professionnelle, politique, médiatique – et contre leur absence de docilité dans la sphère familiale et intime, s’ajoute une fréquente violence verbale, voire une incitation à la violence physique – notamment au viol. Il existe chez ces hommes un fantasme de puissance, de contrôle, que les femmes leur auraient ôtés, alors qu’elles ne sont pour eux que des objets. Revient aussi cette idée de « droits » : le droit au sexe, à l’amour, à la domination. Ils se sentent comme « entitled to privilege » (Kimmel) : ils ont droit à des avantages qu’ils considèrent comme un dû.
Comme l’explique Kimmel, avec les évolutions sociétales qui ont accru les droits des femmes (et des minorités), « le jeu a changé mais plutôt que de s’interroger sur les règles, ils préfèrent éliminer les autres joueurs », comme si la société et l’économie fonctionnaient selon un jeu à somme nulle. Les masculinistes veulent créer un club fermé. Ils sont sur la défensive, pessimistes et tournés vers le passé plutôt que vers l’avenir. Néanmoins, l’impression de marginalisation culturelle qu’ils éprouvent, ils la doivent à des critères stéréotypés de performance genrée, des codes traditionnels d’une masculinité hégémonique qui impose des normes dont ils sont eux aussi victimes. Ils pensent la masculinité et la féminité comme deux données immuables, obéissant à des normes établies, et surtout bien distinctes, voire opposées.
Malaise identitaire… individuel et collectif
Leurs discours sont néanmoins performatifs en ce qu’ils trouvent un écho auprès de populations fragilisées, en manque de repères. Beaucoup sont en effet sensibles à ces idées sans pour autant être des militants masculinistes, loin s’en faut.
Certains médias et hommes politiques prennent alors le relais dans cette entreprise de manipulation. Comme l’a montré la politiste Wendy Brown dans Undoing the Demos. Neoliberalism’s Stealth Revolution, s’est mise en place progressivement depuis les années 1980 une convergence du néolibéralisme et de l’ultra-conservatisme : le rationalisme du premier s’est allié au moralisme du second. Les individus sont poussés à devenir rationalisés à l’extrême, et dépolitisés, ce qui contribue à les pousser dans les bras des marchands d’émotions.
La politique identitaire, c’est bien sûr la « race » et la religion. C’est aussi le genre. L’exemple de Donald Trump est extrêmement éclairant. Le caractère genré de son action ne se réduit pas à ses relations personnelles avec la gent féminine et aux accusations de viol et de harcèlement dont il fait l’objet.
Ses options et décisions politiques, son agenda, le choix de ses collaborateurs, la mise en scène de son pouvoir, le « style Trump » ont un point commun majeur : ils sont destinés à montrer que la masculinité hégémonique, telle que décrite par Raewyn Connell et James W. Messerschmidt, et qui vise la perpétuation d’un système patriarcal, est aux affaires et que, symboliquement, les hommes reprendront une place prétendument et indûment perdue du fait des progrès de l’égalité entre les femmes et les hommes. Trump souhaite délibérément réhabiliter, renforcer un modèle de société fondé et construit sur la domination masculine.
Il s’inscrit par ailleurs dans l’histoire contemporaine du parti républicain, dont fait partie la limitation des droits des femmes (inégalités salariales, discriminations dans le monde professionnel, limitation de l’accès à l’avortement), qui s’est manifestée pendant l’époque Reagan-Bush (père) – décrite par la chercheuse Susan Faludi comme un backlash (retour en arrière) – et qui s’est intensifiée avec la présidence de George W. Bush. Le parti, qui s’offusquait des propos sexistes de Trump pendant la campagne, a adopté durant l’été 2016 un programme profondément attentatoire aux droits des femmes avec, entre autres, une interdiction totale de l’avortement, quelles qu’en soient les circonstances.
Ce qui change avec Trump, c’est que la masculinité hégémonique se donne explicitement à voir, alors que, généralement, elle ne se questionne pas, voire passe pour être universelle – le féminin étant la marge. Mais comme elle s’estime menacée, elle a besoin de se réaffirmer. Avec Trump, la personnification de cette masculinité est exagérée, théâtralisée, « performée ».
De la Pologne à la Hongrie en passant par l’Autriche
Dans plusieurs pays européens, on constate la même dynamique assumée. Il y a quelques semaines, une émission de la télévision polonaise (voir photo ci-dessous) a été beaucoup commentée : c’est celle d’un débat entre sept hommes sur le projet de loi interdisant les interruptions de grossesse en cas de malformations ou maladie génétique du fœtus. Cette image en rappelle une autre : celle de Donald Trump, entouré de six hommes – et aucune femme – signant un décret mettant un terme aux subventions fédérales en faveur des associations œuvrant, dans le monde, à la santé sexuelle des femmes.
La Pologne, qui fait déjà partie des pays européens les plus restrictifs en matière d’accès à l’avortement, entend durcir un peu plus sa législation. Avec la nouvelle loi, l’IVG ne serait plus autorisée que dans deux cas : risque pour la vie ou la santé de la mère et grossesse résultant d’un viol et d’un inceste.
La conséquence en sera, comme l’histoire nous l’a montré, non pas une diminution des avortements mais une augmentation des avortements clandestins – pour les plus pauvres – ou à l’étranger – pour les autres – qui, selon des organisations féministes polonaises, s’élèvent déjà à un chiffre situé entre 80 000 et 130 000 par an.
En Hongrie, le premier ministre Viktor Orbán a imposé que soit inscrite dans les programmes scolaires l’idée que « les garçons et les filles n’ont pas les mêmes aptitudes intellectuelles. » Dans les manuels, les femmes sont présentées comme devant rester au foyer et faire des enfants. À l’affaiblissement de la liberté de la presse, à la remise en cause de l’indépendance de la justice s’ajoute donc, dans ce pays, la limitation des droits des femmes au nom des valeurs conservatrices.
Par ailleurs, si, en théorie, il est toujours possible d’avorter en Hongrie, il est désormais inscrit dans la « loi fondamentale » (qui a remplacé la Constitution) que « la vie humaine est protégée dès le moment de la conception. » Les cliniques proposant des avortements médicamenteux font l’objet d’enquêtes, tandis que celles qui se sont engagées à ne plus pratiquer d’IVG reçoivent des fonds publics supplémentaires. Les jeunes filles mineures enceintes sont incitées à garder leur fœtus, sans avoir besoin de l’accord des parents, ce qui n’est pas le cas si elles choisissent d’avorter.
En outre, les attaques verbales contre les universités se multiplient, notamment celles bénéficiant de fonds étrangers comme ceux issus de la philanthropie de George Soros car, selon Orban, l’on y « apprend que l’immigration illégale ou les ‘gender studies’, c’est bien. » La Hongrie traîne aussi des pieds pour ratifier la Convention d’Istanbul (Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique). Pour Szilárd Németh, le vice-président du Fidesz, le parti au pouvoir, « c’est le genre de convention qui incorpore des messages issus tout droit du monde communiste et attaquant le modèle traditionnel de la famille, qui essaie en quelque sorte de transplanter la philosophie du genre et nous ne pourrons jamais soutenir cela. »
Dans un nombre croissant de pays, les principes, voire les institutions démocratiques sont menacés par des pouvoirs autoritaires qui s’attaquent aux avancées féministes.
Au-delà du machisme individuel des hommes politiques, le retour en arrière sur les droits des femmes procède d’un projet politique traditionnaliste et nationaliste, parfaitement fantasmé : perpétuer la population blanche, supprimer l’immigration. C’est ce qu’explique le Lobby des femmes, qui fait l’objet d’enquêtes de la part du pouvoir hongrois : « Par les médias, on a appris que nous étions soupçonnés de financer des partis d’opposition, ou au moins de les aider, ou d’être des agences étrangères servant les intérêts d’autres pays », dit une militante. Droits des femmes, liens avec des intérêts étrangers… la théorie d’un complot contre la nation hongroise n’est pas loin.
En Autriche, un proche du FPÖ auquel le ministère des Transports avait préféré une candidate dans le cadre d’une promotion interne, a porté plainte pour discrimination sexiste. Il a eu gain de cause. En d’autres termes, la justice vient de considérer qu’un homme peut être victime de discrimination parce qu’il a raté une promotion au profit d’une femme.
Par ailleurs, le président de la section locale du FPÖ de la ville de Graz a publié sur Facebook une vidéo pour apprendre aux réfugiés à bien traiter les femmes. Alliant rhétorique sexiste et et préjugés racistes, Armin Sippel leur explique ainsi qu’il est interdit en Autriche de « regarder les femmes d’une manière provocante », de leur mettre la main aux fesses ou de toucher leur poitrine. Il les menace également : « Celui qui se rend coupable de cette infraction doit savoir que, chez nous, il y a un parti [un panneau sur lequel est écrit ‘FPÖ’ est alors brandi sur la vidéo] qui veillera à ce que ceux qui abusent de notre droit d’asile soient très vite ramenés là d’où ils viennent [une pancarte apparaît sur laquelle est dessiné un avion]. » Armin Sippel mime également, sur un mannequin coiffé d’une perruque blonde, certains gestes et parlent de « nos » femmes (« Pas touche à nos femmes ! »).
Ainsi, dans un nombre croissant de pays, les principes, voire les institutions démocratiques sont menacés par des pouvoirs autoritaires qui, en s’attaquant aux avancées féministes, se présentent comme des « hommes forts » capables de restaurer une identité perdue, du fait de la « négation de la civilisation, au nom d’une civilisation occidentale imaginaire », comme l’écrit le chercheur Oliver Nachtwey (1). Loin de s’essouffler, la dynamique ne fait que se renforcer et se combine à des mesures racistes. Par ailleurs, la dimension genrée, donc politique, de la motivation des auteurs de meurtres de masse demeure largement négligée par les pouvoirs publics.
(1) Oliver Nachtwey, « La dé-civilisation. Sur les tendances régressives à l’œuvre dans les sociétés occidentales », in Heinrich Geiselberger (dir.), L’âge de la régression, Premier Parallèle, 2017, p. 213.
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Ces questions, dans le cas polonais, seront abordées lors de la conférence intitulée « Pologne : agir dans une démocratie en errance », avec l’écrivaine Grażyna Plebanek, la productrice Gosia Plysa et la politologue Agnieszka Wiśniewska, et animée par Marie-Cécile Naves, pendant le European Lab Forum, à Lyon, le 9 mai 2018, dont Chronik.fr est l’un des partenaires. Voir le programme complet ici (inscriptions obligatoires).