Au cœur de la pandémie, nous avançons dans le brouillard d’un nouveau monde. À la fois inédit et angoissant, nous regardons ébahis un univers passé où le probable était prévu, où les institutions nationales ou internationales donnaient l’impression de pouvoir encaisser, au moins provisoirement, des crises financières, sociales et/ou politiques. Cette apparente solidité, nous le savions, reposait sur une bombe climatique de plus en plus proche de l’explosion (des déflagrations ont déjà eu lieu), ne réparait rien des désastres qui l’accompagnaient et faisait semblant de ne pas voir le gouffre des inégalités croissantes dans lequel elle risquait de s’effondrer. Mais l’on pouvait encore sortir, voir sa famille, ses amis et espérer que l’équilibre mondial tiendrait encore quelques temps.
Tout a été balayé par un virus qui a nous a dessillé les yeux. Au cœur de la crise sanitaire, la grande majorité de la population ne veut plus « du monde d’avant ». Selon une enquête d’opinion Viavoice pour le journal Libération[1], la sanctuarisation de « biens communs » qu’il sera interdit de « fragiliser » est plébiscitée : certes les « hôpitaux publics » (91%) ou la « Sécurité sociale » (85%), mais également « l’accès à l’eau et à un air de qualité » (88%), la « biodiversité » (76%) et l’« éducation nationale » (82%). Par ailleurs, 69% des Français jugent nécessaire de « ralentir le productivisme et la recherche perpétuelle de rentabilité » et 70% de « réduire l’influence de la finance et des actionnaires sur la vie des entreprises ». 70% des Français estiment qu’il faut « créer une vraie puissance européenne » et 84% qu’il faut « relocaliser en Europe le maximum de filières de production ». Pour cela est souhaité un « protectionnisme économique beaucoup plus strict », en particulier aux frontières de l’UE (65%). Ces aspirations, qui ne sont pas que françaises, ne sont pas neuves. Mais, en pleine épidémie de covid-19, elles sont davantage partagées et inscrivent l’exigence écologique au sein d’une vision globale du futur. Ces ambitions se déclinent en propositions majoritaires, en particulier celles de « nationaliser des activités stratégiques pour la vie du pays » (68%) et de « soutenir les entreprises nationales de manière beaucoup plus systématique et durable, même en dehors des crises » (56%).
Comment pouvons-nous voir émerger ces questions, les voir débattues ? Quelle formation politique, sociale ou culturelle pour porter de telles aspirations en France, en Europe, dans le monde ? Aujourd’hui, aucune connue n’est en tout cas plébiscitée par les Français, tant, à ce stade, ce « nouveau monde » ne semble pour eux porté par personne. Ils attendent des gouvernants (dans leur diversité), ou de ceux qui aspirent à l’être, qu’ils portent des idées nouvelles et les mettent en œuvre. Ils attendent le changement effectif.
Dans l’immédiat, reconnaissons que la difficulté que nous avons à gérer et à surmonter cette crise sanitaire inédite renvoie notamment à l’échec de plusieurs de nos politiques publiques menées depuis la fin des années 1980 : diminution du nombre de lits dans les hôpitaux ; gestion court-termiste des stocks de médicaments, de masques et de respirateurs, sans prévision de catastrophes ad hoc ; absence de politiques globales de prévention révélée par une tardive capacité à tester.
Pourtant, depuis de nombreuses années, les alertes ont été nombreuses, parties des premiers concernés : les soignants. On regrettera peut-être que la plupart des médias ne les aient que peu relayées, préférant, souvent, se perdre en polémiques sur le voile (sujet récurrent depuis 30 ans) ou (plus récemment) sur l’âge de Greta Thunberg.
Alors, qu’attendons-nous ? Cette crise nous renvoie à l’absence criante de prise de conscience de la part des dirigeants mondiaux et prescripteurs d’opinion quant à la cause environnementale, malgré les innombrables actions collectives qui ont émergées ces 10 dernières années au sein de la population. Au-delà de l’origine exacte de la propagation du virus qui fait l’objet de nombreux débats, c’est un type d’activités industrielles qui favorise le passage de coronavirus d’animaux à l’Homme. L’alerte des scientifiques sur l’impact de notre activité sur la biodiversité est ancienne sans qu’elle n’ait jamais suscité de réels changements. En 2016, le programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE) avertissait que l’émergence de maladies zoonétiques était le plus souvent associée aux changements environnementaux résultant de l’activité humaine. En cause : la déforestation, l’élevage intensif, la fragmentation des milieux et bien sûr le réchauffement climatique qui peut conduire des animaux vecteurs de maladies à prospérer là où ils ne vivaient pas. Bref, ce n’est ni au pangolin ni à la chauve-souris que nous devons nous en prendre, mais à « notre » mépris de la nature et des animaux qui y vivent.
La situation que nous connaissons aujourd’hui nous évoque différents récits de « science-fiction ». Certains scénarios de romans, bandes-dessinées ou films récents s’approchent de ce que nous vivons. La culture et son regard nous accompagnent et, en forgeant nos imaginaires, nous donnent aussi à réfléchir. Sur les risques écologiques et de pandémie, mais aussi sur ceux d’une société de surveillance marquée par un recul des libertés. Ces peurs inspirées souvent d’autres crises ou de guerres nous permettent de regarder ce qui se passe aujourd’hui et de mieux penser ce qui risque d’arriver demain. Collectivement, soyons-y vigilants.
En France, dans le débat public, l’apport de cette culture de la science-fiction n’est pas visible. Le discours dominant, en période dite « normale » n’est pas non plus alimenté par des chercheurs ou scientifiques nous alertant sur telle dérive sécuritaire, telle catastrophe naturelle à venir, telle conséquence sur la santé de telle activité économique ou politique publique. Le discours dominant est plutôt celui de certitudes d’un certain « establishment » déconnecté qui ne subit rien ou bien peu des désastres qu’elle provoque largement. Le Covid-19 étant peut-être (et dans une moindre mesure) une première exception, d’où une certaine sidération.
L’endogamie sociale couplée à l’atomisation de la société, thème cher à Hannah Arendt, très forte dans le monde et la France d’aujourd’hui, doit nous interroger. Car elle conduit à la réduction des connaissances, à l’impossibilité de penser pour le collectif. Or, ne peut-on pas tirer de ce constat une des raisons de l’impréparation de la plupart des États occidentaux à la crise sanitaire que nous subissons ?
Ceux qui demain dirigeront, dans l’ensemble des secteurs, devraient être des connaisseurs du monde, responsables et divers. Il s’agit simplement d’une diversité à tous les étages. Ce qui suppose que tous puissent accéder aux mêmes fonctions et donc formations. Or, notre système « méritocratique » est en panne : la réalité est que selon son origine sociale, géographique, ethnique, selon son genre, les chances de réaliser son projet de vie ne sont pas les mêmes. Voilà un premier changement à mener jusqu’au bout.
L’autre changement, le plus profond, devrait être la refonte radicale de tout ce qui a abouti à cette crise mondiale. Car enfin, comment changer le système qui a produit la catastrophe si inlassablement l’on conduit les mêmes politiques ? Or, l’essentiel de la communauté scientifique, une grande partie des organisations collectives, culturelles, syndicales, démocratiques s’accordent là-dessus : oui, il faut « changer le système ». La crise financière de 2007-2008 a mis en exergue les dangers de ce système économique et social dérégulé contre les travailleurs et nos économies nationales. Cette crise sanitaire rappelle que ce système ne respecte pas plus notre environnement naturel que le travailleur. Un système qui multiplie à l’infini les attaques contre notre biodiversité et contre l’équilibre naturel. Pour assurer un développement économique qui accepte sa mutation écologique, l’État doit être représentatif d’un peuple multiforme pour mieux organiser la vie sociale dans le respect de son environnement. Il doit imposer des normes pour que, jamais, l’activité économique ne conduise à des risques pandémiques. Voilà le deuxième changement qui s’impose.
Le monde étant interconnecté, la concertation doit être globale, au niveau des continents, au niveau de la planète, pour éviter que la nature que l’on préserve ici soit détruite ailleurs. Ce qui concerne aujourd’hui un territoire à 15.000 km d’ici nous concernera demain. Cela suppose aussi, à notre échelle, un renforcement de l’intégration européenne pour aboutir à une Europe puissance (et donc indépendante) dont on parle sans concrétisation depuis plus de 20 ans. Parce que cette crise sanitaire, comme la précédente crise financière de 2007-2008, illustre un monde globalisé mais fracturé, où chacun joue sa partition au mépris de la solidarité mais aussi de l’efficacité. L’Union européenne est elle-même testée et certaines de ses démocraties vacillent. Répondre à cette fracturation sur le plan des valeurs est un défi central car la fragmentation spatiale fragilise l’entraide et le civisme. Les valeurs humanistes inscrites dans l’histoire commune d’après-guerre permettront à l’Europe de répliquer à une Amérique repliée, aux puissances autoritaires ou illibérales et de rassurer certaines puissances émergentes. Cette Europe politique et démocratique ne peut réussir et susciter l’adhésion de la majorité des Européens qu’à condition d’être prête à défendre un autre rapport à l’argent et à la production, un rapport respectueux à notre environnement, un système social protecteur, une autonomie stratégique réelle (ce qui suppose des relocalisations industrielles) et un lien indéfectible aux droits humains. Voilà le troisième changement à accomplir, et sans lequel le deuxième sera impossible.
Ne rien faire serait criminel. Parce que ce type de pandémie (alors même que l’issue de celle actuelle n’est pas connue) se reproduira alors. À ce stade, le covid-19 a une létalité faible par rapport à d’autres virus. Mais qu’aurait été notre réaction collective face à une épidémie qui aurait emporté nos enfants ?
Pour ce « monde d’après », la lâcheté serait de faire « à moitié », en prétendant nommer les choses. Mais de bons mots de nos dirigeants partout dans le monde ne suffiront pas. Au contraire, face aux faits, ils susciteront exaspération et votes extrêmes.
Pour changer le monde, il nous faut de la lucidité radicale et du courage. En refusant de partir de postulats, en particulier économiques, qui aujourd’hui ont prouvé leur inefficacité voire leurs dangers. Des postulats qui ne servent, en réalité, qu’à profiter du choc produit sur la population pour recommencer de plus belle au service d’une finance et d’une activité dérégulées… comme si de rien n’était.
[1] Publiée le 31 mars dernier.
Nicolas Cadene
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