Kantemir Balagov, 26 ans, élève d’Alexandre Sokurov, dessine dans son premier long métrage une tranche de vie dans les années d’effondrement et de mutation post-soviétiques en Russie, au Nord Caucase, en 1998. Les amateurs de Tintin et du Sceptre d’Ottokar en seront pour leurs frais : sans folklore ni balalaïka, « Tesnota » (en russe : le sentiment d’étroitesse, de promiscuité) résonne en France et en Europe comme une leçon face au cloisonnement culturel, à l’aridité que laisse derrière lui le repli identitaire, à la guerre qui rode. Étroitesse spirituelle, familiale et géographique.
Sorti en France le 7 mars dernier, « Tesnota, une vie à l’étroit » a reçu le prix Fipresci de la critique internationale dans la section « Un certain regard » au festival de Cannes 2017 et le Grand Prix du jury du festival d’Angers. Nerveux, étouffé, aux dominantes colorées mais sombres, cadres serrés, Tesnota demande si l’on doit se sacrifier pour sauver un proche.
D’abord, il y a le cadre : le format de l’image 4/3 dans lequel étouffera, se battra et survivra pour éclore ou tout simplement vivre, Ilana. Vingt-quatre ans, visage aigu et « garçon manqué », mécanicienne dans le garage de son père, elle ne quitte jamais sa salopette et son blouson en jean avec un lion sur le dos. Elle vit en 1998, dans le monde post-soviétique sidéré, en Russie, au Nord du Caucase, et plus exactement dans une famille juive qui se débat comme elle peut en rafistolant des Ladas qui n’en finissent pas d’agoniser. Ilana bourre ses collants de chewing gums Wrigley’s, de Sneakers, de petits trésors occidentaux au goût de nouveauté pour les offrir à son petit ami Nazim, pompiste, kabarde donc musulman. Se retrouver en cachette et flirter sur le capot de la voiture. Romeo et Juliette ? Pas si simple.
Au même instant, le frère d’Ilana et sa fiancée se font kidnapper par des mafieux et la valeur des faibles biens familiaux ne suffira pas à atteindre la rançon exigée. Aller à la police, pour quoi faire alors qu’elle est aussi corrompue que les kidnappeurs. La communauté juive rassemblée pour faire une quête se révèlera soit indifférente, soit prédatrice. Vers qui se tourner, où trouver l’argent ? La mère d’Ilana fait alors un choix de Sophie : elle vendra sa fille en mariage à une famille juive amie pour la somme qui reste à récolter.
Mais c’est le point de vue de la « fille de Sophie » à laquelle le réalisateur va enfin donner sa chance : c’est Ilana qui va choisir. Et, formidable force de vie de son temps, elle va se battre contre tous et toutes et surtout contre elle-même pour faire exploser ce cadre à l’étroit qui tente de la briser, de l’anéantir.
L’ÉTOUFFOIR
Parce que tout, à Naltchik, capitale de la république de Kabardino-Balkarie, est un étouffoir : la communauté juive, petite en nombre et pas plus riche que les autres, au grand dam de ces derniers. Les autres ? Les Kabardes, les Balkars, les Russes puis les myriades d’autres nationalités (Ossètes, Turcs, Ukrainiens, Arméniens, Tchétchènes). Tous dans leur étroit couloir de course, tous étouffés par la peur que la guerre qui va reprendre dans la république voisine de Tchétchénie ne les avale à leur tour.
Les potes de Nazim, désœuvrés, sont stupéfiés par la haine diffuse des combats mais déjà hypnotisés par la boue mentale de la violence. Peut-être que Nazim se laissera submerger aussi. C’est en leur compagnie, dans sa station-service, sur des divans aussi défoncés qu’eux par le crack et le tord-boyau fait maison, qu’Ilana et les amis de Nazim vont découvrir, sur une cassette VHS de clips de propagande tchétchène, les scènes refilées sous le manteau d’égorgement de soldats russes par des combattants de Grozny. C’est là que l’étroitesse devient suffocation pour Ilana et pour nous. Au MK2 Bastille à Paris, quelques spectateurs ont alors quitté la salle. Comme à sa première au Festival de Cannes, et à son équivalent russe, le Kinotavr.
« Vous n’avez pas entendu parler de moi et de mes camarades, nous ne sommes pas les enfants de cinéastes célèbres, pas des gars de Moscou » (Kantemir Balagov).
Tout étouffe, sauf la prescience butée d’Ilana, redoutable Darya Zhovner, qu’il faut avoir confiance dans la vie. Ces années folles 1990 dans le monde post-communiste, c’est la drogue, l’alcool, la pop russe (la lancinante « Ne pleure pas » de Tatiana Bulanova, thème de la bande originale), les dance clubs de province ou s’éclatent les jeunes nés dans un pays qui n’existe plus, pétrifiés par l’effroyable violence de ceux d’à-côté qui leur ressemblent tant. Et qui pourtant vivent ce que vivent tous les jeunes dans toutes les provinces du monde.
Les intérieurs ont été tournés à Saint-Pétersbourg mais les extérieurs à Naltchik, dans le petit quartier juif. Kantemir Balagov saisit parfaitement cet étroit environnement provincial où l’on s’arrange avec tout et rien, ce moment d’équilibre entre l’effondrement des repères sociaux et la possibilité de tous les avenirs. Et l’incompréhension médusée d’une société largement laïcisée, sous la sourde menace des guerres en Géorgie et en Tchétchénie voisines, face à une remontée religieuse aux allures de reflux gastrique.
Mais « il n’y a pas de vérité sans amour », écrit Pouchkine, et c’est avec cette vérité, si anticartésienne, que Kantemir Balagov nous gifle : dans un mouvement libératoire, Ilana va s’imposer face à sa mère, la suffocante Olga Dragunova au visage grêlé, minéral (« Tu n’as plus personne à aimer », lui assène sa fille), en détruisant la réputation familiale dans une scène d’anthologie où figure une culotte.
Ilana se libèrera de l’étouffante cellule familiale, refuge autant mortifère que plein d’amour, en acceptant l’argent mais en sabotant son « mariage » ou plutôt sa vente. Elle libérera ainsi son frère, aimé mais tant gâté et préféré par sa mère. Elle se libèrera aussi du faible Nazim, gentil pataud englué dans ces loyautés « tribales » et amicales. Enfin, elle quittera, avec ses parents, dans la grande tradition du Juif errant, Naltchik pour Voronège, le Caucase pour la Russie de l’Ouest, la petite ville pour la grande.
LA GUERRE DES PEUPLES N’AURA PAS LIEU
« Il n’y a pas de persuasion dans le reproche », ajoute Pouchkine, et il ne faut pas voir dans le portrait sans concession des rapports inter-ethniques que fait Balagov un argument définitif en faveur d’une inévitable guerre des peuples, qu’il s’agirait de séparer en France et en Europe « avant qu’il ne soit trop tard ». La guerre n’a pas englouti le Nord Caucase. La synagogue de Naltchik et les Juifs des montagnes sont toujours là. Et si « même les Kabardes quittent Naltchik », d’après Balagov, c’est le même mouvement de départ qui a saisi toutes les communautés depuis les années 1990.
« Tesnota » résonne comme une gifle sur nos joues roses. Il nous suggère de puiser dans le regard de Balagov une consolation et étrangement un message d’espoir pour une Europe qui semble entrer aujourd’hui dans un désespoir comparable.
C’est une histoire vraie, évidement.
© Photo : Wikiart (Mikhail Lermontov)
Kantemir Balagov, Tesnota, une vie à l’étroit. En salles depuis le 7 mars 2018.
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