- Par Hassina Mechaï, Journaliste.
“Qui aurait pu prédire la crise climatique?”. L’interrogation présidentielle, glissée dans les vœux de 2023, a fait sourciller, sinon sursauter. Car enfin les mots d’Emmanuel Macron ont résonné non pas comme une impossibilité à agir mais l’aveu d’une incapacité première à comprendre l’urgence. Pire, comme un manque d’anticipation ou une façon de se défausser à bon compte, malgré la multitude de rapports et alertes sur la catastrophe écologique qui est déjà là. Anecdotique ? Certainement, pas. Il y a par-là l’essence même de l’animal politique Macron. Le macronisme lui-même.
- À défaut de “prédire”
Certes, Emmanuel Macron est très vite revenu par la suite sur ces propos, tel un bon élève piqué par ce flagrant délit d’ignorance étalée. Pourtant le mot a pris l’allure d’un aveu d’impuissance et d’incapacité dont il a saisi la dimension disqualifiante.
Si “Gouverner, c’est prévoir”, le Président français n’a tout simplement pas su gouverner. Syllogisme politique implacable dont il a compris l’effet de mise à nu, lui qui ne cesse précisément de célébrer sa capacité à agir sur le réel. Tout son message politique célèbre en effet la volonté, du moins la sienne, comme levier de transformation. Président performatif, ses mots sont le vecteur premier de cette transformation.
Le choix du mot “prédire”, plutôt que prévoir, aurait dû interpeller aussi, même s’ils sont apparemment proches. Le mot “prédire” renvoie cependant beaucoup plus à une fonction magique de divination ou aux vapeurs pythonesques qu’à la fonction de la prévision, de l’anticipation, de la politique.
Dans cet aveu d’impréparation, pointait aussi un étonnant aveu sur ce rôle de la politique. Faisons une hypothèse simple: et si Emmanuel Macron ne croyait pas en la politique? Et s’il n’en était qu’un pratiquant mais un absolu incrédule, en jésuitisme politique qui courrait dans sa pratique politique.
Choix de mots que tout cela, certes. Peut-être anodins, aussi. Pourtant, Emmanuel Macron a fait de l’usage de la parole et des mots l’endroit et l’envers de son parcours politique. Plus sans doute qu’aucun président.
- “L’interview cachée”
Si « le style, c’est l’homme même », il est, pour l’homo politicus dont toute la fonction tient à persuader d’un verbe créateur, le champ du pouvoir – si par pouvoir on entend ce qui a prise sur le réel.
Verbe rare théorisé comme “distant” pour De Gaulle, verbe bourgeois aux prétentions aristocratiques pour VGE, verbe sybillin pour Mitterrand. Chaque président français a ensemencé un champ lexical, creusé un sillon sémantique, en linéarité qui affleure obstinément, malgré les habiletés de communication ou les circonvolutions médiatiques et oratoires.
Et en matière de discours, certains ont voulu créer un récit quand d’autres se contentaient de raconter des histoires. Jamais, par exemple, Jacques Chirac ne disait autant le contraire du vrai que quand il agrémentait ses affirmations d’un « naturellement » très factice. Qu’il soutienne « naturellement » Nicolas Sarkozy en 2005, qu’il estime que le voisin immigré, jugé odorant et bruyant, ne travaillait « naturellement » pas, ou qu’il affirme qu’il se rendra, avec le même “naturel” affiché, devant les juges impatients de l’entendre sur tant d’affaires.
Ce “naturellement” a été pour Chirac ce que “Franchement” a été pour Sarkozy: un évitement et un aveu tout à la fois. Par ce simple adverbe ajouté, badigeonnage de vérité et de sincérité, Jacques Chirac semait autant d’antiphrases ou de roublardise.
Tout a commencé très tôt avec Emmanuel Macron : dans une de ses interviews fleuve parue dans le numéro 630e de la NRF, en mai 2018 et pareille à un grand oral de grande école qu’il semble affectionner. Dans cet entretien, les mots forment a priori une nébuleuse informe, tant la parole présidentielle semble d’abord gazeuse et ivre d’elle-même. Mais quand ces mots s’empilent, se répètent, se répondent et s’obstinent, ils finissent par cristalliser en “vision” plutôt qu’en point de vue.
“Paradoxalement, ce qui me rend optimiste, c’est que l’histoire que nous vivons en Europe redevient tragique.” a été essentiellement retenu. Mais les mots se bousculent, se répondent l’un l’autre : “Fresque historique”, “Grande aventure”, “incarnation du pouvoir”, “ destinée qui se joue”, “chimie”, “aventure politique”, “instrument de quelque chose qui vous dépasse”, “souffle”, “verticalité”. Ces mots dessinent dans l’esprit un canevas. Un pattern, dirait-on ailleurs. Ce qui est célébré ici n’est pas l’action politique horizontalisée mais une transcendance étrange et exaltée.
Par ses mots, trop souvent précieux et ampoulés, Emmanuel Macron révèle comme il cache. Peut-être même révèle-t-il en un sens ce qu’il cache, comme une évidente “lettre cachée” posée à la vue de tous.
Or, et c’est là que gît tout entier le paradoxe du macronisme, si ses mots semblent indiquer un ethos de la volonté, ils traduisent paradoxalement un effacement de cette dernière. En “même temps”, dirait-il sans doute, dans cette éternelle dialectique macronienne qui se balance et ne semble jamais trouver de résolution. Un ruban de Moebius aussi, où le cheminement n’est qu’illusoire sur un chemin circulaire.
- L’éternelle créature
Cet entretien, avec le recul, figure la matrice macronienne. Il s’y décrit comme cheminant vers quelque chose qui le porte, l’emporte et le dépasse. Du peuple, il n’accepte qu’une étrange forme d’onction qui a peu à voir avec celle du vote: “En réalité, je ne suis que l’émanation du goût du peuple français pour le romanesque”, indique-t-il.
Étrange déclaration qui, dans un autre pays qui se pique moins de “littérature”, aurait fait sourciller, sinon sursauter. Ce “en réalité” qui vient arrimer une affirmation aussi évanescente pourrait également faire sourire.
Mais prenons au sérieux cette déclaration. Selon ses propres mots, Emmanuel Macron ne représente pas le peuple ou sa forme politique, la Nation. Du peuple, il est seulement “émané”. Pas engendré, pas né. Il est hors-sol et hors généalogie politique.
Il apparaît tout simplement, comme surgit, tout harnaché et en pleine autonomie, du cœur d’un peuple fantasmé. Son parcours politique, sans la lente ascension de mandats locaux et nationaux qui a caractérisé le parcours de ses prédécesseurs, traduit effectivement cette idée de surgissement.
Emmanuel Macron se place également hors de toute délégation du pouvoir. À l’extérieur donc de tout contrat social, pourtant fondamental dans nos sociétés horizontalisées et délibératives.
La délégation marque une séparation des deux entités, la source du pouvoir et le dépositaire du pouvoir. Et c’est précisément cette séparation qui garantit que l’autorité du dépositaire reste conditionnée, dans le temps comme dans son champ d’action. L’émanation, créature co-substantielle de son corps d’origine, reste elle, autonome. D’ailleurs, il le déclare également, le délibératif n’entre pas dans sa conception du pouvoir: “ Il faut aussi faire attention à ce que le délibératif ne devienne pas de l’indéterminé. Le délibératif est une phase transitoire, il n’est pas le préalable au nihilisme”. Le délibératif serait donc le tohu-bohu, la soupe originelle informe du pouvoir et seul un souffle, une émanation planant sur ces eaux sombres pourrait ordonnancer. Une émanation directe du peuple ne saurait se plier aux tracasseries de la discussion.
Ce délibératif, l’autre nom de la Raison depuis Les Lumières, n’apparaît pas comme un principe ordonnateur mais très étonnamment, comme son contraire qu’il nomme “l’indéterminé” (pourquoi y décèle-t-on l’idée d’”informe”?) et le “nihilisme”. Une émanation directe du peuple ne saurait se plier aux tracasseries et aux empêchements de la discussion.
Or la démocratie, surtout parlementaire, est délibérative ou n’est pas. La mise au pas du parlement sous sa présidence n’est que la conséquence de cette vision très verticale du pouvoir. Le débat sur les retraites, tel qu’il a été lancé, porte les traces de cette conception du pouvoir. Si le gouvernement a cédé sur le formalisme de la procédure parlementaire, cela a été pour mieux empêcher tout réel débat, jugé “paralysant”.
- Le nihilisme macroniste
Distinguer ainsi dans le délibératif, le contrat social, la structure démocratique un danger de “nihilisme” est pour le moins étonnant pour un homme qui a sollicité deux fois le suffrage universel. À moins, encore une fois, de faire l’hypothèse qu’Emmanuel Macron ne croit ni en la démocratie, ni en la politique. C’est bien dans sa conception du pouvoir qu’Emmanuel Macron décrivait implicitement qu’on décèle les dangers de l’informe, de l’indéterminé, du nihilisme.
Si Emmanuel Macron croit en l’élection, ce n’est pas au sens de vote. Dans ses mots, perce le sens plus ancien du choix et de l’onction mystérieuse d’un homme seul. L’humus démocratique ne vient que badigeonner d’une mince couche un “destin” qui se situe ailleurs.
Encore une fois, laissons parler Emmanuel Macron. Dans une interview accordée à l’hebdomadaire « Le 1 », il livrait dès 2015 une vision très particulière du pouvoir. Celui qui était ministre de l’Economie estimait alors que « la démocratie comporte toujours une forme d’incomplétude car elle ne se suffit pas à elle-même« . Il précisait également que « Dans la politique française, cet absent est la figure du roi, dont je pense fondamentalement que le peuple français n’a pas voulu la mort. La Terreur a creusé un vide émotionnel, imaginaire, collectif: le roi n’est plus là!« .
Étrange profession de foi (cette expression est la seule qui vaille dans ce cas) qui annonçait un président une légitimité démocratique en laquelle il ne croyait visiblement pas. Comme si cette dernière ne venait qu’en second temps, de façon quasi accessoire. S’il cédait aux nécessités du vote, son élection semblait ailleurs, le scrutin ne venant que confirmer ce qui lui préexistait.
Est-ce cet “imaginaire” manquant, ce “vide émotionnel, imaginaire” qu’il indique avoir voulu combler par sa façon de se saisir du pouvoir?
Ce pouvoir, tel que théorisé par Emmanuel Macron, passe par “le dialogue direct”. Les corps intermédiaires, pensés dans le parlementarisme démocratique comme des courroies de transmission, modérateur ou amortisseurs, ont systématiquement sapés ou contournés par la pratique macroniste, quand ils n’ont pas simplement disparu. Avec ces contre-pouvoirs, le formalisme a été de mise, cédant aux apparences pour conserver l’essentiel.
Emmanuel Macron a multiplié ces dits dialogues, habilement chorégraphiés et mis en scène, que ce soit avec “la jeunesse africaine”, les intellectuels français, la rue algérienne, la rue libanaise, toutes sortes de “rues” en fait.
Des rencontres aux allures de monologues ex-cathedra, l’homme seul face à la multitude qu’il doit dompter par son seul verbe.
En cela, Emmanuel Macron est aussi un populiste, alors qu’il n’a de cesse de s’affirmer comme un libéral politique. « Le libéralisme politique s’est défini comme la doctrine politique qui écartait la peur », dans le sens où elle donne au citoyen la possibilité de vivre libre, sans peur, selon la juste analyse d’Eva Illouz.
À l’inverse, le populisme utilise la peur comme mode d’action politique. Et Emmanuel Macron, tout en appelant à chaque crise à n’avoir pas peur (dans un autre tic de langage très « christique » pour le coup), n’a pourtant eu de cesse d’utiliser et d’attiser ce sentiment très primaire. Et dangereux pour le lien social. Car la fonction « de mise au pas » de la peur a pour envers inéluctable l’ensauvagement des rapports sociaux et politiques et l’atomisation des individus, privés de leur volonté et capacité d’agir.
- “Ha brakha dabra” ou “la bénédiction a parlé”
Emmanuel Macron agit et entend agir en toute autonomie. Le reste, toute norme extérieure à lui, ne serait que “nihilisme”. Bien plus que Nietzsche, c’est pourtant Machiavel qui apparaît dans cette conception du pouvoir. Un homme seul qui compte sur lui-même et entend imposer sa volonté, par tous les moyens. Sa “virtù” politique résidant dans cette volonté de la puissance et non dans celle du peuple.
La mise en forme démocratique, qu’il a réduite dans sa pratique à un simple formalisme, ne semble lui offrir qu’un con-texte. Littéralement un texte à lire “avec”. Un accompagnement secondaire. Mais le pré-texte et le sous-texte sont ailleurs.
Rien de nouveau sous le ciel de la théorisation et de la typologie des pouvoirs. Max Weber distinguait ainsi trois types de pouvoir, dont le pouvoir charismatique. Il définissait la domination charismatique comme étant : « l’autorité fondée sur la grâce personnelle et extraordinaire d’un individu [.] elle se caractérise par le dévouement tout personnel des sujets à la cause d’un homme et par leur confiance en sa seule personne en tant qu’elle se singularise par des qualités prodigieuses, par l’héroïsme ou d’autres particularités exemplaires qui font le chef ».
Ce pouvoir repose sur la persuasion dans un but d’accomplissement, un dépassement et une figure d’homme providentielle. Le charisme emporte donc l’idée de don divin, de pouvoir dont la légitimité tombe littéralement du ciel. Vox dei, vox populi en somme…
C’est là qu’intervient ce “risque” dont Emmanuel Macron parsème ses paroles, en obstination verbale, qu’il s’agisse de le “prendre” ou d’”aller vers lui” (pauvre Char). Ce risque, dont l’étymologie arabe, rizq, emporte un « don de la providence divine », garde cette dimension magique et surnaturel qui traverse la théorisation du pouvoir macroniste. Mais sous nos cieux constitutionnels, c’est une prise de risque bien calculée quand l’article 67 de la Constitution assure au président une tranquille “irresponsabilité”.
- La sidération
Surinterprétation direz-vous? Emmanuel Macron a pu, à travers discours et interviews, creuser et expliciter cette conception si particulière du pouvoir.
Plongeons une dernière fois dans un autre discours, celui prononcé à Athènes, l’Acropole en arrière-plan. “Parce que ces lieux nous obligent, puisque c’est ici que fut inventée la forme moderne de l’Etat, ici que cette cité d’Athènes construisit patiemment, par la souveraineté du peuple, la souveraineté de son destin”.
Ou encore, relisons cet entretien accordé à l’écrivain espagnol Javier Cercas dans les pages d’El Pais dans lequel le président français interroge inlassablement le “destin” du peuple russe. “Mais je pense que la racine de cette guerre, c’est une crise existentielle de la Russie, de son grand récit et de son avenir”.
Les éternels marqueurs de la parole macroniste, “destin”, “récit”, “risque” , “nous obligent”, se multiplient obstinément. Un appel auquel il aura répondu, seul.
Dans ces deux interviews, mais ailleurs encore (tel cet “irréductibles Gaulois”’ pour qualifier les Français), Les peuples sont décrits comme des entités organiques pris dans les rets d’un destin qui les gouverne.
Tout se passe comme si Emmanuel Macron ne s’inscrivait pas dans un matérialisme historique qui fait des peuples le sujet de l’Histoire. La fatalité de l’Histoire, une forme de nationalisme romantique sans doute, semble gouverner sa “vision”.
Une vision qui n’est en rien politique, mais constitue tout simplement une sidération. Au sens premier du terme, une soumission à la puissance des astres et du destin. Et dans cette “vision”, nulle place pour la dimension émancipatrice de la politique.
Le déterminisme, tous les déterminismes, qu’ils soient sociaux, économiques ou autres, ne peuvent que voir leur action sidérante, donc figeante, sans cesse réaffirmée.
La sociodicée d’Emmanuel Macron (“les gens qui travaillent et ceux qui ne sont rien”), sa célébration de la prétendue volonté libre de tous freins (“je traverse la rue et trouve un travail”), l’érosion tranquille des services publics, la toute puissance de l’illogisme économique, l’incapacité écologique et tant d’autres choses encore en découlent…naturellement.
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