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La gauche et les gilets jaunes : symbiose ou divergence des luttes ?

Alors qu’elle n’a eu de cesse de déplorer la fin de l’engagement du peuple, les gilets jaunes suscitent un malaise, voire un dilemme quasi-inextricable au sein de la gauche. La composante nationaliste, pour ne pas dire raciste du mouvement, effraie à juste raison, et nombreux sont ceux qui préfèrent encore se tenir en retrait de cette révolte pourtant authentiquement populaire.

 

Depuis leur émergence sur les routes hexagonales et la scène médiatique il y a quelques semaines, il est de bon ton pour une large part de la gauche revendiquée, de garder ses distances vis-à-vis des gilets jaunes, jusqu’à considérer comme suspect tout élan d’enthousiasme venant de la bouche d’un représentant de la gauche bien-pensante (qu’elle soit radicale ou non, mais nécessairement formée, lettrée, et le plus souvent urbaine) à l’égard du mouvement.

Et de fait, si on élimine d’emblée les réticents aveuglés par le mépris social, conscient ou non, que leur inspirent les gilets jaunes, tout un chacun a probablement eu à se demander : « puis-je décemment soutenir un mouvement dont certains faits d’armes résident dans l’agression raciste, dont l’un des symboles arborés est la Marseillaise, quand ce n’est pas le slogan « On est chez nous » qui est repris en chœur ? » La question s’est posée et continue sans doute de se poser. Et il ne faudrait en aucun cas minimiser le problème de la composante fascisante du mouvement. Sauf que.

Un mouvement protéiforme

En dépit de ses tentatives récentes pour se structurer, le mouvement des gilets jaunes est par nature un mouvement hétérogène, disparate, qui n’obéit pas à une ligne pas plus qu’à des dirigeants. Comment juguler dans ces conditions l’expression de quelques-uns, qui peut en effet confiner au pire ? Loin s’en faut et contrairement à ce que certains voudraient faire croire, la majorité de ces gilets jaunes ne se recrute pas parmi les sympathisant.e.s de l’extrême-droite partisane. L’historien et démographe Hervé Le Bras a montré que la carte de la mobilisation du 17 novembre ne se superposait pas à celle du vote RN (ex-FN). Nombre des gilets jaunes sont des abstentionnistes, des citoyens jusqu’à présent peu politisés – en tous les cas de la manière dont la démocratie représentative le prescrit -, qui soudainement ont décidé de faire entendre leurs voix par une forme d’action directe. Comment ne pas s’en réjouir ? Ce sont bien souvent des enfants ou petits-enfants d’ouvriers qui avaient délaissé le politique, considérant bien à tort qu’il ne les concernait pas, n’avaient jamais participé à un cortège de manifestation ni à un quelconque mouvement de révolte collective, qui renouent aujourd’hui avec un discours insurrectionnel. Dans ces conditions comment déplorer le manque d’engagement du peuple post-guerre froide et se désoler en même temps du surgissement des gilets jaunes, qui au-delà de la bagarre fiscale arrimée au pouvoir d’achat, dénoncent avant toute chose la politique de classe menée par le gouvernement ? Comment être de gauche et ne pas se réjouir de l’irruption des « invisibles » au beau milieu de l’espace public ? On ne peut pas avoir un temps pointé du doigt les insuffisances du mouvement « Nuit Debout » – taxé de bobo-parisianisme -, et dédaigner aujourd’hui les actions des gilets jaunes.

L’historien des mouvements sociaux Gérard Noiriel ne s’y est d’ailleurs pas trompé : selon lui cette mobilisation porte en elle une dimension profondément révolutionnaire. Dans un entretien au Monde paru le 27 novembre, il estime que « parler de jacquerie à propos des « gilets jaunes » est à la fois un anachronisme et une insulte ». Dans son analyse, « les gilets jaunes qui bloquent les routes en refusant toute forme de récupération politique s’inscrivent confusément dans le prolongement du combat des sans-culottes en 1792-1794, des citoyens-combattants de février 1848, des communards de 1870-1871 et des anarcho-syndicalistes de la Belle Epoque ».

En outre, si les agressions racistes, abjectes, perpétrées par un certain nombre d’individus se réclamant des gilets jaunes ont largement été relayées par les médias traditionnels et les réseaux sociaux, d’autres évènements, qui contrecarrent la thèse d’une manœuvre de l’extrême-droite, sont passés un peu plus inaperçus. Comme la haie d’honneur des gilets jaunes montpelliérains au passage des manifestant.e.s de la marche antisexiste du 24 novembre dernier. Comme la présence de drapeaux anarchistes sur la plus belle avenue du monde, ainsi que de tags aux accents post-situationnistes, comme celui-ci : « Tous cassos, tous casseurs ». Ou comme l’émergence d’un front antiraciste des gilets jaunes, appelant à se mobiliser tout à la fois contre la politique du gouvernement et contre les tentatives, réelles, d’une frange de l’extrême droite de s’approprier le mouvement.

Et maintenant, l’apport des quartiers

Il y a de fait une bataille culturelle à mener au sein même du mouvement. S’il ne s’agit pas de le récupérer ou de le « domestiquer », il est du devoir de la gauche, non pas tant au sens partisan du terme mais au regard des individus qui se réclament encore de ses valeurs, de l’irriguer, de l’enrichir de luttes sociales plus larges. Le Comité Adama, autre mouvement citoyen et populaire, en pointe sur la lutte antiraciste, créé à l’initiative d’Assa Traoré suite au décès de son frère lors d’une interpellation en juillet 2016, l’a immédiatement compris, appelant à manifester en gilets jaunes le 1er décembre. Dans son communiqué, il évoque des problématiques communes avec les quartiers populaires, liées à l’enclavement territorial et aux inégalités sociales, mais aussi aux « violences policières auxquelles les gilets jaunes sont confrontés à leur tour ». Le leitmotiv du Comité Adama, qui n’omet pas de citer les événements réunionnais, est résumé en cette phrase : « Ne laissons pas le terrain à l’extrême-droite, et réaffirmons nos positions contre le racisme à l’intérieur des gilets jaunes ». Pénétrer le mouvement, et l’irriguer du combat pour l’émancipation réelle. Autrement dit gagner la bataille culturelle, et mettre la colère au service d’un mouvement authentiquement de gauche.

Une bataille pour ainsi dire gagnée d’avance, puisque la raison d’être des gilets jaunes est la défense des dominés face aux dominants, la réponse du peuple face à la crise de la représentation actuelle. Certains argueront que la rhétorique « antifiscale » des gilets jaunes est antinomique de celle d’un mouvement de gauche. C’est confondre un peu vite opposition au principe de la fiscalité, et lutte en faveur de la justice fiscale. Les gilets jaunes n’ont eu de cesse de mettre en exergue l’incongruité de la suppression de l’ISF au regard de la hausse de la fiscalité énergétique pour les ménages les plus modestes. Cette revendication de justice fiscale, qui n’est que l’une des dimensions, désormais bien plus global, du combat des gilets jaunes, est avant tout une contribution primordiale à la justice sociale. Par ailleurs faut-il rappeler qu’en juillet 1789, le peuple parisien surgissait sur la scène publique et historique en prenant d’assaut le mur des Fermiers généraux, qui régissait la collecte de l’impôt aux portes de la ville ? Toute ressemblance avec des faits existant ou ayant existé ne serait-elle que purement fortuite ?

Soizic Bonvarlet

Soizic Bonvarlet

est journaliste bi-media pour LCP, Slate et Politis(International/Parlement/ Culture), et membre du comité de rédaction de la revue Charles.
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