- Mahaut Chaudouët-Delmas est ancienne conseillère politique et activiste féministe. Elle réalise également des podcasts politiques (Les Ombres – Slate.fr, Regarde-moi bien – Fondation des femmes). Sur la base du témoignage de dizaines d’expertes et de militantes associatives, elle met en lumière la force motrice du paradigme féministe en vue renouveler notre système économique et social, dans un livre intitulé « Demain ne peut qu’être féministe – Repenser notre société au prisme de l’égalité » (Editions de L’Aube, 120 p.).
- Chronik – Que pensez-vous des débats en cours sur le féminisme et entre féministes ? Où situez-vous dans ces débats ?
J’ai conscience que ces débats sont d’une grande complexité et aussi je n’engage ici que mon avis très personnel. Avec le mouvement #MeToo, mon sentiment est que nous vivons une nouvelle ère du féminisme, où la parole du sujet a pris une ampleur inédite. L’envie est désormais de bâtir une force politique à partir du sentiment d’injustice – notamment chez les jeunes générations -, et moins des idéologies. Cela permet d’étendre le domaine de la lutte féministe et la remise en question du patriarcat comme système politique, à tous les rapports – couple, famille, travail, société… Cela permet aussi, à mon sens et dès que c’est possible, d’intégrer une approche intersectionnelle de tous les vécus proches, identiques, décuplés de l’ensemble des victimes de ce système oppressif : transgenres, lesbiennes, bisexuelles, racisées, handicapées, pauvres, musulmanes, queer, intersexes… Cette approche, jeune, peut créer des frictions au sein du mouvement féministe, notamment générationnelles. Et c’est plutôt une bonne chose : cela crée du débat et du dynamisme dans la famille féministe.
Mais pas que : il arrive que certaines activistes voient notamment dans l’intégration des combats des personnes trans une vampirisation de ceux des femmes cis, à l’image de ce qui s’est passé sur la campagne du Planning familial — association qui mérite pourtant un soutien inconditionnel. Ce faisant, elles jouent selon moi la polarisation des féminismes. Or le féminisme n’est pas un gâteau qu’il faut diviser. Il est tout à fait logique de se battre d’un côté pour constitutionnaliser l’IVG, réformer notre système judiciaire et nos textes de loi pour qu’ils garantissent une culture de protection des femmes victimes de violence, déconstruire le discours sexiste dans les médias ; de l’autre pour visibiliser l’ensemble des féminicides, y compris des personnes transgenre.
Pire encore, cette opposition violente à l’intégration pourtant cohérente de la question trans dans le féminisme rejoint en fait les positions antiféministes, conservatrices et patriarcales de certaines droites et de l’extrême droite. En tenant des propos clairement transphobes, en réduisant la classe des femmes à une réalité biologique, elle essentialise et naturalise les conditionnements sociaux que l’on subit depuis toujours. C’est une façon très méthodique de réactiver des siècles d’injonctions rattachées à nos organes et nos corps, de nous réassigner à la sphère domestique et au rôle maternel dont on a toujours cherché à s’extraire, de nier l’héritage des travaux féministes qui se sont opposés à l’immuabilité et à la binarité des catégories de sexe ; qui ont théorisé leur caractère construit et leur fondement sur les conditions et des positions sociales, notamment de domination économique et sexuelle.
Or cette opposition a un coût, et des conséquences délétères pour les femmes : il suffit de regarder du côté de nos voisins américains, qui nous ont précédé.es de quelques années sur la “panique trans”, et qui aujourd’hui interdisent l’IVG. Cela montre bien que le féminisme est incompatible avec une lutte pour le retrait des droits de quelques un.es ou l’accès à certains soins… il doit dès que c’est possible inclure, entre autres, la lutte des femmes trans, sinon, il exerce le même processus de construction de normes, de hiérarchies et d’interdictions que son ennemi le patriarcat. Ce que cet ouvrage Demain ne peut qu’être féministe propose plus largement, c’est un combat global pour émanciper toutes les femmes et au-delà, la société dans son ensemble, pour construire un nouveau modèle.
- Chronik : Vous liez, en toute logique, les combats féministes à la question de l’égalité. Comment expliquer les difficultés pour que les progrès de l’égalité en droit se traduisent en égalité de fait (exemple des salaires à compétence égale) ?
C’est un peu comme sur l’irréversibilité climatique : les comportement individuels sont salutaires, mais ils ne changeront la donne qu’à la marge. Seule une bifurcation à grande échelle, portée par l’Etat, est à la hauteur des enjeux. C’est pareil sur l’égalité entre les femmes et les hommes : les actions féministes portées notamment par la sphère associative sont précieuses, mais elles ne changeront pas à bout de bras une société. Seule la puissance étatique peut le faire.
Sur le plan économique s’il faut s’y attarder, il y a eu des progrès ces dernières années : l’index Pénicaud, qui permet de mesurer les inégalités salariales dans le privé, et qui s’apprête à être étendu à la fonction publique ; la loi Rixain, qui vise à une plus grande égalité entre les femmes et les hommes dans les entreprises. Mais ces mesures manquent tantôt de puissance, tantôt de latitude. En se focalisant sur le top management du secteur privé notamment, elles restent partielles.
Ce qui nous manque c’est une approche intégrée des politiques publiques féministes et un volontarisme étatique fort. Par exemple, en décidant de promouvoir une économie du lien à travers une politique de l’emploi indexée sur l’utilité sociale des métiers. Cette ambition permettrait de revaloriser, socialement et économiquement, les plus de 80% de femmes précaires qui composent les métiers du “care”, qui nous étaient si “essentiels” pendant la pandémie, et qui vont certainement plus encore l’être demain dans un monde vieillissant. Pour une fois, on changerait la logique du marché du travail : non pas tant en encourageant des femmes à occuper les postes d’hommes, mais davantage en renforçant les métiers dans lesquels elles se spécialisent. D’autres pays l’ont fait : au Québec, la loi sur l’équité salariale de 1999 a permis de revaloriser les métiers à prédominance féminine en les comparant à ceux à prédominance masculine à partir de critères objectifs de pénibilité, formation, compétences, risques, responsabilité, technicité… pour dépasser la ségrégation professionnelle entre qui contribue à stigmatiser et dévaloriser certains emplois selon leur forte féminisation. C’est là l’approche de la “valeur comparable” : en 20 ans, l’écart salarial a été réduit de plus de 5 points.
Un autre chantier transversal qui permettrait de réduire le delta entre égalité en droit et égalité de fait dans l’économie est la réforme de nos finances publiques. Plusieurs dispositifs existent : l’égaconditionnalité, qui conditionne chaque subvention publique à des engagements paritaires ; ou, adopté dans d’autres pays, le budget sensible au genre, qui engage le fléchage de chaque dépense en fonction de son impact sur les femmes, comme cela est déjà fait pour la budgétisation verte, par exemple.
Une approche féministe de l’économie consisterait encore en la création d’emplois par l’Etat. Si on peut saluer les avancées précitées, on ne peut s’en remettre uniquement au monde de l’entreprise pour entamer la bifurcation vers l’écologie, l’autonomie et le soin. Plusieurs dispositifs existent là encore comme la “garantie emploi”, qui pourrait très utilement être couplée à un critère genre.
- Chronik : Vous défendez la thèse selon laquelle le féminisme peut être un paradigme pertinent pour une transformation en profondeur de la société. Comment un tel paradigme peut être placé au cœur des politiques publiques ?
Comme on vient de le voir pour le marché du travail, le paradigme féministe est non seulement un moteur d’émancipation des femmes, mais aussi un moyen de renouveler notre modèle économique et social. Ça tombe bien puisque nous avons collectivement postulé sa péremption au gré des confinements et du retour de la guerre en Europe.
Un tel paradigme pourrait être promu et étendu à travers une féminisation du leadership politique, en recrutant de nouveaux profils issus du militantisme féministe et qui se font encore trop rares dans les espaces de décision, et en dégenrant les portefeuilles – les ministères régaliens, de plein exercice, les cabinets, les partis politiques sont encore presqu’exclusivement dirigés par des hommes. Les feuilles de route s’en verraient changées, et déclinées selon chaque politique publique pertinente : justice, économie, éducation, santé, recherche, médias, diplomatie…
Sans tomber dans le piège essentialiste, la longue exclusion des femmes de la politique les conduit à développer des stratégies différentes des hommes et à créer, comme l’explique Christiane Taubira, “une différence dans leur rapport à la décision politique”. On a vu par exemple se multiplier des articles sur le constat d’une meilleure gestion de la crise par les femmes lorsqu’elles étaient au pouvoir, à la fois dans l’urgence mais aussi dans le souci d’une relance plus durable et équitable, dans la redéfinition de notre système productif. C’est ainsi que 4 pays dirigés par des femmes – la Finlande, l’Islande, la Nouvelle-Zélande et l’Ecosse – ont désormais intégré des indicateurs de bien-être et sont sortis du “tout PIB”. Il ne faut donc pas voir le paradigme féministe comme une contrainte, mais bien comme une opportunité politique pour sortir de l’impasse et changer de monde.
- https://latachenoire.com/livre/20962255-demain-ne-peut-qu-etre-feministe-repenser-not–mahaut-chaudouet-delmas-editions-de-l-aube
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