- Par Hassina Mechaï, Journaliste.
« Juste un deuil ordinaire, la peine ordinaire d’une famille célèbre qui nous était familière par la grâce des gazettes ». C’était en 1982. Bernard Langlois, le ton à la fois grave et distancié, commentait la mort de Grâce de Monaco dans un accident de voiture. Ce même 14 septembre, était assassiné Bachir Gemayel, tout jeune président d’un Liban déjà sacrifié sur l’autel des fractures moyen-orientales. Le journaliste d’Antenne 2 paiera de son renvoi l’interrogation tragique qui perçait dans sa mise en abîme de ces deux morts célèbres. Il soulignait le lissage médiatique qui mettait sur le même plan ces deux évènements, comme la dramaturgie qui donnait la primeur de l’actualité au décès de la princesse monégasque au détriment d’un pays menacé de toute part.
8 septembre 2022. Dès avant toute information, le monde a été suspendu à son souffle, dans l’attente de l’annonce que le royal inspir avait expiré. Une femme de 96 ans meurt de mort naturelle et c’est toute la presse qui s’empresse et une symbolique qui s’emballe. Tourne la machine, autre temps et même mœurs médiatiques.
Elizabeth II est morte comme elle a vécu : sous le regard du monde entier. Rarement, la fonction agenda des médias, qui uniformise le tempo émotionnel autour d’un métronome monotone, n’a aussi bien joué son rôle. « Suivez minutes par minutes l’enterrement de la reine » indique un bandeau télévisé, fragment du dispositif médiatique qui a imposé une synchronisation sans distance à coup de « recueillement planétaire », « journée historique » et « images émouvantes ». La distance interrogative de Bernard Langlois a disparu. A pris place le long lamento obscène, au sens premier de « mis au-devant de la scène ». La machine tournait à plein, à coup de plans vides, de commentaires creux et de journalistes sans distances.
Or cette momification médiatique a été trop épaisse, le bruit qui a entouré ce décès silencieux trop assourdissant pour ne pas tendre l’oreille et tenter de saisir une note discordante. Qui, ou quoi, était célébré avec Elizabeth II. Qui, ou quoi, était enterré avec elle ?
L’âge élisabéthain ou l’entrelac de deux récits
“La fin d’un monde » titre Paris Match. Poids des mots et choc des propos. La ferveur et l’attention qui ont accompagné ce décès, au-delà des seuls sujets de la défunte, disent à quel point Elizabeth II faisait sens autrement que par son seul rôle de monarque. Sa mort sonne le glas d’un monde donc, et par conséquent le début d’un autre, inconnu encore.
En constance notable, dans ce long règne élisabéthain se sont croisés et opposés deux récits mondiaux : celui hérité de la seconde guerre mondiale et celui né des décolonisations.
Enfant de l’empire, de la suprématie européenne et de l’ancien ordre, Elizabeth II a connu aussi la lente décomposition de l’Empire britannique, de la perte du joyeux indien à l’humiliation de Suez. Aux points nodaux de sa vie ont correspondu des points de bascule du monde, de telle sorte que son règne est scandé de ruptures historiques.
En octobre 1940, une adolescente déjà princesse et pas encore reine, prononce le premier de ce qui allait être toute une vie de discours publics destinés à émouvoir un pays mais également un empire en péril. Pour la BBC, l’adolescente s’adresse aux « enfants de l’empire« , ainsi qu’aux enfants aux États-Unis.
Alors, l’empire britannique est seul face à l’Allemagne nazie, alors que la France a déjà connu sa « drôle de guerre », l’Union soviétique son pacte de non-agression, et que les Etats-Unis restent encore prudemment à l’écart.
Et déjà dans ce discours, comme un instantané, celui d’une histoire en passe de se figer en mythologie : le métro londonien, dernier refuge quand pleuvaient les bombes allemandes ; le débarquement ; la victoire de certains pays européens aux côtés des Etats-Unis sortis de leur réserve. Mais tout autant, ce discours annonce une époque de retraite impériale et d’expansion américaine, la guerre froide, le nationalisme au sud et la mondialisation au nord. L’ordre naissant, après la chute du nazisme, ne pouvait être que juste « puisqu’il » avait vaincu le nazisme.
Plus tard encore, Le 21 avril 1947, un autre discours pivot. Le jour de son vingt et unième anniversaire, en Afrique du Sud, est diffusée une émission de radio qui donnera aussi le tempo de sa vie. S’adressant à tous « les peuples du Commonwealth et de l’Empire britanniques », et plus particulièrement à « la jeunesse de la famille des nations britanniques », la jeune princesse leur demanda la permission de les représenter. Livré depuis Le Cap, en Afrique du Sud, ce n’était pas un message à l’Angleterre, ni à la Grande-Bretagne, ni même au Royaume-Uni, mais à l’empire déjà en déclin.
La princesse y livre aussi une analyse qui structurera tout le récit post-guerre, celui d’un l’empire britannique qui avait sauvé le monde d’Hitler au 20eme, comme l’Angleterre avait « sauvé » l’Europe de Napoléon au 19eme siècle. La tâche qui attend maintenant l’empire est tout aussi pressante, déclara-elle également : désormais, cet empire devait se sauver lui-même.
Alors que l’Europe sort d’une guerre pour se seule liberté et que les pays colonisés s’apprêtent à entrer dans des guerres pour la libération, un nouvel ordre international issu de la seconde guerre mondiale se met en place. Il structure encore le monde : l’OTAN, le FMI, la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA), prélude énergétique à la CEE puis à l’UE, l’ONU et ses multiples hybridations agencières. Ailleurs, le Pacte de Quincy qui inféodera et pèsera sur tout le Moyen-Orient.
1947, c’est aussi l’année où le terme et l’idée de « guerre froide » se répand, d’abord avec le discours de Bernard Baruch, conseiller auprès du président Truman avec les articles de Walter Lippmann dans le New York Herald Tribune. Polarisation, logique des blocs, « Paix impossible et Guerre improbable » (l’inverse étant vrai aussi), le monde se scande entre l’Est et l’Ouest.
Toute l’architecture mondiale s’affirmait alors, un structuration des relations internationales encore actuelle et qui trouve, dans la guerre russe contre l’Ukraine, l’occasion de son affirmation et de sa négation.
Autre tournant humain, autre basculement historique : 1952. Celle qui est encore princesse et héritière de la Couronne britannique se trouve en voyage officiel au Kenya. C’est dans ce pays régi par la loi coloniale britannique d’airain qu’elle apprendra le décès de son père, le Roi Georges VI.
Elle « s’est couchée princesse et s’est réveillée reine« , relate le Guardian, dans un article qui s’inscrit dans la même chanson de geste qui a accompagné tous les aspects de le vie royale. Car 1952 ne marquera pas seulement les débuts de son règne au Kenya. Cette année sera également le début du pic insurrectionnel du mouvement indépendantiste des Mau-Mau. Au nom du peuple Kikiyu, ce mouvement entreprend une campagne de sabotages et assassinats ciblés, avant que le pouvoir colonial ne déclare l’état d’urgence et qu’une répression coloniale ne tombe sur le pays. L’Enfant de l’Ouest commence son règne sous les auspices de la contestation du Sud dont elle aura à gérer l’enhardissement contestataire.
Elizabeth II fut celle qui eut pour premier Premier Ministre Churchill et dernière Premier ministre, Liz Truss.
Churchill, l’homme resté dans l’Histoire comme celui qui tint à bout de bras Londres soumise au blitzkrieg allemand, le Royaume-Uni devant une Europe peu à peu nazifiée. Ces grands discours churchilliens ont marqué la mémoire, « Du sang, du labeur, des larmes et de la sueur », « Nous combattrons sur les plages » le 4 juin, donc, et « Leur plus belle heure », « un « rideau de fer s’est abattu sur l’Europe ». Mais Churchill, c’est aussi une carrière militaire sanglante au service du dominium colonial britannique, de massacres en massacres.
Liz Truss, sa dernière Premier ministre est celle qui doit gérer un monde où le retour russe, après une courte bérézina du dégel communiste, vient contester directement l’unipolarité de la puissance.
Et ces deux chambellans de l’empire britannique marquent deux temps qui créent une linéarité historique, en commencement glorieux et fin encore incertaine.
De Londres à Samarcande
Elle était donc reine, mais de quoi ? Sur quoi régnait-elle sinon sur un imaginaire rendu réel à travers sa personne, une Histoire réactualisée par sa longévité.
L’apparat politique et l’appareil médiatique qui ont accompagné l’annonce de sa mort a habillé, d’un dernier coup d’éclat, un récit qui se meurt. Celui d’un Occident qui a trouvé dans la Seconde Guerre mondiale, la certitude tout à la fois de sa victoire, de sa puissance inégalée. L’âge d’or élisabéthain est, en cela, moins britannique qu’occidental.
Par sa mort, disparaît aussi un ordre narratif unique et univoque. Avec la célébration de cette monarque, la déferlante d’images sépia, colorisées, actuelles de la reine éternellement silencieuse et souriante, c’est un autre temps qui est célébré.
Tout pouvoir est précédé et s’accompagne d’un récit. « Sans vision, le peuple périt » écrit la bible et sans histoire qui vient le « naturaliser », le pouvoir ne fait pas non plus long feu.
Si tout récit du monde est tout autant un ordonnancement de ce même monde, le récit dans lequel nous vivons est tout droit sorti des cendres de la Seconde Guerre mondiale. Avec cet ordre narratif sont nées une certitude d’airain et des institutions d’acier qui sont venues soutenir, illustrer et justifier l’hégémonie des vainqueurs occidentaux de la Seconde guerre mondiale.
On s’est surpris, durant les multiples hagiographies pixellisées qui se sont déversées, à se dire qu’on n’avait jamais vraiment entendu la voix d’Elizabeth II. Or a été donnée à entendre une voix aigrelette, haut perchée. Sa voix, à tous âges, nous surprend comme quelque chose d’incongru.
Elle ne parlait pas, ne devait surtout pas parler. Comme si les pierres, ou les idoles, se mettaient à parler alors que leur silence seul était requis, en totem rassembleur et protecteur.
Toute la monarchie britannique, et par elle l’ordre né après-guerre, se figure dans ce silencieux sourire royal qu’il nous a été donné à voir, à tous âges de la monarque.
Son pouvoir devait se faire voir plutôt qu’entendre. Et ce sont des indices, des inflexions, des détails visuels qu’elle s’exprimait, comme ce chapeau aux couleurs européennes porté lors du discours brexitant de Theresa May. Sens et symboles d’autant plus criants qu’ils étaient protocolairement silencieux.
L’ordre occidental est à l’image de cet évitement monarchique. C’est aussi un récit qui se voit mais refuse de se dire comme tel. Une puissance qui a contourné son dominium en se présentant comme juste. Comme l’éternel sourire patelin de la défunte.
« Never explain, never complain, never apologize ». Mais simplement voyez, regardez, que tout regard soit saturé d’images de le puissance évidente, de l’évidence de la puissance.
Car il suffit de gratter le lyrisme lacrymal et attendri qui s’est déversé lors du décès royal pour trouver traces d’une âpreté toute politique. Ainsi le JDD peut-il écrire tranquillement : « Il faut que le monde nous respecte comme l’Occident respectait la reine ».
Le quotidien français ne s’embarrasse pas des fioritures et de kitsch britannique pour papier glacé. Il dit crûment que le vertige qui accompagne ce destin, celui d’un Occident qui, avec la reine, perd un témoin et une incarnation de sa splendeur et de son innocence.
La disparition de la reine marque aussi la crainte du roi Occident de sa propre nudité. De la crudité de plus en plus éclatante de son pouvoir.
Le respect qu’il entend recevoir du reste du monde, tout ce qui n’est donc pas « Occident », lui est ouvertement contesté. Et cette contestation porte aussi bien sur la légitimité de cette puissance que sur son monopole.
Dès lors, avec l’apparat médiatique qui a entouré ce décès, est-ce la conjuration d’une peur qui a été donnée à voir et regarder ? La sur-affirmation d’une volonté occidentale qui voudrait s’opposer jusqu’au bout à l’émergence d’un ordre alternatif des récits du monde, que ces récits soient internationaux ou intérieurs. La Reine, gardienne immuable d’un ordre, semblait faire rempart à une déferlante inconnue, jusqu’à l’intime de sa vie familiale. L’épouse métisse de son petit-fils a ainsi pu être associée à un remise en question « wokiste » de l’ordre familial, en envers intérieur de la contestation extérieure.
La guerre russe contre l’Ukraine a ressoudé ou renforcé certaines alliances à l’Ouest, en a accéléré d’autres.
Dans le Sud global, elle a suscité l’interrogation, voire la méfiance. Les différents votes à l’ONU pour condamner la Russie ont marqué cette distance, notamment de pays africains. Une forme de non-alignement réfractaire s’est esquissé et affirmé.
Cette guerre contre l’Ukraine semble marquer, paradoxalement, le zénith et le nadir de cet ordre né de la Seconde guerre mondiale. L’envers et l’endroit d’une puissance qui se délite.
Cette guerre russe contre l’Ukraine est aussi le moment où « tous les blocs se défont et où toutes les alliances pérennes se décomposent », comme l’écrit Bertrand Badie. Voici le temps des « alliances pragmatiques », toujours selon le mot de Badie, des égoïsmes nationaux, d’une Afrique qui se refuse de porter encore « le poids de l’Histoire » (Macky Sall à l’’ONU).
Les grandes puissances deviennent inaudibles. Des puissances régionales, à l’instar de la Turquie ou des EAU, se placent aux points nodaux de crises internationales, prétendant à des infra-ordres régionaux autonomes. Un ordre se délite. Qu’en sera-t-il du suivant ?
8 septembre, le Reine meurt. Moins d’une semaine plus tard se tenait le sommet de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS) tenu à Samarcande (Ouzbékistan) les 15 et 16 septembre. Une autre de ces concomitances et chocs des narrations qui ont traversé la vie de la défunte. Dans la splendide ville bleue, un autre ordre narratif s’est affirmé.
« Nous avions l’habitude de considérer que les relations internationales se passaient en Europe », note encore Badie. Or à Samarcande, ont été mis en forme et énoncé un ordre narratif et des dynamiques non occidentales de la société internationale. Et nombreux ont été les États, Arabie saoudite, Turquie, Égypte, Émirats arabes Unis, Birmanie, Maldive, à avoir frappé aux portes de l’OCS.
Quel est l’ordre mondial qui, avec le corps d’une femme âgée, a été enterré à l’abbaye de Westminster ? Dans ce « Monastère de l’Ouest », repose peut-être autre chose qu’un simple corps humain.
- Par Hassina Mechaï, Journaliste.
Image : Chessman Est Changé à L’ombre De La Couronne – freepick