La volonté d’union, prônée par notre classe politique, n’est-elle qu’un vain mot ? Dans la majorité actuelle comme dans les autres partis de gouvernement, les projets comme les programmes semblent bien plutôt mettre au jour un inéluctable effet de divisions, de clivages socio-économiques, territoriaux ou générationnels. Le souhait de rassembler ne se décrète pas quand on est aux affaires. Mais il se récupère, au FN.
Peut-on encore trouver, étonnement accrochée et défraîchie sur un mur loin de tout passage, d’une de ces villes françaises qui souffrent de la désaffection irrémédiable de leurs centres, l’affiche de Jean-Marie Le Pen de 1986, barrée du slogan « Français, libérons la France » et marquée du sceau « Avec Le Pen, Rassemblement national » ?
Ses équipes l’ont-elles montrée à Marine Le Pen, cette affiche quand l’héritière du Front national leur a annoncé sa décision de proposer à ses militants comme nouveau nom du parti d’extrême droite, « Rassemblement national » ? S’est-elle alors dit qu’elle ne parviendrait jamais à échapper à la rhétorique paternelle (ce à quoi elle ne parviendra jamais, soit dit en passant et même à coups médiatiques de nouveaux noms ou de nouveaux logos, tant qu’elle promouvra les mêmes projets de fermeture et de rejet de l’autre) ?
Ou a-t-elle balayé ce souvenir d’un temps qu’elle voudrait tellement autre d’un revers de la main ? Si fière de sa trouvaille : s’approprier la thématique du rassemblement dans une France que le nouveau Président de la République a choisi d’entraîner à marche forcée vers le modèle des premiers de cordée.
LA SÉCESSION DES PREMIERS DE CORDÉE
Indépendamment de la méconnaissance de la pratique de l’alpinisme qu’elle traduit (espérons-le en tout cas, car les premiers de cordée sont aussi en montagne ceux parfois chargés de couper la corde), cette image des premiers de cordée promue par le chef de l’État pose en effet une difficulté réelle, que l’exercice de communication de Marine Le Pen lors du congrès de « refondation » de son parti met crûment en exergue : elle tend à cliver la société en deux. Il y a d’un côté ceux qui en sont (par définition une minorité), et de l’autre tous ceux qui n’en sont pas (la majorité des Français).
Aller plus loin : « Marine Le Pen, une ambition internationale non maîtrisée ».
Même si, dans un modèle économique qui n’a encore jamais fait ses preuves dans les faits, la richesse de la toute petite minorité ruisselait réellement au bénéfice de l’ensemble de la société, il n’en resterait pas moins que notre croissance serait fondée non pas sur l’amélioration de la situation de tous mais sur la réussite de quelques-uns et les quelques miettes que s’en partageraient les autres. Et, en réalité, l’étude de Jérôme Fourquet sur les classes favorisées publiée pour la Fondation Jean-Jaurès en février dernier montre que cette élite censée tenir le rôle de premiers de cordée a, en France, fait sécession depuis le milieu des années 1980.
Paradoxalement, l’effort de solidarité intergénérationnelle demandé par le Président de la République aux retraités, pour justifier la baisse de pouvoir d’achat qu’entraîne pour eux la hausse de la contribution sociale généralisée (CSG), repose sur la même conception clivante de la société française. Alors que les générations actuellement à la retraite sont loin d’être des générations de nantis – n’oublions pas que les plus de 75 ans (qui représentaient en 2016 près d’un Français sur dix) ont connu la Seconde Guerre mondiale[1] –, ce n’est pas tant l’idée d’une solidarité intergénérationnelle qui marque les esprits qu’une conception de la société coupée en deux. Les anciens privilégiés, d’une part, et les plus jeunes qui seraient par là même en droit d’attendre de leur part un effort financier particulier, de l’autre.
On devrait s’inquiéter, chez les principales figures politiques de notre pays, de proposer des projets et d’apporter des réponses aux besoins de tous les électeurs.
Au-delà de la bataille de communication que le gouvernement est loin d’avoir gagnée pour imposer une telle image, cet effort de com’ gouvernementale laisse une impression étrange au moment même où la réalité dramatique de nos EHPAD (Établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes), du quotidien de nos anciens qui y vivent et de nos soignants qui y font tout leur possible (malgré le manque criant de moyens) pour travailler dans le respect de la dignité des résidents, devient une évidence pour chacun.
Les EHPAD disent beaucoup aujourd’hui des conceptions de la société portées par les différentes sensibilités de notre classe politique. La discussion engagée, lors de la campagne présidentielle de 2017, par François Fillon avec des soignantes, totalement épuisées par leur quotidien, d’un EHPAD de Bry-sur-Marne lors d’un passage à « L’Émission politique » de France 2, a été symptomatique d’une droite française insensible à la réalité de la prise en charge des personnes âgées dépendantes.
DE DÉSUNIONS EN ABANDONS
Quel triste tableau que notre paysage politique en ce début d’année 2018. Un Président de la République premier VRP des premiers de cordée. Des « Républicains » dont l’aile majoritaire court derrière l’extrême droite (Nadine Morano n’hésitant pas, il y a quelques jours, sur le plateau de Jean-Jacques Bourdin, à insinuer que l’augmentation du budget dédié à la politique d’asile se faisait au détriment des moyens consacrés au troisième âge), et dont l’aile plus modérée a pris la décision de se réfugier sur le seul Aventin des régions qu’elle gouverne.
Au final, à droite, au fil des décennies, le Rassemblement pour la République (RPR) de Jacques Chirac a laissé place à l’UMP (d’abord Union pour la majorité présidentielle, puis pour un mouvement populaire), avant qu’elle-même ne cède la sienne à un parti « Les Républicains » qui porte, dans sa dénomination même, le principe de la distinction entre ceux qui en seraient et ceux qui n’en seraient pas.
Et de l’autre côté de l’échiquier ? La gauche socialiste semble avoir abandonné toute ambition de refondation idéologique pour se consacrer au seul débat sur l’héritage – à assumer ou à rejeter – du quinquennat de François Hollande (c’est en tout cas la forte impression laissée par le débat télévisé entre les quatre prétendants au poste de Premier secrétaire). Et la France Insoumise paraît quant à elle décidée à concentrer ses coups sur les choix éditoriaux des principaux médias.
On ne s’étonnera pas, dans ce paysage sinistré, de voir Marine Le Pen – dont l’idéologie politique est pourtant fondée sur le rejet et la culture du ressentiment – s’octroyer sans vergogne le flambeau du rassemblement politique en France. Mais l’on devrait s’en inquiéter. Comme on devrait s’inquiéter, chez les principales figures politiques de notre pays, de proposer des projets et d’apporter des réponses aux besoins de tous les électeurs, plutôt que de se contenter de stigmatiser (stratégie vouée à l’échec depuis près de 35 ans maintenant) le vote de ceux qui pensent qu’il n’y a plus de solutions à trouver qu’aux extrêmes.
[1] Ce que paraît totalement ignorer le porte-parole de l’Élysée, Bruno Roger-Petit, lorsqu’il déclare, à propos des plus de 65 ans : « Quand on appartient à une génération qui n’a pas connu la guerre et a bénéficié du plein-emploi, on ne peut pas être insensible à la solidarité intergénérationnelle. ». Reste à savoir s’il s’agit de sa part d’ignorance ou de mauvaise foi.
© Photos : Flickr (Miro) et Wikimedia Commons
Agathe Cagé
directrice adjointe du cabinet des ministres de l’éducation nationale de 2014 à 2017, avant de
devenir secrétaire générale de la campagne de Benoît Hamon, candidat à l’élection
présidentielle. Elle préside le think tank Cartes sur table, qu’elle a cofondé...
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