– Fatma Bouvet de la Maisonneuve,
psychiatre et essayiste, auteure de « Une Arabe en France », chez Odile Jacob
Nous ne sommes pas égaux devant le confinement. La crise sanitaire multiplie les inégalités de condition et de traitement, pour mieux dévoiler la réalité du temps ordinaire. La surmortalité en Seine-Saint-Denis l’atteste.
D’un côté, une série de rapports publics et d’études universitaires pointent les uns après les autres le déficit de services publics et d’infrastructures dans les quartiers populaires, mais aussi les discriminations à l’embauche[1], au logement[2], au contrôle policier[3] ou même à l’école[4] subies par leurs habitants Noirs et Arabes. De l’autre, cette réalité implacable est confrontée à un profond déni (justifiant l’inaction) qui s’exprime sous la forme d’un ensemble d’injonctions : « Arrêtez avec vos victimisations », « cessez les pleurnicheries », « vous exagérez toujours », « si ça ne vous plait pas, rentrez chez vous ! ». C’est cette dernière injonction qui illustre probablement le mieux le déni dans lequel la République française se drape depuis des décennies, même en période de crise sanitaire. ..
La rhétorique du déni mène soit à la minimisation et à la banalisation soit à l’intimidation et à la mise en doute de ce qui est évident. Bref elle nous place dans une posture perverse où le discours général nous manipule en nous dictant ce que nous devons penser et ressentir ou plus exactement ce que nous ne devons ni penser ni ressentir. Ainsi, il ne faudrait pas réagir aux discriminations … Seulement, elles existent partout dans le monde, y compris en France et y compris pendant cette crise absurde que nous subissons. Il y a une dissonance émotionnelle : « Il m’est interdit d’être en colère contre une situation injuste car on me dit qu’elle relève de la norme » et elle est génératrice de tensions psychiques et physiques insupportables.
Qu’est ce que nous dit la psychanalyse du déni ? Le déni est l’action de refuser la réalité d’une perception vécue comme dangereuse ou douloureuse pour le moi. C’est ce qu’on appelle un mécanisme de défense, un moyen de protéger son intégrité psychique face à l’insupportable. Le déni est une réponse au traumatisme, il protège le moi, mais au prix d’une remise en question du monde extérieur et de la réalité tangible qu’il apporte.
Le Covid, comme toutes les crises, amplifie les faits de société, y compris les discriminations de toutes sortent qui nous sautent alors aux yeux. C’est un traumatisme. Aussi je vous propose de le voir à travers la réponse de la société par le déni.
Le déni, c’est d’accuser immédiatement les résidents des quartiers populaires, en Seine Saint Denis, par exemple, de ne pas observer le confinement et de devenir vecteurs du virus, sans avoir d’abord réfléchi à la raison pour laquelle ces personnes sortent de chez elles. La perversion du système, c’est qu’on s’habitue à ces faux procès et que les indignations perdent de leurs énergies. On attend que ça passe jusqu’à la prochaine attaque. On doute, même : « Mais oui, c’est vrai, ils sont nombreux dans les rues, ils ne devraient pas. » Heureusement, certains réfléchissent et s’obstinent. Ils nous apprennent alors que si beaucoup de personnes sortent c’est aussi parce qu’elles exercent les métiers indispensables à la nation en temps de crise. Les autres obéissent aux recommandations gouvernementales et s’il leur arrive de passer outre c’est dans la même proportion que ceux des quartiers chics, seule la sanction diffère. Oui, les petites mains de la France résident dans des quartiers populaires et le pays ne peut pas se passer d’elles. Elles accomplissent avec honneur et courage, rendent service au pays au péril de leurs vies.
Le déni c’est de ne pas se demander comment de jeunes policiers s’adonnent à ce qui ressemble à une ratonnade, aujourd’hui au 21e siècle, chez nous. La perversion du système est le fatalisme qui consiste à théoriser : « Comme d’habitude, ils ne seront pas punis », « ça a toujours été comme ça, pourquoi ça changerait ? » L’homme sain d’esprit est hanté, pendant des jours, par les cris de cette personne sortie des flots de la Seine et qui subissait ce qu’on n’aurait pas fait vivre à un animal. Certains de ceux qui ont vécu ou vivent dans ce type d’environnement vous diront que ce genre de traque est fréquent, que ces insultent sont habituelles et que, puisque les forces de l’ordre votent pour une bonne partie d’entre eux pour le RN, on ne pourra donc jamais espérer la paix. Les accoutumés des faits ont malgré tout l’espoir que les nouvelles technologies révèleront ouvertement ces bavures et que d’autres personnes prendront la parole à leur place parce qu’eux se sont usés à force d’alerter.
Le déni c’est lorsqu’une grande chaine de télévision somme, en toute impudence, un ancien ministre aujourd’hui président de région et qui leur résiste, de désigner une catégorie précise de la population comme l’obstacle à la prévention de la pandémie. Cette séquence n’aura même pas l’honneur de figurer dans un bêtisier, elle est déjà partie aux oubliettes.
Le déni c’est de reléguer en fin de soirée des œuvres de fictions ou des documentaires pédagogiques sur l’histoire migratoire en France alors qu’on en connaît l’impact sur l’imaginaire collectif. Programmés plus tôt, ils pourraient accompagner un grand débat entre la France et ses anciennes colonies sur leur passé commun pour permettre de comprendre pourquoi certains se retrouvent ensemble dans ce pays et le font avancer. Cela aurait appuyé la volonté du candidat Macron de réparer ce vide lorsqu’il a évoqué les crimes contre l’humanité au sujet de la guerre d’Algérie et cela aurait permis de surmonter la pusillanimité des politiques. Mais les espoirs ont vite été rattrapés par le déni collectif, bien plus fort encore aujourd’hui, sur ce sujet, que la prise de conscience d’un individu, tout futur président qu’il était. Beaucoup ne savent toujours pas pourquoi des étrangers sont venus en France et y ont fait des enfants. Bon nombre de ces derniers, ont heureusement bénéficié de l’école de la République et ils prétendent aujourd’hui à leur place légitime en tant que Français. Alors, il leur arrive souvent de s’entendre dire qu’ils n’ont plus à se préoccuper de discrimination puisqu’ils ont réussi : « cessez cette victimisation ! » Si la République avait entamé ce travail pédagogique depuis des décennies, elle ne serait pas, aujourd’hui, prise au piège du temps qu’elle a laissé passer et de la complexité croissante du sujet. La procrastination des individus est un défaut mais celle d’un pays est une forme de pourrissement.
Le déni c’est qu’en cette période où de nombreuses décisions solidaires et justes sont prises, on ne revisite pourtant pas le statut des médecins à diplômes étrangers, malgré une pétition très signée. Leur sort est peu enviable. Pendant la crise et depuis bien avant, ils sont sur le front et font fonctionner de nombreux services de l’hôpital public tout en étant moins bien rémunérés que leurs collègues à diplôme français. Il semble normal, comme cela se passe dans de très nombreux pays, qu’ils valident leurs connaissances. Seulement là où le bât blesse et ne peut nous empêcher de penser à une forme de discrimination institutionnelle, c’est qu’ils sont embauchés avant d’avoir passé les épreuves et qu’ils endossent les mêmes responsabilités que leurs collègues sans être reconnus comme leurs égaux et tout cela avec la bénédiction du ministère de la santé. Comment ne pas souligner la perversion d’un système qui, sans honte, utilise, broie et méprise des individus qu’il tente de convaincre que tout va de soi. Peut-être pense-t-on que les applaudissements de 20 heures suffiront à leur faire oublier cette injustice incompréhensible.
Vivre avec l’autre différent, cela relève de l’évidence pour une majorité des citoyens, le cosmopolitisme est un des emblèmes de la France d’aujourd’hui. Seulement, lorsque nous écoutons le discours général actuel, les propos d’une minorité bavarde constituent un bruit de fond toxique et manipulateur qui incitent certains individus, parfois malgré eux, et d’autres prédisposés, à basculer dans le racisme et la xénophobie.
L’image de la France s’est construite à travers le rayonnement de la pensée des Lumières. Penser et réfléchir sauvent des vies et redonnent leur dignité aux personnes. Il existe des personnes qui s’y attèlent, construisent, participent, ne perdent pas confiance, gardent patience. Il semblerait que la République, à travers nombre de ses représentants, ait négligé l’ardente nécessité de penser la complexité de ce qui la constitue. En effet, il est toujours plus facile de rester dans le déni que de réaliser le travail de vérité qui nous permettra de sortir de l’impasse. « Partez chez vous, ce que vous vivez nous est insupportable à voir », « cachez-moi ces inégalités que je ne saurais voir », pourrait dire la République, en référence à une des plus belles illustrations littéraires du déni au pays de Molière.
[1] Voir récemment l’étude réalisée par une équipe de chercheurs de l’université Paris-Est Créteil à la demande du gouvernement (et dont les résultats ont été révélés par France Inter le 8 janvier 2020), commandée par le gouvernement, qui montre que plusieurs grandes entreprises françaises pratiquent « une discrimination significative et robuste selon le critère de l’origine à l’encontre du candidat présumé maghrébin ». Cette étude, fait suite à une campagne de tests anonymes menée entre octobre 2018 et janvier 2019 auprès de 103 grandes entreprises parmi les 250 plus grandes capitalisations de la bourse de Paris.
[2] Selon l’enquête basée sur la méthode du testing menée par SOS Racisme et rendue publique le 7 mai 2019, « Un profil asiatique a 15 % de chance en moins d’avoir un logement qu’une personne d’origine française ancienne, une personne d’origine maghrébine a 28 % de chance en moins et une personne ultramarine ou d’Afrique subsaharienne a 38 % de chance en moins ».
[3] « 80% des personnes correspondant au profil de “jeune homme perçu comme noir ou arabe” déclarent avoir été contrôlées dans les cinq dernières années», souligne l’étude du Défenseur des droits sur les contrôles d’identité, publiée le 20 janvier 2017. En novembre 2016, la Cour de cassation a définitivement condamné l’État pour contrôle d’identité «au faciès».
[4] Lire Dhume Fabrice, « Pour une reconnaissance du racisme et des discriminations raciales à l’école », Raison présente, 2019/3 (n° 211), p. 17-25
- Peinture : « L’Homme au chapeau melon » de René Magritte (1964).
Nabli Béligh
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