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Une histoire à ne pas manquer

Les polémiques sur l’enseignement de l’histoire doivent être l’occasion de poser les questions essentielles du rôle social et politique de cette dernière et des usages que l’on en fait, à l’École et au-delà, par exemple dans le champ politique.

Lire la parole forte et engagée de l’historienne Suzanne Citron est plus qu’un réconfort en sortie d’un plateau de télévision où Alain Finkelkriaut n’a pour seul modèle que l’École fantasmée du jeune Albert Camus et croit pouvoir construire l’intégralité d’une argumentation sur sa méconnaissance de la nature des activités périscolaires (l’étymologie du préfixe péri- prenant pourtant sa source dans ce grec ancien que ce « philosophe » affectionne tant).

La préface de Suzanne Citron à la deuxième édition de La fabrique scolaire de l’histoire, que les éditions Agone publient sous la direction de Laurence de Cock, ne brosse pourtant pas dans le sens du poil les rejetons du système des grandes écoles et des classes préparatoires dont je suis, fruits d’une École française pensée par et pour les initiés à partir de son sommet quand elle devrait l’être à partir de sa base. Hauts fonctionnaires, énarques, polytechniciens sont pour l’historienne, au regard du « moule » uniforme dont ils sont sortis, incapables d’avoir « ni le recul pour un examen critique du fonctionnement de l’État, ni l’audace sacrificielle nécessaire à la mise en cause d’un système dont ils sont partie prenante ».

DÉFIANCE VIS-À-VIS DE L’ÉCOLE ET RÉFLEXES CORPORATISTES

La toute-puissance française de ceux que Pierre Bourdieu appelait la noblesse d’État est certes loin d’être le seul frein à une transformation en profondeur du système scolaire fondée sur une approche bienveillante et la recherche de la réussite de tous les élèves – le premier frein étant sans aucun doute le sentiment de défiance dans l’École que les discours conservateurs et passéistes ont contribué à diffuser dans toute la société. Mais cette toute-puissance n’est pas sans lien avec certains réflexes corporatistes.

L’hostilité d’un panel d’éditocrates, académiciens et historiens de garde a malheureusement plus de poids dans le débat public français que la parole des enseignants.

L’avant-propos de Laurence de Cock à cet ouvrage collectif, auquel contribuent dix autres membres du collectif Aggiornamento histoire-géographie, est également direct dans ses reproches, en bonne partie justifiés, adressés aux concepteurs des programmes d’histoire de l’école et du collège de 2015, et peut-être plus encore à ceux qui ont acté leur version définitive[2]. Peut-on vraiment parler, comme elle le fait, d’un résultat aux allures de « compromis indigeste » ? Ou s’agit-il plus simplement de l’échec d’un coup de poker qui a tenté de proposer dans un premier temps, de façon un peu trop audacieuse, une approche de l’enseignement de l’histoire pensée pour le début du XXIe siècle plutôt que pour celui du XXe ?

L’« hostilité d’un panel d’éditocrates, académiciens et historiens de garde » a malheureusement plus de poids dans le débat public français, ainsi que le regrette Laurence de Cock, que la parole des enseignants. Quand l’histoire n’est pas instrumentalisée par le politique – à l’image des tentatives multiples de Nicolas Sarkozy –, les réflexions sur son enseignement sont encore le plus souvent capturées par des penseurs auto-déclarés qui semblent pourtant avant tout consacrer leur énergie à oublier de penser.

POSER LA QUESTION DES USAGES DES SAVOIRS HISTORIQUES

Les auteurs de la deuxième édition de La fabrique scolaire de l’histoire, eux, mettent à distance les faux débats et posent les « bonnes » questions. Non pas celles du nombre de mentions de Napoléon dans un programme de collège, mais celles susceptibles de faire réfléchir les citoyens sur la place et la fonction de l’histoire dans notre société, celle des pratiques de classe, des échelles et des approches privilégiées de l’histoire scolaire, celle de l’enseignement de l’histoire globale, celle également des usages des savoirs historiques.

Françoise Lantheaume nous éclaire sur l’enseignement du fait colonial, « l’un des domaines où l’enjeu du lien entre histoire scolaire et fabrication d’identité s’exprime de la manière la plus forte ». Saisissant l’« espace de liberté » offert par les programmes d’enseignement moral et civique de 2015, Véronique Servat présente une séquence de travail avec des élèves de cinquième sur l’histoire de l’immigration à travers l’exemple de la marche de 1983 pour l’égalité et contre le racisme ; il faut dans ce chapitre voir absolument la reproduction des panneaux créés par les élèves, leçon de classe donnée à tous les contempteurs de l’École et à tous les déclinistes. Alors qu’il est devenu un véritable problème de société, Servane Marzin nous offre, quant à elle, quelques pistes historiennes pour déjouer le complotisme en classe.

 

Est-ce parce qu’ils sont chercheurs et enseignants, au contact, pour plusieurs d’entre eux, de nos collégiens et de nos lycéens, à Saint-Denis, La Réunion, Paris, Aubervilliers, Montreuil, Thonon-les-Bains, que les auteurs de cet ouvrage ne perdent ni leur temps, ni celui de leurs lecteurs, à polémiquer sur le défaut d’exhaustivité des programmes (qui est un des angles d’attaque privilégiés des éditorialistes qui n’ont aucune conscience de qu’est le métier d’enseignant, ni de ce qu’est une classe) ?

Qu’ils ne s’attardent pas à opposer enseignement de l’Islam et enseignement du Christianisme ? Et qu’ils ne regrettent pas une prétendue « absence des Lumières » dans des programmes dont un des thèmes est dédié à l’Europe et au monde du 17e au 19e siècles ? Il faut lire La fabrique scolaire de l’histoire (cette deuxième édition et les articles téléchargeables sur le site d’Agone de la première) pour comprendre les tensions véritables et réelles qui traversent cet enseignement, et s’interroger intelligemment sur les possibilités de les dépasser. Il faut lire La fabrique scolaire de l’histoire parce qu’elle nous parle du besoin de savoir. Et de l’urgence de la critique.

 

 

Laurence de Cock (dir.), La Fabrique scolaire de l’histoire (2e édition), Agone, 2017. Avec les contributions de Géraldine Bozec, Vincent Capdepuy, Vincent Casanova, Hayat El Kaaouachi, Charles Heimberg, Samuel Kuhn, Françoise Lantheaume, Patricia Legris, Servane Marzin et Véronique Servat.

[2] Est-ce « par peur d’attiser les tensions avec la nébuleuse conservatrice et nostalgique d’une École mythifiée » que le cabinet de Najat Vallaud-Belkacem (dont j’étais), aurait, comme l’avance Patricia Legri dans un chapitre dédié à l’écriture des programmes, « [renoncé] à l’introduction d’une plus grande souplesse des programmes (…) ainsi qu’à l’introduction des nouveautés historiographiques » ? C’est une lecture des faits qui oublie la conduite d’un débat associant l’ensemble des parties prenantes qui s’est voulu le plus constructif possible, comme les divergences d’approche qui peuvent exister chez les enseignants eux-mêmes (et que traduisent les positions parfois éloignées du collectif Aggiornamento et de l’association des professeurs d’histoire-géographie).

© Photo : Pixabay

Agathe Cagé

Agathe Cagé

est politiste. Ancienne élève de l’ENS et de l’ENA, elle a été conseillère puis
directrice adjointe du cabinet des ministres de l’éducation nationale de 2014 à 2017, avant de
devenir secrétaire générale de la campagne de Benoît Hamon, candidat à l’élection
présidentielle. Elle préside le think tank Cartes sur table, qu’elle a cofondé...
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