- La visibilité de l’islam, y compris dans le monde du travail (entreprises, services publics, associations), est source de fantasme. La recherche et les études sociologiques n’en sont que plus nécessaires pour saisir les réalités constitutives du fait religieux, en général, et de la pratique de l’islam, en particulier.
- Pour nous éclairer, Chronik a réalisé l’interview de Hicham Benaissa, sociologue praticien, rattaché au laboratoire du GSRL (EPHE-CNRS). Il est l’auteur de l’ouvrage : « Le travail et l’islam. Généalogie(s) d’une problématique », paru en novembre 2020 aux Éditions du Croquant.
- Y-a-t-il une évolution de la perception des musulmans en France ? Leur ancrage dans la durée et leur visibilité sont-elles les principales sources de crispation autour de l’islam en France ?
Il me semble en effet que le moment politique très inquiétant que nous traversons actuellement, dominé par les idées d’extrêmes droites, dans lequel l’ « islam » est érigé en menace de l’intérieur, ne doit pas être isolé de la séquence historique dans laquelle il s’inscrit.
Etant entendu que l’usage public de la catégorie d’« islam » dépasse largement sa simple définition religieuse, elle comprend différentes figures à la fois : le croyant ou non, le migrant en passant par le jeune de banlieue et la femme voilée. Cet usage très extensif, et donc très confus, de cette catégorie, permet à, à peu près, n’importe qui de pouvoir dire, à peu près, n’importe quoi sur la question de l’islam aujourd’hui. Et c’est ce qui rend d’ailleurs les débats publics sur ce sujet impossible et exécrable, les précautions méthodologiques élémentaires de tout intellectuel un peu sérieux (chercheurs ou journalistes) – définir les termes, délimiter et discerner les objets, questionner la méthode, etc. – ne sont absolument pas respectées.
Pour revenir à votre question, je commencerais d’abord par dire que je ne mésestime pas du tout l’effet des attentats sur la perception des musulmans en France, j’ai pu moi-même le constater sur mes différents terrains, il est réel. Mais cette relation est d’ordre de la corrélation aggravante davantage que de la causalité. Il me semble qu’on peut situer, au début des années 1980, la scène historique fondatrice d’un certain type de relation entre les immigrés issus du Maghreb et leurs enfants avec la société française – on ne les appelait pas encore totalement « musulmans » à ce moment-là. Pour deux raisons essentielles, l’une économique et sociale, l’autre politique et symbolique.
Economique et sociale parce que le monde du travail change de visage et prend celui du néolibéralisme, à partir de ce qu’on a appelé « le tournant de la rigueur » en 1983. Jusqu’à la fin des années 70, la figure du travailleur immigré, dévouée aux métiers les plus difficiles, était très importante au système industriel français d’après guerre. Elle était si importante que les directions d’entreprises ainsi que le personnel politique encourageaient très fortement l’adaptation du rythme du travail aux pratiques religieuses des travailleurs immigrés (création de salles de culte, aménagement des horaires pendant le ramadan, etc.). Mais, à partir du début des années 80, et le tournant de la rigueur, le travailleur immigré n’est plus si important et donc il dérange, surtout lorsqu’il se syndique et s’implique dans les luttes ouvrières[1].
Deuxième raison qui lui est corollaire, c’est la relation politique et symbolique que ce groupe social entretient avec la société française. Malgré quelques dernières tentatives désespérées, c’est au début des années 1980 qu’on en finit véritablement avec le « mythe du retour », ce « mensonge collectif » disait Sayad qui consistait à croire et à faire croire que la présence de cette immigration était temporaire, qu’elle était destinée à rentrer sur la terre des origines. En 1983, la marche pour l’égalité et contre le racisme, vient en quelque sorte rompre symboliquement avec ce mythe, d’abord en protestant contre les crimes racistes dont les jeunes issus de l’immigration étaient victimes, puis en affirmant publiquement leur volonté d’être reconnu comme des Français à part entière. Cette marche a débouché sur la création en juillet 1984 de la carte de résidence de 10 ans qui vient stabiliser le sort des familles immigrées en France. C’est véritablement un tournant car cela vient officialiser leur sédentarisation, ce qui va immédiatement modifier la nature de leur statut politique et symbolique en France.
C’est par conséquent à la jonction de ces deux phénomènes, transformation profonde du monde du travail et stabilisation officielle des familles immigrées en France, que leur présence va s’ériger comme « problème public » (rappelons que le FN fait une percée électorale en 1983 sur la question migratoire). Il me semble que c’est à partir de cette période que la lecture ethniciste et religieuse va progressivement dominer le champ du pouvoir. En 1984, pour la première fois, des membres du gouvernement socialiste, accusent certains des travailleurs immigrés qui ont participé activement aux grèves de l’automobile de 82-83 d’être des « islamistes ». Autre exemple, symbolique mais extrêmement significatif, le journal Libération rebaptise, dès son lendemain, la marche pour l’égalité « la marche des Beurs », sans qu’à aucun moment les marcheurs ne se soient nommés ainsi.
Cette séquence, dans laquelle nous sommes encore, je propose de l’appeler dans mon livre, « la mythification des origines ». En gros, c’est l’idée que ce groupe social bien particulier, qu’on prend régulièrement en objet de polémiques depuis 40 ans, devait partir mais il est resté, et resté avec le stigmate des raisons pour lesquelles il devait partir, à savoir leurs supposés « origines » infranchissables (culturelles, nationales, religieuses, etc.).
Il faut tout de même bien faire le constat que nous n’arrivons pas à les regarder et à les désigner autrement que par référence à leurs « origines », façon de les assigner, à ce qu’il y a d’étrange et étranger en eux. D’ailleurs que veut donc dire d’autres que « beurs », « issu de l’immigration », « musulman », « diversité », « minorité », etc., toutes ces notions qu’on utilise dans le privé comme en public pour parler de ce groupe qu’on n’arrive pas à nommer, si ce n’est qu’on cherche à masquer ce que précisément on montre en l’euphémisant, à savoir la particularité de leurs origines. Quel enfant d’immigré, né en France, n’a jamais eu à répondre à la question : « tu es de quel origine ? ».
Je pense sincèrement que cette entreprise, quasi-incessante, d’assignation aux origines, bienveillante ou malveillante, dont on atteint en quelque sorte aujourd’hui le stade final, avec la probabilité que l’extrême droite accède au pouvoir en 2022, dissimule, en creux, le problème politique véritable posé par la présence de ce groupe en France, qui n’est plus aujourd’hui tellement lié à sa présence durable, mais à sa présence légitime. Cette manière systématique de renvoyer aux origines est un moyen détourné de ne pas accorder à ce groupe social particulier sa pleine reconnaissance d’exister comme ils existent et de vivre là ou ils vivent en toute légitimité.
- Est-ce que l’entreprise est un lieu particulier de conflits ou de tensions liés au fait religieux ?
Dans le cadre de mes activités de recherches, je me sers du monde du travail comme d’un laboratoire d’analyse au sein duquel il est possible de percevoir, en miniature, tout ces processus généraux à l’œuvre. L’émigration maghrébine d’après guerre est essentiellement liée au travail. Elle était renvoyée aux classes les plus désœuvrées de la classe ouvrière. Mais les choses changent lorsqu’une partie de leurs enfants s’émancipent de leurs conditions sociales d’origines pour occuper des postes inaccessibles à la génération des parents. L’ « islam » franchit la barrière de classe, ce qui complique la manière dont on le perçoit. Si on s’accommode plutôt de la présence d’une femme de ménage vêtue d’un foulard, on accepte très rarement qu’une responsable de ressources humaines le soit.
Sauf que depuis l’introduction, en 2001, dans le droit du travail français d’un dispositif juridique européen antidiscriminatoire très contraignant, de plus en plus de salarié(e)s n’hésitent plus à recourir aux tribunaux pour défendre et faire valoir leur droit. Cette dynamique extrêmement forte dans le monde du travail, de lutte contre les discriminations, se confronte à des résistances idéologiques qui se présentent bien souvent avec le visage présentable de la laïcité. En effet, la loi de 1905, instrumentalisée depuis près de 20 ans dans le sens de sa stricte neutralité, est un outil dont on se sert pour invisibiliser l’expression religieuse de certain(e)s musulman(e)s au travail.
Ayant dit cela, il ne faut pas du tout en conclure que les entreprises sont submergées par le problème du fait religieux, cela reste résiduel. Mais disons qu’il montre bien les tensions qui traversent notre société d’une manière générale. Je perçois deux dynamiques conflictuelles : d’un côté, une diversification souterraine et irréversible de la population française, se traduisant, par des revendications et des prises de parole publique de personnes issus de groupes sociaux qui jusqu’à maintenant ne parlaient pas, et de l’autre côté des offensives politique et idéologique bruyantes de personnes issues du groupe dominant – dissimulées derrière les concepts de laïcité, République, etc. – qui voient leurs intérêts sociaux, politiques, symboliques, menacés.
- Comment lutter contre les stéréotypes, amalgames et autres discriminations dont sont objectivement victimes les musulmans de France ?
D’abord faire connaître et faire appliquer le droit. Ni plus ni moins. Et en matière de laïcité particulièrement. La loi de 1905 est une loi libérale qui permet la coexistence politique et pacifique des croyants et non-croyants entre eux. Elle est aujourd’hui accaparée par une classe d’âge d’individus dont le progrès s’associe nécessairement à moins de religion. Or, ce n’est pas du tout ce que dit et fait la laïcité, elle se tient justement, autant que possible, à distance des idéologies quelles qu’elles soient, et c’est ce qui fait sa force.
Autre point, je dirais qu’il y a, paradoxalement, alors même qu’on en parle du matin au soir, une profonde méconnaissance de la réalité des musulman(e)s en France. Pour plusieurs raisons, l’état du champ médiatique, gouverné par le vocabulaire de l’extrême droite, la logique de l’audimat et du sensationnel, surreprésente la question de l’islamisme, radicalisation, etc., et invisibilise l’islam pratique majoritaire, celui du quotidien. Malheureusement, pour d’autres raisons, ce n’est pas mieux dans le champ universitaire, la question de l’islam est là-aussi très largement réduite à l’islamisme politique et à la radicalisation. Trois séminaires à l’EHESS portent sur ces thématiques, aucun sur le rapport ordinaire des « musulman(e)s » à leur foi. Il y a une immense difficulté à obtenir des financements sur l’objet « islam » qui ne serait pas en lien, de près ou de loin, à sa version radicale.
Or, il me semble que financer des recherches qui rendraient accessible, des données sur les multiples réalités des musulman(e)s en France, irréductibles aux seules questions de l’islamisme ou de la radicalisation, contribuerait à donner une image d’eux plus juste et nuancée. Une partie de mon travail de recherche consiste à documenter la constitution d’une classe moyenne musulmane en France. On trouve un nombre considérable de français(e)s de confession musulmane aux postes d’entrepreneur, de cadre, manager, d’auxiliaire de vie, d’infirmier(e), médecin, chirurgien, chercheur(e), etc., c’est à dire à des places qui sont au cœur du foyer de la vie économique et sociale française. Leur tort ? Ils ne font pas de bruits.
[1] Voir pour cela, l’excellent ouvrage de Vincent Gay : « Pour la dignité. Ouvriers immigrés et conflits sociaux dans les années 1980 »
- Hicham Benaissa est l’auteur de l’ouvrage : « Le travail et l’islam. Généalogie(s) d’une problématique », paru en novembre 2020 aux Éditions du Croquant.
Nabli Béligh
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