- Kaya Sümbül (chercheur à l’Institut Français d’Etudes Anatoliennes) et Hadj Belgacem Samir (maître de conférences à l’Université Jean Monnet de Saint-Étienne) font partie des co-auteurs de : « L’épreuve des discriminations. Enquête dans les quartiers populaires » (PUF, 2021).
- Ils reviennent pour Chronik.fr sur certains points clefs de ce phénomène par trop nié par les pouvoirs publics, alors même qu’il sape la cohésion sociale et nationale.
1) Comment peut-on définir une discrimination ? Quelles sont les types de discriminations les plus répandues selon votre enquête ?
La discrimination renvoie à des traitements inégaux et illégaux du fait de critères prohibés. Le Code pénal en recense désormais vingt-cinq. Nous avons mené une enquête collective dans plusieurs quartiers populaires en France (Roubaix, Villepinte, Le Blanc-Mesnil, Vaulx-en-Velin, Lormont, Grenoble) et aussi au Royaume-Uni et en Amérique du Nord sur la manière dont les individus vivent la discrimination souvent au quotidien. Cette dernière désigne l’inégal accès à certains biens et services ou un traitement défavorable par une institution (par exemple de la part de la police, de l’école ou de l’administration). Cela peut se traduire le fait de se voir refuser un emploi, un logement ou un prêt bancaire, alors que son CV ou son dossier correspond au profil recherché, du fait de son origine supposée, de son adresse, de son appartenance religieuse, etc. La discrimination a par conséquent des incidences importantes sur les parcours de vie et les possibilités d’ascension sociale. Nous nous sommes particulièrement intéressés dans ce livre au processus de stigmatisation dont peuvent faire l’objet certains groupes. La stigmatisation renvoie aux attaques qui ciblent certains groupes du fait de traits négatifs qui leur sont associés. Parce qu’elles touchent à l’image de soi et de la personne, à sa dignité et sa valeur, la stigmatisation et les microagressions, qui pourraient paraître secondaires, ont souvent des incidences subjectives importantes tant elles incarnent une forme de violence symbolique. Le fait d’être associés à des « délinquants », des « terroristes », des « communautaristes », des « assistés » ou des « bicots » parce que perçus comme « noirs », « arabes », musulmans, pauvres ou habitants d’un quartier populaire a des conséquences symboliques fortes et des effets pratiques très concrets pour les individus. Parfois, cela conduit à la violence, quand des individus peuvent être frappés, molestés, voire tués du fait des stigmates dont ils sont l’objet. Notre enquête a porté une attention spécifique à trois critères de discrimination : ethnoraciales (liées à l’origine réelle ou supposée), territoriales (liée au lieu de résidence) et religieuses (liées à la culture et/ ou la pratique d’une religion, réelles ou supposées). C’est le premier critère qui est le plus fréquemment mentionné par les personnes rencontrées : il concerne plus de deux tiers des personnes interrogées en France et à l’étranger. Le critère religieux concerne un peu moins de la moitié d’entre elles. Les musulmans sont principalement touchés : un peu plus de 60% des musulmans ont rapporté au moins une expérience minorisante au critère de la religion (comme victimes ou témoins). Enfin, le critère territorial est signalé par plus d’un tiers des enquêtés en France.
2) Quelles sont les conséquences des discriminations subies ? La reproduction des inégalités est-elle liée à une reproduction des discriminations ?
La discrimination, par les différences d’opportunités qu’elle occasionne, affecte durablement les trajectoires de vie (parcours scolaires, résidentiels, ou professionnels), mais aussi les rapports à la famille, à la société ou à la religion. De nombreux enquêtés rapportent que l’expérience des discriminations en vient à modifier d’une façon durable leur rapport aux autres. Elle produit un mal-être ou une forme d’inquiétude, qui se traduit parfois par un repli sur soi. Plusieurs enquêtés (une vingtaine en tout) évoquent directement une sensation de mal être intense : dépression, sentiment d’étouffement, impression d’une « usure » ou d’une fatigue chronique, perte de confiance et d’estime de soi. Ils décrivent également une démotivation et une « distance au monde » : difficulté à se projeter dans l’avenir ou à se concentrer, démoralisation ou démotivation scolaire. Il faut aussi préciser que les discriminations ont des effets sur le sentiment d’appartenance à la communauté nationale. De nombreux enquêtés ont évoqué un déni de francité, c’est-à-dire qu’ils avaient le sentiment de ne pas être de ne pas être considérés, perçus et traités comme Français par le reste de la société.
Toutes les inégalités ne sont pas liées à des pratiques discriminatoires et toutes les discriminations ne sont pas illégales. On peut néanmoins avancer que la reproduction des inégalités est en partie liée à la reproduction des discriminations. Les discriminations scolaires notamment à l’orientation peuvent avoir des effets déterminants qui viennent se cumuler aux inégalités sociales de réussites scolaires. Par exemple on peut considérer que les personnes qui accèdent inégalement à certains logements en fonction de leurs ressources mais il est différent du fait de se voir refuser à un logement en raison de ses origines ethno-raciales.
3) Existe-t-il une véritable politique publique de lutte contre les discriminations ? Peut-on parler d’une culture du déni de ce phénomène social ?
Pour le moment, il n’est pas possible de parler d’une politique publique de lutte contre les discriminations à l’échelle nationale. En effet, l’État n’a pas engagé de programme spécifique qui ciblerait des axes prioritaires et se déclinerait aux différents niveaux de l’action publique. Au cours de notre enquête, nous avons étudié des collectifs et associations qui pouvaient porter des actions de sensibilisation et d’éducation à la lutte contre les discriminations, mais ces structures et militants bénéficient en générale d’un faible soutien politique comme financier. Nous avons été attentifs aux dispositifs locaux mis en place dans quelques rares municipalités. Des diagnostics, des plans de lutte ont pu être initiés dans certains cas, mais sans parvenir à se traduire par de véritables programmes faute de volonté politique pérenne, mais aussi de financements dédiés.
Des responsables associatifs nous ont fait part de difficultés voire de l’impossibilité à aborder le sujet des discriminations ethnoraciales avec les élus ou l’administration municipale. Le déni peut se traduire par une sous-estimation du phénomène ou de ces conséquences. Parfois, le sujet est considéré comme sensible politiquement et certaines municipalités préfèrent se saisir de l’égalité homme/femme ou du handicap et laisser de côté les discriminations ethnoraciales ou religieuses. Dans certains cas, les discriminations sont même opposées les unes aux autres. Pourtant, les études scientifiques et rapports (HALDE, Défenseur des Droits, etc.) soulignent avec régularité qu’elles arrivent en tête des priorités pour nombre de citoyens. Il est urgent d’en finir avec une approche antagoniste des différentes formes de discrimination et de mettre en œuvre une approche intégrée et collaborative. De ce point de vue, l’inaction de l’État sur ce sujet dont les conséquences sont extrêmement lourdes pour des millions d’individus pose évidemment question.
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« L’épreuve de la discrimination. Enquête dans les quartiers populaires »,PUF, 2021Auteurs : Hélène Balazard, Samir Hadj Belgacem, Marion Carrel, Sümbül Kaya, Anaïk Purenne, Guillaume Roux et Julien Talpin