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L’Europe enfin armée ?

Arlésienne qui n’a de cesse de hanter les débats sur le devenir de la construction européenne, l’idée d’une Europe de la défense revient en force à la lumière d’un tweet agacé dont seul le président américain, Donald Trump, a le secret. Emises en marge des cérémonies finales clôturant la commémoration de la Grande guerre en réaction à l’intervention d’Emmanuel Macron qui évoquait la nécessité d’une armée européenne, les déclarations rageuses de Trump ont paradoxalement permis de mettre en lumière une volonté politique inédite, relayée par Angela Merkel devant le Parlement européen le 13 novembre dernier. Il convient d’en préciser la perspective comme les limites, car dans le vocabulaire politique, la terminologie d’armée européenne tendrait à se substituer à celle d’Europe de la défense.

Depuis quelques années, on ne compte plus les avancées visant à encourager le développement de l’Europe de la défense. La volonté politique, inédite, s’exprime en partie sous la contrainte d’un environnement stratégique dont la dégradation se donne à voir au quotidien. Si les progrès sont tangibles du point de vue des possibilités institutionnelles, reste que les écueils demeurent nombreux et les freins importants. Le dernier en date : le choix belge d’acquérir l’appareil de combat F35 au détriment de propositions européennes, une décision qui n’est évidemment pas neutre. Le souci est également de nature terminologique : en effet si l’Europe de la défense semble renvoyer à une idée mobilisatrice, celle d’armée européenne renvoie à une image plus concrète qui touche directement les citoyens.

Un lien transatlantique abîmé par la présidence Trump.

Au début des années 2000, Robert Kagan, dans un ouvrage qui fait date, La puissance et la faiblesse, paraphrasait John Gray, en considérant que les Européens venaient de Vénus et les Américains, de Mars. Il expliquait que la pusillanimité des Européens reposait sur une vision du monde divergente de celles des Américains, allant jusqu’à prétendre que les premiers, parce qu’ils étaient kantiens, étaient sortis de l’Histoire. Il revenait donc aux États-Unis d’assumer pleinement leur puissance. La divergence ne reposait donc pas seulement sur un différentiel de puissance, il est vrai structurel et abyssal du point de vue militaire, mais également sur une vision différente du monde et de ce qu’il doit être. L’Histoire, dont les Européens étaient prétendument sortis, se chargera d’infliger aux Américains un camouflet sur les rives du Tigre et de l’Euphrate où s’échouera la lamentable équipée qui devait accoucher du projet de Grand Moyen-Orient imaginé par les néoconservateurs.

Près de 15 ans plus tard, après les errements stratégiques de George W. Bush en Irak qui avaient profondément divisé les Européens, Donald Trump franchit un palier supplémentaire, ce en trois temps. Tout d’abord à l’occasion de la campagne présidentielle au cours de laquelle il plaidait pour une prise en charge plus importante par les Européens de leur propre sécurité. Il pointait alors la faiblesse, aussi réelle que structurelle depuis la fin de la Guerre froide, des dépenses de défense des Etats européens. Ensuite, lors du dernier sommet de l’OTAN à Bruxelles, il a instillé le doute sur l’automaticité de l’assistance mutuelle (article 5 de la Charte de l’Atlantique) qui fait la force de l’OTAN et la raison d’être de celle-ci pour de nombreux Etats européens. Enfin, ces derniers jours, par une attitude pour le moins inconsidérée et une série de tweets, il ébranle les relations, déjà compliquées, avec bon nombre de partenaires européens, dont certains en première ligne aux côtés des Américains au sein de plusieurs opérations en cours.

Pris en étau entre des ambitions russes qui trouvent un débouché en Ukraine et au Moyen-Orient, une rive Sud de la Méditerranée déstabilisée (où la marine chinoise commence à prendre pied), et désormais des Etats-Unis à la fiabilité douteuse, l’Europe n’a jamais eu à faire face à une montée de tension d’une telle ampleur depuis la Guerre froide. Au-delà de ces défis géostratégiques, il s’agit aussi de répondre à un retour des Etats-puissance (Chine, Russie…) qui ont engagé une politique massive de réarmement, et de relever les défis de la cyberdéfense, du spatial…

Il n’en fallait pas plus pour convaincre des Européens, pourtant très majoritairement atlantistes, de repenser les cadres de leur sécurité collective.

Des avancées majeures ces dernières années.

De fait, depuis deux ans, sous l’impulsion du couple franco-allemand, et en dépit d’une divergence de visions entre les deux capitales (Cf. infra), les Européens ont avancé de concert afin de reprendre un chantier laissé en jachère depuis le milieu des années 2000 qui avaient vu éclore une floraison de missions européennes sous le mandat de l’ONU. Cette initiative s’est d’autant plus facilement imposée que les Britanniques, opposants traditionnels à toute avancée de l’Europe de la défense qui doublerait les structures de l’Alliance atlantique, sont hors-jeu depuis le Brexit.

Ainsi, le lundi 13 novembre 2017, 23 membres de l’Union européenne ont pris la décision de s’engager dans une coopération structurée permanente (CSP). Cette disposition, qui découle des articles 42§6 et 43 du traité de Lisbonne, autorise des États-membres « qui remplissent des critères plus élevés de capacités militaires et qui ont souscrit des engagements plus contraignants en la matière en vue des missions les plus exigeantes [à établir] une coopération structurée permanente dans le cadre de l’Union. »Ce signal fort est doublé du lancement d’un Fonds européen de défense qui a vocation à stimuler la R&D et piloter des programmes communs, peu nombreux depuis le programme d’avion de transport d’Airbus A400M initié au milieu des années 1990. En adoptant cette CSP, le Conseil européen du 11 décembre 2017 lui a conféré une perspective politique dans la durée et renouvelle une Europe de la défense devenue atone.

Cette démarche, initiée par une grande majorité des États-membres, est emblématique d’une volonté politique forte et sans précédent en matière de défense à l’aune de l’histoire de la construction européenne. Elle constitue la réponse la plus appropriée face à la prise de distance de Washington à l’endroit des Européens. De surcroît, faisant face à d’énormes contraintes financières et économiques, de nombreux d’États-membres voient dans cette CSP l’opportunité de réaliser des économies d’échelle en matière de programmes d’armement et par le biais d’une mutualisation des moyens (ce qu’on appelle la smart défense).

Sans être révolutionnaire, cette initiative pose un cadre, le document fixe :

– Une « liste des engagements communs ambitieux et plus contraignants pris par les États membres participants, y compris l’augmentation régulière, en valeur réelle, des budgets de la défense afin d’atteindre les objectifs convenus ;

– la gouvernance de la CSP, avec un niveau global permettant de maintenir la cohérence et l’ambition de la CSP, (…) des arrangements administratifs, y compris en ce qui concerne les fonctions de secrétariat de la CSP au niveau des projets et le financement » ;

– le tout assorti d’une « déclaration dans laquelle ils se félicitent de l’accord politique dressant une liste initiale de 17 projets devant être entrepris au titre de la CSP. »

Reste que l’usage d’une terminologie nouvelle, celle d’armée européenne, qui a resurgi il y a deux ans, au moment du débat sur le CSP, et qui a ponctué les récentes déclarations officielles deux des principaux chefs d’Etat européen, interroge, elle doit être mise en perspective avec l’Initiative européenne d’intervention, nous y reviendrons.

L’impossible équation d’une armée européenne.

L’ensemble de la communauté de défense s’attache à souligner, à longueur de débats depuis l’échec de la CED en 1954, l’impossibilité de concevoir et mettre en place une véritable armée européenne. Ce à commencer par le général de Villiers, ex-chef d’état-major des armées, sur France Inter (le 14 novembre) pour qui une fusion des armées européennes sous un commandement unique à Bruxelles est aussi prématurée qu’impossible. La direction des forces armées participe du cœur régalien, son emploi s’articule avec une politique extérieure, qui comme la défense, est un domaine sur lequel les Etats demeurent souverains et qui sur le plan européen relève du Conseil européen… Force est de constater qu’au-delà des discours, les obstacles, en dépit de la dimension inédite de la volonté politique, sont nombreux et tous liés à une culture stratégique européenne, au mieux embryonnaire, au pire absente.

Tout d’abord, l’absence d’une analyse partagée entre Etats-membres de l’Union européen, a fortiori ceux partie-prenantes de la CSP, est criante. Il serait nécessaire de concevoir un véritable Livre blanc sur la défense européenne. Au-delà de l’identification des menaces, cette étape nécessite de s’accorder sur leur degré de priorité. En effet, il est bien évident que la perception de la déstabilisation de la rive Sud de la Méditerranée n’est pas la même chez les pays scandinaves, préoccupés par le retour à la puissance de Moscou, qu’en Italie, par ailleurs l’État étant largement dépendant du gaz russe. En synthétisant de façon harmonieuse au sein d’un Livre blanc les préoccupations des États-membres participants de la CSP, il sera dès lors possible de dégager alors une stratégie commune et un modèle de défense cohérent.

De surcroît, les deux principaux promoteurs de l’Europe de la défense, et a fortiori d’une armée européennen’en partagent pas la même vision stratégique. En effet, aujourd’hui, ce sont surtout deux visions de l’architecture européenne de défense, l’allemande et la française, qui s’affrontent. Berlin et une majorité d’Européens pencheraient pour une conception défensive stricto sensu alors que Paris affiche une ambition plus conforme à sa stratégie de projection de puissance. Il est fort probable qu’une voie médiane se dégagera au fil des débats.

Last but not leastle rapprochement des cultures stratégiques au sein de l’UE. Or, c’est là que le bât blesse, car c’est sur ce plan que les questions industrielles et l’Alliance atlantique interagissent directement avec l’édifice européen en gestation. De nombreux Etats-membres sont très dépendants des armements américains, et des standards et doctrines d’emploi qui en découlent. La décision belge d’acquérir l’avion de combat multirôle Lockheed Martin F-35 Lightning II au détriment d’un appareil européen (le Rafale ou l’Eurofighter) est emblématique des limites de l’initiative européenne de défense et symptomatique du comportement d’une bonne partie des Etats européens. En effet, l’acquisition d’un tel système d’arme engendre une dépendance stratégique du pays acquéreur qui bride son autonomie politique. Le degré de sophistication sans précédent atteint par un avion de combat qui ne se résume plus au simple appareil, mais à une avionique connectée et une maintenance largement entre les mains des industriels qui ont conçu le système d’armes… ce pour plusieurs décennies et pour plusieurs milliards, obèrent par-là, non seulement les marges budgétaires mais l’autonomie stratégique et donc la souveraineté de l’Etat acquéreur. Il y a 30 ans, l’acquisition d’appareil de combat F16 par bon nombre de ces pays avait déjà largement préparé le terrain à des système d’armes autrement plus structurant, tel le F35. La priorité donnée par Paris et Berlin au système de combat aérien du futur (SCAF) montre que les deux capitales ont pris la mesure de cet enjeu.Toutefois, de nombreux pays européens (Belgique, Italie, Espagne…) ont déjà scellé des partenariats avec Washington pour acquérir le F35, qui, du reste, n’a toujours pas fait ses preuves au combat, et va amplifier la dépendance stratégique de ces pays à l’égard de Washington. De même, l’Alliance atlantique a produit des normes opérationnelles et, par conséquent, harmonisé certains standards au sein des armées européennes, qui opèrent désormais selon des normes et standards largement étasuniens.

Reste que, chaque puissance européenne a gardé ses spécificités et sa culture stratégique : les modes opératoires des armées allemande et française ne sont pas les mêmes, comme en témoignent leurs expériences et leurs apports respectifs en Afghanistan ou dans le cadre des opérations européennes (Eufor Tchad/RCA, Atalante…). Néanmoins, ces opérations et les exercices communs ont permis d’améliorer l’interopérabilité des armées européennes et à terme à amorcer des convergences … c’est le sens de l’Initiative européenne d’intervention lancée à la Sorbonne le 25 juin dernier par le Président de la République et neuf de ses homologues européens, mais c’est un travail de longue haleine qui va nécessiter des années (des décennies) d’effort contrairement à ce qui a pu être souligné par les promoteurs de cette démarche.

Au-delà, il existe des nouveaux espaces stratégiques où tout ou presque reste à inventer. Dans le domaine opérationnel, il n’est pas totalement inenvisageable de voir les forces cyber, pour le moins embryonnaires, entamer un début d’intégration à l’échelle européenne … mais là encore nous sommes loin d’une armée européenne à proprement parler. Louis Gautier, ancien secrétaire général à la défense et la sécurité nationale, missionné par le Président de la République pour faire des propositions d’ici la fin de l’année sur cette question ne dit pas autre chose : « En parlant d’armée européenne, Emmanuel Macron permet d’incarner le projet pour nos concitoyens, de secouer la technostructure, de pousser à la clarification des choix, car le moment de vérité arrive pour les Européens. » Lors de son allocution devant le Parlement européen, la chancelière allemande a avancé l’idée d’un Conseil de sécurité européen. Nous sommes donc loin de l’hypothèse d’une armée au sens classique et plus proche d’un élément de langage performatif visant à frapper les esprits et donc … d’une illusion d’optique.

© Photos : Flickr

William Leday

William Leday

est diplômé de Sciences Po Aix-en-Provence et titulaire d’un DEA en histoire. Ancien conseiller parlementaire, il est spécialisé en affaires stratégiques qu'il enseigne à Sciences-Po et en communication politique.
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est diplômé de Sciences Po Aix-en-Provence et titulaire d’un DEA en histoire. Ancien conseiller parlementaire, il est spécialisé en affaires stratégiques qu'il enseigne à Sciences-Po et en communication politique.

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