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« Pentagon Papers » : quand la presse fait plier la Maison blanch

Les « Pentagon Papers » de Steven Spielberg font surgir les années 1970 américaines dans lesquelles l’idéalisme n’était pas encore un gros mot face au découragement et au cynisme. Un étrange écho dans l’Amérique de Trump, où l’enquête du procureur spécial Mueller lève le voile sur le rôle joué par la Russie dans la campagne présidentielle de 2016, et sur l’implication de l’entourage du candidat victorieux qui s’en prend aux « fake news medias ».

Avec son dernier film, Spielberg nous replonge dans une décennie qualifiée facilement, dans la vieille Europe, de « fin de l’innocence », mais qui est dans un même mouvement une extraordinaire réaction démocratique face à la brutalité de la guerre, à la place minorée des femmes et des Africains-Américains, à la restauration du droit de publication et de celui des citoyens américains à l’information. Avec la publication des Papiers du Pentagone, prélude au scandale du Watergate, America was back and great again.

TRUMAN, EISENHOWER, KENNEDY, JOHNSON, « TRICKY DICKY » NIXON : 20 ANS DE MENSONGES

En 1971, de retour d’une mission sur le théâtre de guerre du Vietnam, Daniel Ellsberg, que l’on qualifierait aujourd’hui de lanceur d’alerte, analyste au think tank RAND Corporation – proche des milieux militaires -, décide de tout balancer. Il va secrètement faire fuiter au New York Times une analyse exhaustive de la politique militaire américaine dans l’ancienne Indochine : 7000 pages classées secret défense, commandées par l’ex-secrétaire à la Défense Robert McNamara, dont la longévité en poste n’a jamais depuis été égalée.

Ces Papiers du Pentagone examinent les années 1947 à 1967 et prouvent l’enlisement, les mensonges pilonnés par toutes les administrations et la saignée d’une génération entière envoyée à l’abattoir pour que l’Amérique « ne perde pas la face ». Des Papiers du Pentagone on retiendra alors surtout les bombardements secrets du Laos et du Cambodge, l’envoi de troupes de Marines au sol et donc l’élargissement de la guerre à la région, activités soigneusement cachées aux médias mainstream par la CIA et les cadres militaires à Saigon.

Plus largement, en apportant la preuve que la présence américaine au Vietnam datait non de l’incident du golfe du Tonkin mais déjà de la présidence Truman, ces documents, une fois révélés, bousculeront une opinion publique jusqu’alors polarisée pour ou contre la guerre vers un soutien au retrait des troupes américaines. Truman, Eisenhower, Kennedy, Johnson, et bien sûr « Tricky Dicky » Nixon : tous mouillés, tous menteurs.

PRÉDESTINÉE À DIRE « OUI », KAY GRAHAM DIT « NON »

Au Washington Post, journal local de la côte Est, Katherine « Kay » Graham, veuve du suicidé directeur de publication Philip Graham, reprend par devoir le journal de son père puis de son mari. Elle est tout sauf « équipée pour » : parfaite femme du monde issue des vieilles familles établies à Georgetown, l’aristocratie de Washington, D.C., proche des pouvoirs, elle s’est entourée d’un conseil d’administration entièrement masculin, condescendant et frileux.

Meryl Streep frémit en incarnant la naissance d’une femme que toute son éducation avait dressée à dire « oui » et qui se redresse pour dire « non ». Car il s’agit pour elle de se lever contre l’administration nixonienne et contre son ami McNamara. Et pour le Washington Post, qui fait son grand saut en entrant à en bourse à Wall Street, le risque de publier les Papiers du Pentagone est potentiellement mortel. Le New York Times, premier sur le « coup », vient de faire appel de la décision du procureur général et de Nixon lui intimant de cesser la publication de Papiers « secret défense » mettant en danger la sécurité nationale.

La procédure va être portée à la Cour Suprême. Meryl Streep oscille entre l’éducation et le devoir moral, et ce dernier l’emporte à la lecture des Papiers qui révèleront en fait le sacrifice méthodique de milliers de jeunes Américains, souvent mais pas toujours noirs et surtout sans « réseau » pour éviter la conscription, pour une guerre perdue d’avance.

Mi-Antigone mi-Mrs Dalloway chez Spielberg, mais grande figure du féminisme, des business women et du journalisme, Kay Graham incarne aujourd’hui cette Américaine bien élevée et plutôt conservatrice qui a su faire la jonction avec les afros, les hippies et les peace freaks qui battaient le pavé des universités en scandant « 1,2,3,4 we don’t wan’t your fucking war ! ». Meryl Street expose avant tout une femme qui a su, au moment incandescent, sortir de sa condition solitaire et aliénée pour s’affirmer. Une belle claque aux tenants du « c’était mieux avant ».

Mais pas seulement. Car dans la version romancée de Spielberg, il y a le couple-type, qui allie progressisme et conservatisme, éthique du journalisme et business pour redynamiser le Quatrième pouvoir. Ben Bradley est rédacteur en chef du Washington Post, archétype du journalisme aux États-Unis et au-delà, chevalier du Premier amendement, manager turbo et inconsolable ami du président J. Kennedy : formidable Tom Hanks, qui prend divinement la relève de Jason Robards dans Les Hommes du Président d’Alan Pakula (1976).

Faire du Washington Post un journal national sans rien lâcher sur l’éthique, utiliser la compétition avec le New York Times en s’alliant avec lui quand ce qui est en jeu est au-delà de la concurrence, voilà ce qu’il va réussir à faire naître chez Kay Graham en l’accouchant pour qu’elle dise non.

UN MESSAGE CLAIR À DONALD TRUMP

Bien sûr, Steven Spielberg cède parfois aux facilités qui fondent son succès : lorsque Kay Graham descend discrètement les marches de la Cour Suprême après la victoire conjointe du Washington Post et du New York Times sur les poursuites de l’État et la censure fédérale, elle est encadrée d’une haie de femmes de toutes couleurs de peau. Mais le réalisateur rend aussi un hommage poignant à la presse écrite dans les scènes classiques et élégamment filmées des rotatives, du plomb et d’un temps où le journalisme était encore une affaire où l’éthique et la sueur ouvrière faisaient un.

Aussi la course palpitante contre les deadlines juridiques et la mise sous presse allègent-elles la complexité des enjeux de fond : Nixon en ombre chinoise crépusculaire à la Maison Blanche (ses conversations obscènes avec le macabre Henry Kissinger semblent être les bandes originales), les conséquences militaires, diplomatiques et politiques de la révélation des Papiers, la fin du « Summer of love » et des Sixties. De la même manière, la virtuosité en profondeur de Meryl Streep et de Tom Hanks et des seconds rôles équilibre un propos carré.

« Si on ne les publie pas, qui restera-t-il pour le faire ? », oppose Ben Bradley en 1971 aux membres du conseil d’administration du Washington Post.

Enfin, et c’est là l’intérêt le plus brûlant des « Pentagon Papers », Spielberg frappe le Président Trump exactement là où celui-ci conforte sa popularité. En rétablissant le féminisme et le droit à l’information dans son contexte historique, en rappelant la gloire qu’il y avait à se battre pour ces droits en 1971, il gifle son électorat misogyne et paranoïaque, et promet hypothétiquement au président en exercice une déchéance à la Nixon. Il attaque de front l’ »attrapeur de pussy » qui refuse de répondre aux media nationaux en agitant le concept de fake news, tout en promettant… de les attaquer en justice. Un bis repetta plus que risqué.

Les Papiers du Pentagone seront publiés par le Washington Post et repris dans les grands titres de presse dans les tous les États-Unis. Leur lecture, de la côte Ouest au Midwest et à la côte Est, va largement contribuer à faire balancer une opinion publique hésitante et déchirée entre les mouvements pour la paix et le conservatisme patriotique, dans une nation où chaque famille sera, d’une manière ou d’une autre, blessée par le carnage ubuesque de la guerre du Vietnam. Un an plus tard, les écoutes posées par la bande de Nixon au siège du parti démocrate et le scandale du Watergate, révélés au public par le même Washington Post, signeront la fin de l’époque Nixon.

« Si on ne les publie pas, qui restera-t-il pour le faire ? », oppose Ben Bradley en 1971 aux membres du conseil d’administration, confits dans leur conservatisme d’hommes d’affaires bourgeois. En 2018, cette question de Bradley, les lanceurs d’alertes ou encore Wikileaks et les Panama Papers réussissent-ils à provoquer le même regain d’idéalisme nécessaire à la vie démocratique ? Probablement que non, et c’est pour ça que Spielberg s’en charge.

© Photo : Flickr (photo de Daniel Ellsberg)

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