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Benoît Hamon : « Emmanuel Macron crée de la sauvagerie là où il y avait de la civilisation ».

Chronik a rencontré Benoît Hamon à la veille de la convention de Génération.s*, le mouvement qu’il a lancé il y a tout juste un an. L’occasion de revenir sur l’élection présidentielle, l’état de la gauche et de la démocratie en Europe, mais aussi sur la stratégie d’opposition qu’il compte mener face à la politique de la majorité.

 

La dernière élection présidentielle a-t-elle selon vous constitué une occasion historique manquée pour la gauche ?

La gauche pouvait-elle gagner ? A posteriori cela me paraît difficile. Il y avait certainement une fenêtre, il y en a toujours une, c’est la fameuse théorie du « trou de souris » de François Hollande. Mais le dernier quinquennat a été le synonyme d’une faillite politique par rapport aux objectifs en matière d’emplois et de lutte contre les inégalités, une faillite sur ce que le peuple est en droit d’attendre de la gauche en termes de justice, de progrès social, d’écologie, de démocratie. Une faillite politique à laquelle s’est ajoutée une faillite morale, avec la déchéance de nationalité et la loi El Khomri, qui ne constituaient pas seulement une réorientation politique, mais bien un abandon des valeurs historiques de la gauche. François Hollande a agi par tactique, estimant qu’avec la déchéance de nationalité, il coupait l’herbe sous le pied de Nicolas Sarkozy, persuadé qu’il était qu’il serait son adversaire à la présidentielle suivante. Et là où la crise terroriste appelait qu’il rassemble la nation, il l’a divisée, a créé le désordre par petit calcul électoral.

 

Le premier grand renoncement ne réside-t-il pas dans l’abandon d’une réforme fiscale digne de ce nom, dès le début du quinquennat ?

Vous avez raison. Il est vrai qu’à partir du moment où Hollande abandonne toute ambition en matière de redistribution des richesses et d’adaptation de notre fiscalité à l’aggravation des inégalités de patrimoine, il abandonne aussi l’ambition de moderniser l’Etat-Providence, de garantir l’égalité effective des citoyens face aux services publics et de pérenniser un haut niveau de protection sociale. Hollande avait un programme électoral qui ciblait la finance et « en même temps » un agenda caché inspiré par la pensée économique libérale. L’agenda caché a eu très vite raison des engagements pris devant les électeurs.

 

François Hollande n’était déjà plus social-démocrate en arrivant au pouvoir ?

Il reste un des artisans majeurs du dévoiement de l’expression « social-démocrate », le meilleur exemple étant incarné par la loi Khomri. Une loi dégradante pour les droits des travailleurs et imposée par le 49-3, une loi donc ni sociale ni démocrate. Conséquence, la référence à la sociale démocratie est devenue pour beaucoup le symbole d’une conversion de la gauche aux axiomes de ses adversaires. Mais revenons à l’élection présidentielle. Après un échec aussi spectaculaire, il s’agit d’être stoïcien et de distinguer ce qui dépendait de nous et ce qui n’en dépendait pas. Il y a eu des faits de campagne, des éléments de programme ou des choix stratégiques sur lesquels j’avais une influence directe et où j’ai commis des erreurs, mais il existait aussi un contexte et un environnement qui ne dépendaient absolument pas de moi et de mon action. L’épuisement global de la sociale-démocratie en France et en Europe est une donnée majeure du contexte de cette élection. Si je dois cependant confesser une erreur, je considère que la faute stratégique la plus grande de ma part est certainement de n’avoir pas rompu avec l’appareil socialiste à l’issue des primaires. Là où la primaire citoyenne m’avait permis sur le fond de m’émanciper d’un bilan jugé négatif et d’une pensée sociale-démocrate très pauvre, l’entrée dans la campagne présidentielle s’est incarnée par une série de figures imposées, tractations d’appareil, rassemblement des socialistes récalcitrants, dialogue interminable avec le gouvernement, qui m’ont finalement ramené au cœur de la machine à perdre. Et ce, alors que sur le fond et dans ma tête, je m’étais complètement émancipé. Je savais depuis longtemps que l’histoire était finie et que le divorce était inéluctable. Et s’il fallait obtenir des preuves supplémentaires, elles m’ont été fournies par tous mes « amis », de Bertrand Delanoë à Manuel Valls, Jean-Yves Le Drian et François Hollande, qui ne m’ont pas soutenu et n’ont pas voté pour moi. Finalement, j’ai passé plus de temps à négocier le soutien du gouvernement, qu’à gérer la séquence avec Jean-Luc Mélenchon. Quand Bernard Cazeneuve vient au siège de campagne un mois après le début de ma campagne pour prononcer une phrase énigmatique dont tous les journalistes se sont demandés s’il nous apportait ou pas son soutien, ça n’aide pas beaucoup à clarifier la situation. Quand j’appelle tous les « chefs de tente » du PS dans le but de constituer un conseil politique, que je tombe sur des messageries une fois sur deux, entre ceux qui ne me rappelleront jamais, ceux qui refusent ou qui me disent avoir besoin de réfléchir, ceux qui acceptent avant de se raviser, la liste dirigeants socialistes loyaux est très simple à se remémorer. Elle tient sur deux mains. C’est aussi la conséquence des primaires, qui tout en ayant des mérites démocratiques indiscutables, abîment aussi une famille politique, en particulier en cas de défaite annoncée. A l’issue du quinquennat de François Hollande, le désordre était partout. Dans la famille socialiste où plus personne ne comprenait que coexistent avec la même étiquette politique des lignes aussi divergentes que celles défendues par François Hollande et Manuel Valls d’un côté, moi de l’autre. La confusion était aussi intellectuelle et morale, quand François Hollande bâtissait une impensable filiation de la déchéance de nationalité ou de la loi el Khomri avec l’histoire des combats de la gauche pour l’émancipation. Il nous appartient aujourd’hui de remettre de la clarté dans l’identité de la gauche et dans son projet.

La gauche est une famille politique polytraumatisée. Traumatisée sur sa droite par la dérive en France et en Europe de la sociale-démocratie vers les rives du néolibéralisme économique et du conservatisme social et identitaire. Traumatisée aussi sur sa gauche quand Jean Luc Mélenchon se soustrait à la responsabilité que lui a donnée le peuple de gauche de rassembler sa famille politique en le mettant en tête des candidats de gauche au premier tour de l’élection présidentielle. Si hier la gauche était un continent, composé de nations diverses, séparées par des frontières plus ou moins ouvertes selon les époques, ce continent savait s’unifier au moment de faire face à la droite et bien davantage encore face à l’extrême-droite. Aujourd’hui la gauche est menacée de fractures irréversibles comme si un séisme voulait briser ce continent en un archipel de mouvements politiques irréconciliables. Une telle perspective éloignerait durablement la gauche mais aussi l’écologie politique du pouvoir.

 

Dans le cadre des élections européennes, une liste commune avec d’autres composantes de la gauche est-elle toujours d’actualité ?

Au-delà de la survie de la gauche, la question qui doit se poser est très simple. Au moment où la biodiversité est en train d’être décimée, ou où le nationalisme gangrène tous les pays et où les inégalités se creusent, est-il concevable que pour défendre nos idées nous y allions séparément ? Cela n’aurait aucun sens. Si 90% de ce que nous défendons est en commun, est-ce que les 10% qui restent justifient qu’on affaiblisse ces idées-là, à l’heure où les nationalistes sont en train de planter leurs poignards dans l’idée même de l’Europe et où les libéraux continuent à la démanteler à force de ne la concevoir qu’au travers de la concurrence et du libre-échange ? Cela n’a aucun sens de placer la question de la survie de nos appareils respectifs devant cet enjeu-là. À Génération.s, nous ne posons aucun préalable, pas même celui qui concerne la tête de liste. Les enjeux sont si urgents que la dispersion reviendrait à perdre toute forme de crédibilité par rapport aux idées que nous défendons, disqualifiant de fait le combat social et écologiste.

Fondamentalement, la question qui est posée est celle-ci : l’idée européenne mérite-t-elle encore que nous nous battions pour elle ? Nous répondons oui. C’est là que nous sommes en désaccord avec Jean-Luc Mélenchon, même si j’entends sa position, sur la reconstruction d’une souveraineté nationale qui est respectable. Mais ce que nous voulons, c’est transformer et démocratiser l’Europe, ce qui nous met donc en désaccord, tout comme avec Emmanuel Macron, pour qui la solution reste encore et toujours le couple franco-allemand et l’intergouvernemental, alors que nous pensons qu’il faut commencer par revenir au berceau de la démocratie qu’est le Parlement pour bâtir une nouvelle majorité écologiste, démocratique et sociale. Nous n’avons pas seulement un désaccord de projet avec Emmanuel Macron et Jean-Luc Mélenchon, mais aussi, dans les deux cas, un désaccord stratégique.

 

Des synergies entre Génération-s et la France Insoumise ne sont donc plus envisageables dans le futur ? 

Je ne considère pas la France Insoumise comme un bloc de titane, il y a énormément de sympathisants sur le terrain avec lesquels nous travaillons. Mais j’analyse que la stratégie de Jean-Luc Mélenchon a plus tendance à vouloir séparer les continents qu’à rassembler la gauche. J’ai trouvé intéressante la réponse qu’il m’a faite dans Libération quand dans ce même journal je faisais savoir que considérant qu’il n’assumait pas cette responsabilité [du rassemblement de la gauche], il me revenait de le faire.  Il est passé d’un dégagisme fermé à un dégagisme plus ouvert… C’est un progrès. Je respecte les idées et les stratégies de chacun, je le lis, je l’observe, il y a beaucoup de sujets sur lesquels on peut se retrouver : la transition écologique, la 6ème République, la question sociale, autour de laquelle nous nous sommes retrouvés en résistance face aux réformes de l’exécutif. Mais nous avons un vrai désaccord stratégique sur l’Europe, et nous n’avons pas la même approche sur les questions de politique extérieure. Je pense que la France doit parler en toute indépendance à tous : les Américains, les Russes et les Chinois. C’est quand même curieux de ne pas voir l’oligarchie en Russie mais de la dénoncer en France !

 

Comment analysez-vous la situation italienne ?

Comme préfigurant ce qui pourrait arriver en France. C’est très troublant quand on regarde le programme d’un mouvement comme celui de Beppe Grillo il y a quelques années à l’occasion des élections municipales, qui contenait des engagements éthiques, de transparence, qui évoquaient même par certains aspects ce que nous défendions en termes de sixième République, etc… On a des gens qui sont radicalement écolos, qui sur les questions sociales sont pour la redistribution et la lutte contre les inégalités, évoquant notamment le revenu universel. Tout en étant anti-européens et anti-migrants. Cette question des migrants est pour eux si peu importante, ou peut-être si importante, qu’ils vont jusqu’à s’allier avec l’extrême-droite. Il n’y a aucune « audace » dans cette alliance, mais une stratégie « populiste » qui amène à des concessions intolérables à mes yeux sur le plan intellectuel et sur celui des valeurs et fait courir des risques mortels à la démocratie.

 

Pensez-vous que l’anathème de l’ « islamo-gauchisme » distillé à votre égard durant la campagne, a pesé dans la défaite ?

Non, je ne pense pas. En tout cas pas lors de la primaire, puisque j’étais déjà le candidat de « l’islamo-gauchisme » pour les champions de l’anathème. Mais il y a là un autre drame de la gauche, et c’est aussi ce qui nous éloigne du pouvoir durablement. À partir du moment où nous faisons de la question identitaire, et non de la question sociale, le filtre de notre analyse, nous sommes sûrs et certains de nous diviser. Manuel Valls a été un accélérateur de la division sur ces questions identitaires, c’est à se demander si ses adversaires n’étaient pas prioritairement à gauche.

Regardez la tribune sur le « nouvel antisémitisme », qui l’avait signée ? On n’est pas surpris de voir le nom de Valls, mais Cazeneuve la signe, ce qui est totalement inconséquent de sa part. Ensuite, quelques figures de 68, qui ont fait leurs armes à l’extrême-gauche, et ne conservent de 68 qu’une forme d’onanisme politique où il ne reste plus que l’individu et sa jouissance. Ce sont des tribunes de gens qui ont peur, je pense que c’est leur mobile profond. Ils ont vieilli, comprennent moins bien le monde sous leurs yeux. Je vois très bien l’influence et la stratégie de certains représentants de l’islam radical à Trappes. Pour autant, j’ai toujours été convaincu que la République était cent fois plus forte. Il faut quand même être en proie à un profond sentiment de fragilité pour aller croire qu’à elle seule, Maryam Pougetoux va venir bouleverser la République. Elle répond sur Parcoursup, eux ne voient qu’un voile. Moi je pense qu’on ne doit surtout pas se laisser contaminer par la peur de ces gens-là.

 

Que vous a évoqué la sortie d’Emmanuel Macron sur les « mâles blancs » ? 

Si le mâle blanc ne peut pas parler des banlieues c’est qu’il faut laisser ce sujet à ceux qui y habitent, qui par définition, ne seraient selon lui, ni mâles, ni blancs, donc noirs, maghrébins, femmes, puisque c’est cela qu’il faut entendre. Et à l’inverse, ceux qui sont en banlieue seraient donc illégitimes à parler d’autres sujets ? Les sujets dont le mâle blanc dans sa grande noblesse traite, donc l’économie, la sécurité… Quand on est président de la République, il faut faire attention à ce que l’on dit. Si derrière ce discours, Emmanuel Macron avait dit « le sort des politiques que je veux mettre en œuvre dans ces territoires va reposer sur la question de la vie démocratique et aucune décision ne pourra plus être prise sans concertation avec les habitants de ces quartiers », on aurait compris. C’est d’ailleurs un des trous noirs du rapport de Jean-Louis Borloo qui n’est pas dénué de qualités, un manque que le Président de la République ne comble en rien.

Ce que je comprends, c’est qu’il considère que si les mâles blancs ne sont pas légitimes pour parler des problématiques des banlieues, nos concitoyens de ces quartiers ne sont pas légitimes à parler du reste. C’est une régression démocratique. Je vois derrière tout ça se cacher une vielle forme de suffrage censitaire où seule la bourgeoisie, parce qu’elle était propriétaire, avait le droit de s’occuper de l’intérêt général.

 

L’alimentation, dans le cadre d’une politique de santé publique, a été l’un des thèmes majeurs de votre campagne. Que vous évoque la loi « Agriculture et alimentation » actuellement en débat au Parlement ?

Tout d’abord, cette loi est très mal nommée. Imaginer la transition écologique en mode non-conflictuel, et penser que le système capitaliste concèderait demain d’accumuler moins, d’être moins court-termiste, c’est une histoire à dormir debout. Si on ne s’émancipe pas du dogme du productivisme, il n’y aura pas de transition écologique. La loi Agriculture et alimentation était attendue car on allait enfin pouvoir juger si ce gouvernement, face à des intérêts contradictoires, était capable de dire « sur ces questions-là, on va restreindre les profits à court terme », à savoir ceux qui peuvent être générés par la poursuite de l’usage du glyphosate et l’agriculture intensive en général. Mais nous sommes face à un gouvernement qui ne fait de l’écologie que lorsqu’il n’y a pas d’intérêts économiques en jeu. On le voit dans la stratégie française de mise en œuvre des accords de Paris, à la manière dont Macron mobilise les acteurs privés afin que, selon leurs propres modalités et leur propre agenda, ils décident de valoriser leurs externalités environnementales. Et si je crois par ailleurs qu’il ne peut y avoir de transition écologique sans que les acteurs privés ne s’impliquent, dire qu’on pourra retrouver un sillon vertueux en matière d’impact de l’activité humaine sur la planète uniquement en mobilisant les secteurs de la banque, des assurances et sans règles, lois, contraintes et fiscalité écologique, relève d’une imposture absolue. Pourquoi Macron n’entrera pas dans l’histoire comme un « grand homme » ? Parce qu’il n’utilise que les artifices de la communication, et cela pour tromper les opinions publiques, là où les livres d’histoire écriront que sa politique aura été prédatrice sur le plan des droits sociaux, et sur le plan écologique. Il ne trompera personne au moment où l’histoire devra juger son bilan. Je crois que la politique de Macron crée de la sauvagerie là où il y avait de la civilisation. C’est pourquoi j’ai d’ailleurs parlé de racisme social récemment pour caractériser sa politique et son attitude personnelle à l’égard des français les plus modestes.

 

Vous avez parlé d’étiolement de la sociale-démocratie, pensez-vous qu’il s’agisse d’un processus qui préfigure sa mort inéluctable en Europe ?

Ce sont les appareils qui sont en train de mourir, mais cette famille va forcément se régénérer. Et comment la sociale-démocratie peut-elle se régénérer ? Elle doit évidemment garder comme objectif central la redistribution des richesses, la prospérité partagée, l’émancipation des individus. Mais si la question sociale doit rester centrale, les deux autres aspects qui peuvent permettre de régénérer la gauche sont selon moi la question démocratique, car là il y a un vrai danger, avec une Europe où il n’y a pas de démocratie et un autoritarisme qui monte dans tous les Etats ou presque. Et ensuite la question écologique, qui oblige à penser des alternatives au capitalisme et à la religion de la croissance. Ces deux entrées là nous permettent de refaire de la gauche la famille qui place tout simplement l’homme à la bonne et juste place, en harmonie avec son milieu, l’homme « camusien » en somme.

 

Emmanuel Macron est-il selon vous en train de « gagner » face au mouvement social ? 

Il peut l’emporter, réussir à tordre les résistances sur la SNCF, sur l’hôpital, demain sur le statut des fonctionnaires, parce que le mouvement social aussi est polytraumatisé, divisé. Ça c’est pour le court terme, mais la vraie question est celle de la colère que sa politique créée, et la sauvagerie vers laquelle il précipite la société. Le monde qu’il propose dit « soyez individualiste, et la société récompensera les meilleurs d’entre vous, j’honorerai votre réussite… » C’est d’ailleurs le seul discours qu’il tient à l’égard des banlieues, et qui parle à des gens qui se disent « on y va », parce que la possibilité de s’en sortir repose aux yeux de beaucoup sur le mérite personnel. Or beaucoup de ces jeunes font des études remarquables et se retrouvent ensuite discriminés. Où est la récompense de leur mérite ?

Et donc, cela nous met devant un défi politique : la conséquence de la politique menée par Macron est-elle la victoire du nationalisme, une sorte de fascisme en France, ou bien est-elle de faire en sorte qu’émerge enfin un projet de société bienveillant, progressiste et écologique ? Est-ce qu’à Emmanuel Macron succèdera la bienveillance, ou une autre forme de violence politique ?

Dans son dernier papier pour Lundi matin Frédéric Lordon ne s’y trompe pas quand il écrit : « Par un paradoxe insuffisamment remarqué, le « barrage à l’extrême-droite » a donc donné naissance à cette forme, en effet nouvelle, d’un arc d’extrême-droite. Le ministre de l’intérieur y prend toute la place qu’il y revendique en actes. Son supérieur hiérarchique en est d’accord, et c’est tout son gouvernement qui s’y trouve installé. Nous savons maintenant à quoi nous en tenir. Nous savons surtout que des gouvernements de cette sorte ne s’arrêtent nulle part. Il ne reste plus, précédents historiques en tête, qu’à penser aux actions que ce savoir légitime en conséquence. » L’injustice engendre l’injustice, la violence engendre la violence, comme le disait déjà Lacordaire.

Ma réponse est différente. Tous les opposants au néolibéralisme basculent dans le registre identitaire. On voudrait faire croire aux citoyens que s’ils n’ont plus aucune influence sur l’économie, le social, l’écologie car tout cela est trop loin, trop complexe, trop puissant à faire bouger, ils peuvent par contre décider de leur identité, de leur culture et se protéger de tout ce qui les agresse. Ainsi chacun y va de sa réponse identitaire -souvent exclusive de toutes les autres identités- pour affronter les néolibéraux. Nous refusons cette assignation politique car c’est la promesse de la marginalité et de la défaite. Nous ne parlerons pas d’identité mais seulement de solutions, économiques, sociales, écologiques, démocratiques.

 

Mais n’y a-t-il pas une certaine forme de violence légitime lorsqu’elle répond à une autre forme de violence, physique et symbolique, plus grande encore ? Ou en tout cas pouvez-vous comprendre qu’elle puisse s’exprimer ?

Si vous êtes face à un gouvernement fasciste ou d’extrême-droite, raciste, vous avez évidemment le droit de vous battre pour défendre les libertés. Mais pas tant qu’un pouvoir garantit l’exercice de droits par lesquels de manière pacifique et démocratique vous êtes libre de vous exprimer, libre de partager vos opinions, de vous mobiliser (pacifiquement) contre le pouvoir, ou de vous faire élire contre lui. Je connais tous les biais des sociétés qui sont les nôtres où l’on est très loin de la démocratie continue et parfaite, mais même si depuis un an, il y a eu indiscutablement une restriction des libertés publiques et des droits fondamentaux, notamment avec l’intégration de l’Etat d’urgence dans le droit commun ou la Loi Asile et Immigration, on n’en est quand même pas encore au stade où il faut prendre les armes pour faire valoir nos droits. Je reste tout de même choqué de la manière dont ce gouvernement procède à des arrestations au Lycée Arago ou des personnes qui aident les migrants à passer la frontière. Je considère qu’on en arrive à une forme de police politique. C’est une vraie dérive. Pour autant, cette dérive-là justifie-t-elle la violence politique ? Je m’explique certaines violences actuelles mais je ne les légitime pas. Il faut tenter de comprendre et d’expliquer d’où vient cette violence. L’exécutif actuel créé un terreau propice, mais contrairement à ce que certains commentateurs -amis du pouvoirs-  soutiennent, je ne la légitime pas.

 

La « convergence des luttes » est-elle selon-vous un concept valide intellectuellement et opérant sur le plan pratique ? 

Je vois bien ce que cela veut dire. Aujourd’hui l’infirmière qui demande plus de monde dans son service pour faire correctement son métier, a les mêmes raisons de se battre que le salarié du privé qui voit son statut se précariser, et grandir la probabilité de se faire licencier sans perspective de retrouver un emploi. Lui aussi a les mêmes intérêts que le retraité qui voit augmenter la CSG de sa retraite et qui ne comprend pas que Vincent Bolloré bénéficie d’une baisse de son ISF, le même intérêt encore que le chômeur qui ne comprend pas pourquoi on l’oblige à accepter un job à cinquante kilomètres de chez lui sous peine de perdre son indemnité de chômage, alors que ce job ne correspond ni à son salaire, ni à ses compétences… Donc oui, on a besoin de proposer aux gens une grille de lecture. Tous ces cours d’eau ruissèlent et ne convergent pas encore en un fleuve qui balaierait ces réformes. Il y a une multitude de fronts.

J’ai entendu s’exprimer lors de mon déplacement à l’hôpital psychiatrique du Rouvray la colère lourde des personnels. L’incompréhension des infirmières qui soutiennent les grévistes de la faim dont certains ont été hospitalisés, face à l’absence totale de dialogue avec la direction ou l’agence régionale de santé. Ces femmes et ces hommes ne comprenaient pas comment on pouvait les mépriser à ce point, alors que leurs revendications ne reposaient pas sur une revalorisation salariale mais sur les conditions de travail. Ce qui est frappant c’est de constater que dans le domaine de la psychiatrie, dans lequel les réponses sont individualisées, où le traitement de l’esprit prend une place importante, la direction ne parvient même pas à initier un dialogue avec des personnels chargés de prendre soin des patients en souffrance psychologique, exposant le personnel lui-même au risque de burn out. J’avais d’ailleurs interpellé la ministre de la santé, Agnès Buzin, considérant qu’elle avait une responsabilité directe dans cette situation dont la première réponse a été de concocter un de ces plans d’urgence standard élaboré par des technocrates spécialisés dans la réduction des dépenses, mais pas dans la prise en charge des patients. Heureusement la mobilisation a -fait exceptionnel- payé. Mais il aura fallu quatre hospitalisations en urgence de salariés grévistes de la faim pour que le Ministère lâche la création de trente postes paramédicaux sur l’hôpital. C’est triste.

 

Durant votre campagne présidentielle vous vous êtes fortement appuyé sur un réseau d’intellectuels. Votre mouvement Génération-s va-t-il pérenniser ce lien depuis longtemps rompu ou pour le moins erratique entre politiques et intellectuels ? 

C’est un désir que nous entretenons à Génération-s, mais la plupart des intellectuels qui nous ont accompagné ont naturellement repris leur liberté académique. La présidentielle est un moment tellement particulier, ceux qui ont choisi de me soutenir ont mis entre parenthèses leurs engagements professionnels, ça été le cas de Thomas Piketty, Julia Cagé, Dominique Méda et de beaucoup d’autres. Nous allons maintenir ces liens, un responsable du mouvement sera spécifiquement dédié au dialogue et à la veille avec les intellectuels. Mais la raison pour laquelle on a associé ces personnalités reposait sur l’idée que cette élection était un moyen d’accélérer la régénération intellectuelle de la gauche. D’où le pari politique, qui à défaut d’avoir été fécond à court terme le sera, nous l’espérons, à long terme, de bousculer les certitudes à gauche en faisant des propositions qui faisaient débat, y compris dans le milieu intellectuel. Nous l’avons fait, à un moment où les Français étaient disponibles pour ce débat-là puisqu’ils étaient tous branchés sur la politique. On l’a vu sur le revenu universel, puisque cette proposition, que l’on soit pour ou contre, suscitait incontestablement des débats et des réactions que ce soit à la machine à café, sur le zinc ou au repas du dimanche, là où avant on ne parlait que de terrorisme, identité ou islam. Donc quelque part on a réussi à réintroduire la question sociale, et c’est le capital le plus précieux pour Génération.s qui reste aujourd’hui largement méconnu en tant que « marque politique ». On sort d’une campagne électorale très dure, mais étonnamment je reste populaire, et nous pensons que les idées que nous avons collectivement développées sont les idées de l’avenir. Plus le temps passe, plus ces idées prennent de la place, et plus les faits viennent confirmer ce que j’ai dit sur les questions de travail, de santé ou d’écologie… Le défi pour Génération.s et au-delà, est d’avoir une vraie stratégie de conquête du pouvoir qui s’appuie sur un vrai mouvement citoyen et social. On a vraiment les moyens de faire grandir et prospérer les idées pour lesquelles on s’est battus. Certaines évolutions, certains faits nous donnent largement raison. Il faut le faire de façon très ouverte car je considère que le danger serait de rester dans l’entre-soi, convaincus d’avoir eu raison avant tout le monde mais incapables de gouverner. Il y en a d’autres qui ont eu raison vingt ans avant nous, ce sont les Verts, à qui personne n’a songé à confier le destin du pays. La question qui nous est posée est comment construire un rassemblement écologiste et social majoritaire autour de ces grands thèmes. Comment relever le défi de la crédibilité et gagner démocratiquement ?

 

Depuis longtemps, les appareils politiques classiques ne sont plus en phase avec les attentes de nos concitoyens, cette tendance lourde traverse l’ensemble des pays européens, comment Génération-s entend la prendre en compte et imprimer sa marque ?

En d’autres termes comment fonctionner au plus près avec la démocratie que l’on souhaite pour notre pays ? Cela suppose que l’on se désintoxique de la manière dont les appareils fonctionnaient. Nous avons une majorité de femmes au sein du mouvement dont les profils-types sont des jeunes mères ou des femmes issues des classes moyennes proches de la retraite ou jeunes retraitées, très engagées. On peut l’expliquer par les thèmes que nous avons porté à la présidentielle et qui touchaient à des sujets sur la santé ou l’environnement. La réalité de la société française est celle d’une société où l’éducation des enfants reste principalement exercée par des femmes, la charge mentale montre que tout ce qui touche à la gestion du foyer reste largement le fait des femmes. Il y a une sensibilité de nombreuses femmes aux questions de santé et d’environnement, comme les perturbateurs endocriniens, mais aussi à question de la conciliation entre vie professionnelle et vie personnelle, thèmes que j’ai portés à la présidentielle. Nous sommes parvenus à politiser des questions qui sont centrales dans leur vie quotidienne et qui étaient restées jusqu’ici en marge de la vie politique.

Mais par ailleurs ce ne sont pas seulement les thématiques qui rencontrent des échos chez ces femmes, ce sont les nouvelles formes de pratiques démocratiques que nous expérimentons (tirage au sort, votes préférentiels…), sans exclure le retour à des formes d’organisations plus efficaces. Il ne faut pas laisser se développer la culture anti-parti mais favoriser une logique qui associe l’agilité à laquelle vous oblige le combat politique avec des processus démocratiques. La démocratie ce n’est pas voter sur tout, cela peut aussi passer par des formes de consensus. Faut-il uniquement voter oui ou non, ou est-ce possible de passer par des votes préférentiels ? C’est ce que nous expérimentons. Il va falloir que cette nouvelle organisation se déploie lors d’une élection, ce sera donc aux européennes, puis aux municipales.

 

*Convention Génération.s, du 30 juin au 1er juillet, à Grenoble.

Soizic Bonvarlet

Soizic Bonvarlet

est journaliste bi-media pour LCP, Slate et Politis(International/Parlement/ Culture), et membre du comité de rédaction de la revue Charles.
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