Le lundi 13 novembre, 23 membres de l’Union européenne se sont engagés dans une coopération structurée permanente (CSP). Cette démarche, initiée par une grande majorité des États-membres, est emblématique d’une volonté politique forte et sans précédent en matière de défense. Elle constitue probablement la réponse la plus appropriée face à la prise de distance de Washington à l’endroit des Européens. S’agit-il pour autant d’une révolution copernicienne ?
Cette disposition, qui découle des articles 42§6 et 43 du traité de Lisbonne, autorise des États-membres « qui remplissent des critères plus élevés de capacités militaires et qui ont souscrit des engagements plus contraignants en la matière en vue des missions les plus exigeantes [à établir]une coopération structurée permanente dans le cadre de l’Union. » Ce signal fort est doublé du lancement d’un Fonds européen de défense qui a vocation à piloter des programmes communs, peu nombreux depuis le programme d’avion de transport d’Airbus A400M initié au milieu des années 1990.
Est-ce à dire que nous assistons à l’avènement d’une défense intégrée, modèle théorique sur lequel reposait la défunte Communauté européenne de la défense ? On se souvient comment celle-ci fut enterrée par la France, devenue par la suite la promotrice la plus zélée de l’Europe de la défense. Rien n’est moins sûr, car si le contexte encourage et porte cette initiative, la question de la volonté politique, reconnaissons-le sans précédent en matière d’Europe de la défense, pourrait se heurter sur des écueils comme l’absence d’une analyse partagée sur l’environnement et la culture stratégique.
Quand l’Europe délaisse Vénus pour Mars
Au début des années 2000, dès lors que les sujets militaires et de politique internationale étaient abordés, l’Europe faisait l’objet de moqueries de la part des décideurs américains. Certains experts convoquaient la mythologie gréco-romaine pour illustrer le fossé existant entre le « vieux continent » et les États-Unis. Ainsi, en 2004, sur fond d’intervention militaire en Irak, Robert Kagan, dans un ouvrage qui fait date, La puissance et la faiblesse, paraphrasait John Gray, en considérant que les Européens venaient de Vénus et les Américains, de Mars. Il expliquait que la pusillanimité des Européens reposait sur une vision du monde divergente de celles des Américains, allant jusqu’à prétendre que les premiers, parce qu’ils étaient kantiens, étaient sortis de l’Histoire.
Il revenait donc aux États-Unis d’assumer pleinement leur puissance. Notons au passage que le diagnostic est largement partagé par certains intellectuels de la droite identitaire européenne qui, à l’image d’Éric Zemmour, sont nostalgiques de la puissance passée des nations du « vieux continent ». La divergence ne reposait donc pas seulement sur un différentiel de puissance, il est vrai structurel et abyssal du point de vue militaire, mais également sur un différent d’ordre idéologique.
L’Histoire, dont les Européens étaient prétendument sortis, se chargera d’infliger aux Américains un camouflet sur les rives du Tigre et de l’Euphrate où s’échouera la lamentable équipée qui devait accoucher du projet de Grand Moyen-Orient imaginé par les néoconservateurs.
Près de 15 ans plus tard, alors qu’avec George W. Bush nous pensions avoir touché le fond en matière d’unilatéralisme irrationnel, Donald Trump franchissait un palier supplémentaire. En effet, en remettant en cause, lors du dernier sommet de l’OTAN à Bruxelles, l’automaticité de l’assistance mutuelle (article 5 de la Charte de l’Atlantique), il abîmait irrémédiablement un lien transatlantique dont l’Alliance atlantique est la traduction la plus emblématique – il l’a reconnu depuis mais le mal est fait.
Il n’en fallait pas plus pour convaincre des Européens, pourtant très majoritairement atlantistes, de repenser les cadres de leur sécurité collective. Prise en étau entre des ambitions russes qui trouvent un débouché en Ukraine et au Moyen-Orient et une rive Sud de la Méditerranée déstabilisée, l’Europe n’a jamais eu à faire face à une montée de tension de telle ampleur depuis la guerre froide.
De surcroît, faisant face à d’énormes contraintes financières et économiques, de nombreux d’États-membres voient dans cette CSP l’opportunité de réaliser des économies d’échelle en matière de programmes d’armement et par le biais d’une mutualisation des moyens (ce qu’on appelle la smart défense).
Des limites et des écueils encore nombreux
Jusqu’au Brexit, le Royaume-Uni représentait le principal obstacle au développement de l’Europe de la défense. Arc-boutée sur l’Alliance Atlantique dont elle a longtemps été le meilleur élève, Londres voyait, à raison, dans ce développement, la mainmise de la France qui souhaitait émanciper l’Europe du leadership américain et affaiblir l’OTAN.
Pourtant, en 2009, en réintégrant le commandement de l’OTAN qu’elle avait quitté en 1966 sur l’initiative du général de Gaulle, la France avait considérablement affaibli l’idée d’Europe de la défense… avant de reprendre son bâton de pèlerin et de se démultiplier en matière d’engagement extérieur.
Aujourd’hui, ce sont surtout deux visions, l’allemande et la française, de l’architecture européenne de défense qui s’affrontent. Berlin et une majorité d’Européens penchent pour une conception défensive stricto sensu alors que Paris affiche une ambition plus conforme à sa stratégie de projection de puissance. Il est fort probable qu’une voie médiane verra le jour.
Un rapprochement des cultures stratégiques, au sein de l’UE, devient urgent et implique un diagnostic partagé des menaces.
Cette coopération, qui passe par des mutualisations dont certaines existent déjà (il existe un commandement européen du transport aérien), risque de butter sur des cultures stratégiques différentes, voire antagonistes. En effet, en dépit d’une tendance structurelle à la diffusion au sein des armées occidentales de normes techniques et opérationnelles en provenance de l’OTAN, avec une prédominance des normes américaines (comme la fameuse liaison tactique 16 servant à transmettre les données entre les différents système d’arme), plusieurs doctrines coexistent.
L’action de la coalition internationale et de l’OTAN en Afghanistan ou en Irak est riche d’enseignements en ce sens. On note par exemple qu’en dépit de leur grande proximité, les armées britannique et américaine en Irak n’opéraient pas de la même façon. De même qu’en Afghanistan, les modes opératoires des armées allemande et française ne sont pas les mêmes.
Une culture stratégique européenne avait pourtant commencé à émerger avec la multiplication des opérations de paix sous l’égide l’ONU au début des années 2000 (opérations Artémis, Eufor Tchad/RCA, Eufor RDC …). Après ces débuts prometteurs, ces opérations devenues moins ambitieuses, plus modestes et moins médiatiques, à l’exception notable de l’opération Atalante visant à lutter contre la piraterie maritime au large de la Somalie.
À défaut d’une tradition, la capacité de l’Union européenne à intervenir dans le cadre d’une opération multinationale (ce qu’on appelait, depuis 1992, les missions de Petersberg, depuis élargies) est réelle. Les armées européennes travaillent du reste de concert (exercice, échanges d’officiers) au sein ou hors du cadre européen. Les années 1990 avait vu émerger des forces multinationales communes (les euroforces) qui, faute d’engagement concret, se sont étiolées.
Il en est de même des battlegroups (groupements tactiques de l’Union européenne), pleinement opérationnels depuis 2007 mais jamais déployés, alors même que la France en avait émis l’idée dans le cadre de la crise malienne. Force est donc de constater que si les initiatives ont rarement fait défaut en matière d’Europe de la défense, la volonté politique a été rarement unanime.
Ce rapprochement des cultures stratégiques devient donc urgent et implique un diagnostic partagé des menaces. Déjà en 2004, l’Institut européen de la sécurité, présidée alors par Nicole Gnesotto, avait proposé sans succès un premier Livre blanc sur la défense européenne. Ce type de démarche invoqué par de nombreux politiques avait fini par s’apparenter à une arlésienne, compte-tenu de la difficulté à réduire les écarts de perceptions.
En effet, il est bien évident que la perception de la déstabilisation de la rive Sud de la Méditerranée n’est pas la même dans les pays scandinaves préoccupés par le retour à la puissance de Moscou qu’en Italie, État largement dépendant du gaz russe. En synthétisant de façon harmonieuse au sein d’un Livre blanc les préoccupations des 23 États-membres, il sera alors possible de dégager une stratégie commune.
Au-delà de la démarche pragmatique adoptée par la partie française depuis 2012, il est donc nécessaire de dégager une vision commune sans laquelle une convergence des doctrines stratégiques et opérationnelles ne sera possible. Une révolution copernicienne implique au sens propre comme au sens figuré un changement de perception. Celle-ci est à l’œuvre en Europe, mais il y a loin de la coupe aux lèvres.
© Photo : Flickr
William Leday
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