- Par Margot Holvoet
« Le consentement constitue la marque caractéristique d’un régime de liberté […], ce qui implique le droit d’exprimer son désaccord ». Ainsi Hannah Arendt décrit ce qui pour elle constitue le fondement d’un régime démocratique : le consentement tacite des citoyens aux lois n’a de valeur que s’il se matérialise par la capacité d’exprimer explicitement son dissentiment, et que celui-ci soit entendu (Du mensonge à la violence). Dans une démocratie de plus de 50 millions de citoyens, le consentement et son pendant, le dissentiment, s’expriment le plus souvent par le biais des corps intermédiaires : le parlement et les élus, et les corps de la société civile constituée, associations et syndicats. Or, la capacité des citoyens d’exprimer leur dissentiment, directement ou indirectement, est fragilisée par la pratique gouvernementale depuis 2017, portant atteinte au contrat social à la base de notre démocratie.
En effet, l’exercice du pouvoir sous les mandatures d’Emmanuel Macron se caractérise depuis le début par un rejet des corps intermédiaires. Ainsi, la première mandature a été marquée par l’effacement du rôle de l’Assemblée nationale, plus que jamais réduite à une chambre d’enregistrement : il n’était pas rare d’y voir les députés fraîchement élus y voter comme un seul homme à la réception de messages des ministères par la messagerie Telegram. Dans le même temps, les séquences de concertation avec les corps intermédiaires se sont le plus souvent révélées être des mascarades, destinées à entériner des propositions pré-rédigées. Il en fut ainsi des états généraux de l’alimentation par exemple, décrits comme une trahison pour les organisations de la société civile[1] : la loi sur laquelle ce grand exercice de concertation a débouché était bien loin de ses conclusions, comme à propos des objectifs de développement du bio.
La création de nouvelles instances de participation citoyenne, au lendemain de la crise des gilets jaunes, a un temps été porteuse d’un espoir de refondation de la relation du pouvoir à la parole citoyenne ; cet espoir a rapidement été douché. La convention citoyenne pour le climat en fut l’exemple le plus tragique : malgré la promesse de reprendre « sans filtre » les propositions qui en sortiraient, il n’en restait plus grand chose dans la loi finalement adoptée. Là encore, c’est le sentiment de trahison qui prévaut pour les 150 citoyens tirés au sort[2]. Plus récemment, alors que de nombreux membres du gouvernement se sont mobilisés sur les antennes pour affirmer leur volonté de co-construction de la réforme des retraites, les mêmes affirmaient pourtant que la réforme sera menée à son terme, quelles que soient la mobilisation et les propositions des syndicats.
Au-delà du contournement voire de la « trahison » des corps intermédiaires, c’est le discrédit sans appel jeté sur les oppositions qui interroge : les syndicats sont rejetés dans la catégorie à des « corporations » nuisibles[3], qui freinent l’action politique ; les associations sont suspectées en bloc de séparatisme (voir la loi séparatisme d’août 2021) et soumises à l’obligation de signer un « contrat d’engagement républicain » qui jette un doute indistinct sur leur probité[4] ; la convention citoyenne pour le climat fut indirectement comparée à des « amish », au sujet de la 5G ; ceux luttant contre les discriminations deviennent des « islamo-gauchistes » ; enfin, on n’hésite plus à qualifier d’« écoterrorisme » des atteintes aux biens commises par des militants environnementaux.
Ainsi, plutôt que de construire des positions avec toutes les parties, des amis et des ennemis sont clairement identifiés, et ces derniers sont rejetés dans des marges infâmes : ils sont assimilés à des dangers pour l’intégrité de la nation, des menaces pour l’ordre public. Or l’incapacité pour les citoyens à exprimer leur dissentiment – ou leur consentement – aux décisions publiques génère une frustration non négligeable, qui débouche aussi bien sur une désaffection de l’engagement traditionnel (dans les urnes) que sur la tentation d’employer des formes d’action nouvelles et plus radicales. La multiplication des structures prônant l’action directe parmi les mouvements environnementaux, des Soulèvements de la terre à Dernière rénovation, en passant par la Ronce, etc. n’est pas étrangère à cette surdité. Le mouvement des gilets jaunes venait lui aussi répondre à une écoute impossible du pouvoir dans les circuits traditionnels.
Les corps intermédiaires et les instances de concertation institutionnelles sont pourtant les lieux vivants de l’exercice de la démocratie. Là, le débat se cristallise en des propositions argumentées, étayées, partant de l’expérience vécue aussi bien que de l’expertise acquise. Les affects y sont canalisés, ce qui permet de construire du compromis, du consentement. Dès lors, plutôt que de regretter la désaffection de la politique traditionnelle, aussi bien que la montée de l’extrême droite, il faut redonner un sens au contrat social, sans lequel la démocratie ne tient pas. Au lendemain du second tour de la présidentielle de 2022, le gouvernement relevait la nécessité, pour lutter contre les records d’abstention, « de tenir ses engagements et d’associer davantage les Français à la décision »[5]. Il est grand temps de le faire.
[1] https://fne.asso.fr/communique-presse/l-assemblee-nationale-arrose-de-pesticides-la-loi-alimentation ; https://www.wwf.fr/etats-generaux-de-lalimentation-2017
[2] https://www.atlande.eu/temoignages/972-la-grande-desillusion-vecus-de-la-convention-citoyenne-sur-le-climat–9782350308654.html
[3] « Le corporatisme est la maladie française », JDD, 10 décembre 2022, mettant dans le même sac les syndicats, les ordres professionnels… On peut s’étonner que des lobbies n’aient dans le même temps aucun mal à se faire écouter du président.
[4] https://fne-idf.fr/PDF/Divers/PPT%20contrat%20engagement%20r%C3%A9publicain.pdf
[5] https://www.bfmtv.com/replay-emissions/bourdin-direct/gabriel-attal-face-a-apolline-de-malherbe-en-direct-25-04_VN-202204250166.html
- Image : « Parlement décentralisé » (« Devolved Parliament ») – Banksy
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