Le débat sur la fin de vie n’a sans doute jamais été aussi médiatisé, aussi incarné, aussi argumenté. Qu’il s’agisse de soi-même ou de ses proches, chacun sera, tôt ou tard, confronté à cette question profondément intime et évidemment politique. Mourir dans la dignité : un enjeu de liberté individuelle mais aussi d’égalité.
Nous avons de plus en plus souvent connaissance d’histoires douloureuses de personnes malades en fin de vie, dont l’issue est l’occasion de tragiques poursuites judiciaires à rebondissements. Depuis de nombreuses années, notre société hésite. Accepter d’agir ou se contenter d’accompagner. De leur côté, prenant en considération l’avis des premiers concernés ou les convictions les plus ancrées, les familles se fracassent sur le mur des douleurs interminables. Comment accepter que seulement 35 % des décès en France se déroulent dans des conditions acceptables ?
La question de la fin de vie dans notre société, c’est aussi celle qui renvoie à un fait trop peu connu, voire ignoré, celui du grand nombre de suicides de personnes âgées, pas encore grabataires et qui choisissent en conscience de s’en aller. Refusant de devenir un fardeau, constatant avec tristesse que dans leur vie, les bonnes choses ne compensent plus assez les mauvaises et que l’avenir promet de n’être qu’une laborieuse dégradation plutôt qu’un doux repos.
Sénèque (Lettre à Lucilius 70) écrivait : « Vivre t’agrée, vis donc ! Vivre ne t’agrée pas, libre à toi de t’en retourner d’où tu es venu. » Pour les stoïciens, bien mourir, c’est être indifférent à toute crainte et en mépriser les effets. Pour les épicuriens, la mort n’est qu’un instant dont la brièveté et la certitude ne doivent en aucun cas nous empêcher de bien vivre en consentant à la contingence des circonstances de l’événement.
Quand tout devient laborieux, compliqué, quand il faut compter toujours plus sur les autres et quand on redoute plus que tout de devenir un poids, dans un pays qui refuse la mort digne, c’est l’action, avant qu’il ne soit trop tard, qui, parfois, s’impose.
En 2006, je fus confronté comme tant d’autres à cette question de la fin de vie. Mon grand-père s’est donné la mort. Lui et ma grand-mère avaient toujours été de fervents défenseurs du « droit pour chacun d’avoir une fin de vie conforme à ses conceptions personnelles de dignité et de liberté » et adhérents depuis toujours à l’Association pour le droit de mourir dans la dignité (ADMD), fondée par le médecin Pierre Simon (qui par ailleurs fut grand maître de la Grande Loge de France) et l’écrivain Michel Lee Landa, et aujourd’hui présidée par Jean-Luc Romero.
Il avait souhaité « mourir dans la dignité. » Il était parfaitement lucide et n’était pas malade. La vie ne se résume pas à ne pas être malade. Vivre, c’est prendre part à une conversation, marcher dans les Cévennes, bricoler, se projeter sereinement, se sentir utile plutôt qu’inutile, être un soutien plutôt qu’un fardeau. Pour lui, comme pour d’autres, quand tout cela n’est plus possible, que tout devient laborieux, compliqué, quand il faut compter toujours plus sur les autres et quand on redoute plus que tout de devenir un poids incapable de contrôler son destin, dans un pays qui refuse la mort digne, c’est l’action, avant qu’il ne soit trop tard, qui, parfois, s’impose.
Il avait décidé, en responsabilité, de partir alors qu’il considérait avoir suffisamment « bien vécu » et profité de la vie. Il en était heureux. Ses proches se sont tous souvenus combien il était souriant et radieux pour ses derniers moments. Nous n’en avions pas compris les raisons et cela était bien ainsi. Il avait fait son choix et ce choix l’avait libéré. Y repensant, nous avons pris la mesure de nos dernières conversations avec lui, compris son insistance sur l’éthique. Sans s’imposer, il voulait nous redire ce qu’il avait appris de la vie. « L’utilité du vivre n’est pas en l’espace, elle est en l’usage (…) Il gît en votre volonté, non au nombre des ans, que vous ayez assez vécu », écrivait Montaigne.
Cette histoire très personnelle est, je le sais, beaucoup plus répandue qu’on ne le pense. C’est une histoire qui n’est pas triste en comparaison de celles de ces femmes et de ces hommes à qui on ne donne pas le choix et subissent un choix de la société. Si je partage cette histoire, c’est précisément pour tenter d’expliquer combien la mort peut relever de l’intime et du désir de maîtriser son destin.
Le suicide de ce grand-père « militant » n’est pas un « moment de déprime », ce n’est pas un mauvais jour qui a dérapé. Non, c’est plus simplement le choix d’une vie, une décision qui était prise depuis longtemps, depuis des décennies, pourrions-nous dire. Et à ce moment-là de sa vie, il savait que c’était celui de préparer son départ, avant d’être malade et grabataire. Avant de perdre la maîtrise de son propre devenir.
LA QUESTION DE L’ÉGALITÉ DEVANT LA MORT
On peut ne pas partager son choix. On peut notamment le trouver prématuré, considérant qu’il n’était pas encore atteint de ces démons qu’il redoutait. On peut penser que dépendre des autres, ce n’est pas être inutile, qu’avoir besoin des autres, ce n’est pas n’avoir plus rien à donner. On peut penser ce que l’on veut, autant que l’on veut, on n’est pas celui qui a vécu cette vie. On n’est pas celui qui l’a dédiée aux autres. Je n’ai moi-même pas à donner mon opinion et personne n’a à le juger. Mais je le répète, s’il est parti « tôt » (il avait tout de même 86 ans), c’est parce qu’il savait que son pays ne le laisserait pas partir une fois qu’il n’en pourrait plus de vivre malade.
Pour lui, il n’y avait donc comme solution que de se donner la mort à ce moment-là de sa vie. Il savait qu’à un moment plus tardif de sa vie, l’euthanasie, c’est-à-dire le fait pour un tiers de « donner une mort douce », ne serait pas possible (et, de fait, il ne l’est toujours pas), encore moins le « suicide assisté », c’est-à- dire le fait de « fournir à une personne les moyens de se suicider » (la mort étant déclenchée par le patient lui-même.)
Outre la liberté de chacun de maîtriser son destin, cela pose aussi la question de l’égalité devant la mort. On sait que certains sont mieux accompagnés, avec la possibilité d’être entouré de gens compréhensifs du monde médical qui ont les moyens d’aider à une mort douce sans que l’État ne s’en mêle. C’est un privilège en comparaison de ceux qui n’ont d’autres choix que de penser à un suicide plus brutal.
Notre aïeul n’avait pas ce type d’entourage. Qui plus est, il était croyant et ministre du culte (pasteur et aumônier protestant). Cette situation est assez rare pour être soulignée. Néanmoins, comme l’écrivait déjà en 1989 Olivier Abel, professeur de philosophie et d’éthique à la faculté de théologie protestante de Montpellier, « l’on chercherait en vain, dans la Bible, une condamnation du suicide. Le suicide est raconté (Saül, Judas) comme un malheur et non décrit comme une catégorie de faute. »
Reste que le suicide est le plus souvent considéré par les religions — y compris le protestantisme — comme un péché constituant une rupture de la communion entre Dieu et l’être humain. L’approche de ce grand-père pasteur divergeait cependant. Il la résumait ainsi : « Si la vie nous est donnée par Dieu, il nous a permis de la gérer nous-mêmes. L’homme est maître de sa destinée, il doit l’assumer. »
Bien sûr, dans une société laïque, quoi qu’en pensent les différents courants religieux, la question de la fin de vie ne saurait dépendre des opinions des religieux et encore moins des interprétations leurs livres sacrés. Le sujet est complexe et renvoie aux convictions ô combien intimes de chacun. Il doit être traité, et tous peuvent s’en saisir : élus, société civile, praticiens, courants de pensée, cultes, etc.
UNE ULTIME LIBERTÉ
Cela doit-il conduire les pouvoirs publics à légiférer davantage ? Certains considèrent que le droit actuel suffit. D’autres répondent également « non » parce que cela relèverait de la seule responsabilité individuelle. Sauf que, d’une part, cela ne prend pas en considération l’inégalité de fait devant la mort, évoquée plus haut et que, d’autre part, tel n’est le cas qu’en cas de « suicide », et non de « suicide assisté » ou d’« euthanasie ».
Dans ce dernier cas en particulier, est-il raisonnable d’observer sans réagir les souffrances physiques et psychiques de nombre de Français, de compter les affaires judiciaires qui se multiplient mais n’aboutissent à rien ? Sans doute, « non », comme l’ont écrit le 27 février dernier 156 députés de toutes les formations politiques représentées à l’Assemblée nationale, dans une tribune du journal Le Monde. Anne Bert, qui, en octobre 2017, a reçu, à sa demande, une injection létale dans un service de soins palliatifs en Belgique, clamait : « Il me reste une ultime liberté : celle de choisir la façon dont je vais mourir. »
C’est cette liberté qui justifie en Suisse « l’assistance au suicide », à condition que « celle-ci ne soit pas motivée par un mobile égoïste. » En Belgique, seule l’euthanasie est reconnue comme un droit pour chaque malade, pour autant qu’il soit dans les conditions édictées par la loi. L’euthanasie, pratiquée par un médecin, ne peut notamment être réalisée que « si le patient est capable, conscient au moment de sa demande », et que sa souffrance « physique et/ou psychique est constante, insupportable et inapaisable. »
En France, malgré la loi Claeys-Leonetti, force est de constater que de nombreux individus en phase avancée d’une maladie incurable vont chercher la délivrance dans l’un ou l’autre des pays ayant déjà légiféré sur cette possibilité.
Dès lors, pourrons-nous au moins avancer sur un point ? Celui, comme l’écrivent les députés précités, de pouvoir respecter le choix de chacun « quand il est libre, éclairé, soumis à nulle contrainte ou dépression, exprimé de façon réitérée, et que des médecins ont confirmé l’impasse thérapeutique » ?
© Photos : Flickr et Wikipedia (Staël et Klee)
Nicolas Cadene
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