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« Gilets jaunes » : un tournant démocratique ?

Plutôt que d’opposer un jugement définitif à l’égard des gilets jaunes, nous serions bien inspirés de comprendre le «qui» et le «pourquoi» de ce phénomène, en ne se limitant pas au «comment»… La question n’est évidemment pas tant la hausse du prix du carburant que le malaise dont il est le révélateur, il résonne avec la crise de notre édifice démocratique.

Samedi 17 novembre, ce ne sont pas moins de 282 000 manifestants (chiffres du ministère de l’Intérieur), donc probablement bien plus, qui se sont mobilisés autour de 1 500 actions. L’ampleur de ce mouvement social est d’autant plus marquante qu’aucune organisation ou mode de régulation, autre que les réseaux sociaux, n’est venue le structurer ; de même, aucune direction identifiée ne semble le contrôler. En l’absence de service d’ordre, de nombreux débordements se sont, assez logiquement, produits, occasionnant un décès et 409 blessés dont 14 graves. Des manifestants en nombre se sont approchés de l’Elysée et des échauffourées ponctuées de 282 interpellations sont venues conclure la journée sur la place de la Concorde.

Un mouvement composite …

Les médias, sidérés, ont fait l’objet d’un rejet massif de la part des manifestants, au point qu’un journaliste a été agressé et d’autres molestés. Si ces derniers ont couvert le mouvement, ils l’ont fait de façon partielle et partiale. Partiel parce qu’aucun porte-parole revendiqué n’est venu occuper l’espace médiatique ou expliquer une démarche de ce mouvement par nature composite et hétéroclite, accroissant cette impression de sidération. Partial, parce que les évaluations chiffrées avancées par les correspondants locaux n’avait qu’un rapport assez vague avec la réalité de la mobilisation. Il n’y avait qu’à faire un tour sur les réseaux sociaux pour s’en rendre compte, comme en témoigne la photo ci-dessus prise aux alentours d’Amiens venant contredire l’estimation journalistique d’une présence limitée à 35 personnes… ce rapport d’emblée compliqué aux médias interpelle. Il dit quelque chose de ce mouvement qui résonne avec ce qui se passe chez nos voisins italiens, au Brésil, aux Etats-Unis … où une partie des populations rejette massivement les médias classiques, faisant ainsi le lit des complotistes de tous poils et des partis populistes…

Il est trop tôt pour qualifier idéologiquement le mouvement des gilets jaunes. Pour autant, au regard des revendications, des mots d’ordre et des témoignages, il est possible d’en évaluer les contours. L’injustice fiscale est présentée comme l’élément fédérateur du mouvement sur fond d’une transition écologique impensée dans laquelle la justice sociale se limite à quelques mesures correctrices – comme l’atteste le train de mesures annoncées dans la précipitation par Edouard Philippe. En biais, la suppression de l’ISF – qui si, sur le moment n’a pas produit de réaction, a depuis collé à Emmanuel Macron l’étiquette de président des riches – revient en boomerang avec des effets dévastateurs. Au-delà de ces revendications où le meilleur – plus de justice sociale ou fiscale – côtoie les pires mots d’ordre – homophobes, sexistes et racistes –, force est de constater que ce sont les classes populaires et moyennes qui étaient présentes en masse. En somme, les catégories sociales que la gauche a perdues par étapes successives dans les années 1990 pour les premières, puis 2000 pour les secondes, toutes enfants perdus d’une mondialisation synonyme de déclassement ou de relégation.

Si la composition sociologique de ce mouvement social se trouve vérifiée dans les semaines et mois à venir, on pourra le rattacher à cette tendance lourde qui secoue nos sociétés occidentales mais pas que. Les sociétés arabes avaient en effet été traversées par une revendication de justice sociale et de dignité qui n’était pas sans rapport avec le mouvement 5 de mayo en Espagne ou ceux de Grèce, les deux ayant trouvé des débouchés politiques avec Podemos et Syriza. Reste que la question du débouché politique reste évidemment ouverte.

L’autre élément revenant en boucle est l’absence d’écoute de la part des représentants politiques, il fait écho à la crise du lien gouvernants-gouvernés. Ce dernier point dit beaucoup de la crise de notre démocratie représentative et des corps intermédiaires qui ne parviennent plus à jouer leur rôle, l’une nourrissant l’autre. Au-delà, c’est donc l’ensemble de l’édifice démocratique qui est interrogé.

… qui souligne la crise de la social-démocratie et des corps intermédiaires.

La démocratie représentative façon 5ème république ne fonctionne plus ou ne suffit plus à répercuter politiquement les différentes attentes de nos concitoyens. Rien que nous ne sachions pas puisque cette crise est identifiée depuis les années 90 si ce n’est que notre système politique atteint aujourd’hui un stade critique. Que le gouvernement actuel et le Président de la République agitent l’épouvantail du Front national et du populisme n’y changera rien, surtout quand il s’agit de mettre en avant le manque de pédagogie des réformes engagées, élément de langage usé jusqu’à la corde depuis le quinquennat de Nicolas Sarkozy en passant par le gouvernement de Manuel Valls. Pour paraphraser le grand Berthold Brecht, le peuple ne comprend pas et vote mal, changeons le peuple. Cette crise de la représentation politique ne touche pas seulement les exécutifs nationaux, elle heurte de plein fouet les exécutifs locaux puisque la moitié des maires sortants ne souhaite pas se représenter en 2020 …

Cette crise qui touche aux fondements de notre démocratie se nourrit de celles des corps intermédiaires et donc de la social-démocratie à la française, si tant est que cette dernière ait existé un jour. Les partis politiques comme les syndicats souffrent tous d’un degré de délégitimation sans précédent. Les partis politiques de gouvernement au premier chef dont aucun n’a tiré les conséquences du séisme de 2017, à commencer par le dernier venu … LREM qui entame la même descente aux enfers que ses prédécesseurs. Peu ou mal représentés, peu ou mal défendus, les gilets jaunes coagulent des électorats populaires qui ne votaient pas ensemble et viennent nourrir l’effondrement du clivage traditionnel gauche-droite. Néanmoins, si le parti Les Républicains s’adaptera en radicalisant son discours, si LREM finira par lâcher du lest, il n’est pas certain que la gauche, en profonde mutation, sera en mesure d’apporter une réponse politique idoine. Reste que la question de la traduction politique est ouverte… les cas italien comme espagnol aussi convergents que contradictoires devraient nous alerter.

Les syndicats souffrent d’un discrédit assez semblable, preuve en est que le 17 novembre a mobilisé bien plus que n’importe laquelle des manifestations contre la réforme du code du travail, ce alors même que prévalait l’unité syndicale. La social-démocratie à la française, est donc, comme toutes les social-démocraties européennes, sommée de se réformer en profondeur ou de disparaître pour une alternative qui peut revêtir des atours obscurs.

En un sens, l’inconscient de Benjamin Griveaux était bien inspiré de lier la citation de Charles Maurras, sur l’écart entre pays légal et pays réel, avec le nom de Marc Bloch, auteur de L’Etrange défaite. Ouvrage brillant, dans lequel l’historien-résistant décrit comment l’état d’esprit des décideurs politiques et militaires a conduit à la défaite rapide des armées françaises en 40, une mentalité qui n’était pas sans lien avec les blocages caractéristiques de l’appareil d’Etat d’alors.

William Leday

William Leday

est diplômé de Sciences Po Aix-en-Provence et titulaire d’un DEA en histoire. Ancien conseiller parlementaire, il est spécialisé en affaires stratégiques qu'il enseigne à Sciences-Po et en communication politique.
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est diplômé de Sciences Po Aix-en-Provence et titulaire d’un DEA en histoire. Ancien conseiller parlementaire, il est spécialisé en affaires stratégiques qu'il enseigne à Sciences-Po et en communication politique.

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