– Soizic Bonvarlet, journaliste et membre de Chronik.
L’Assemblée nationale examine à partir d’aujourd’hui la proposition de loi intitulée « Sécurité globale », vivement soutenue par le gouvernement. L’un de ses objectifs affichés est la protection des forces de l’ordre. Quand bien même ce pourrait être au détriment de celle de la population et de la liberté d’informer.
Si l’action du législateur intervient souvent après les luttes de la société civile, il peut arriver qu’elle surgisse à rebours de celles-ci. C’est sans doute le cas de la fameuse proposition de loi « Sécurité globale », portée par la majorité LaREM à l’Assemblée nationale, et en particulier de son article 24, qui vise à punir « le fait de diffuser, par quelque moyen que ce soit et quel qu’en soit le support, dans le but qu’il soit porté atteinte à son intégrité physique ou psychique, l’image du visage ou tout autre élément d’identification d’un agent de la police nationale ou de la gendarmerie nationale autre que son numéro d’identification individuel lorsqu’il agit dans le cadre d’une opération de police ».
Chacun aura noté que le critère d’intentionnalité de « l’atteinte à l’intégrité physique ou psychique » est d’abord invérifiable, outre le fait que la captation d’images de gendarmes ou de policiers en exercice ayant généralement pour but de prévenir d’éventuelles dérives, ou le cas échéant, de les dénoncer, la question de leur « intégrité » est de fait immédiatement posée. L’argument selon lequel ce ne sont que les images malveillantes qui seront visées, n’est donc pas recevable et consiste en une simple argutie de langage.
Mais cette loi, si elle était adoptée, revêt par ailleurs un caractère de véritable contre-réforme en ce qu’elle intervient à contre-courant d’un réveil sociétal, que l’on pourra toujours juger tardif dans son caractère massif, mais néanmoins incontestable, quant au phénomène des violences policières. Une prise de conscience qui s’est densifiée à la faveur de la répression du mouvement des Gilets Jaunes, et des grandes manifestations antiracistes organisées notamment par Assa Traoré et le Comité Adama, dont l’ampleur et le rayonnement ont été exacerbés par la mort de George Floyd le 25 mai dernier.
En souhaitant les soustraire à d’éventuelles mises en cause journalistiques et citoyennes, le législateur se met ici au service des forces de l’ordre, qui n’a de cesse d’applaudir son geste, et ce contre la population « globale ». Car si le plus haut sommet de l’Etat comme les syndicats de police ont à cœur de marteler que l’expression « violences policières » est « inacceptable », et qu’il n’y aurait que des bavures qui sont des actes isolés – la fameuse dichotomie entre fait divers et violence systémique -, le législateur offre ici un outil au seul bénéfice des forces de l’ordre pour que ces violences policières n’existent définitivement plus, ou en tout cas n’aient plus l’air d’exister. Rien d’anodin à ce que le député à l’origine de la proposition de loi, l’ex-patron du RAID Jean-Michel Fauvergue, ait déclaré sur un plateau de télévision en mai 2019, qu’il fallait désormais « oublier l’affaire Malik Oussekine ». À noter par ailleurs que cette proposition de loi répond directement à une « promesse » faite aux forces de l’ordre, de l’aveu même de Gérald Darmanin, ce qui a fait dire à David Dufresne, auditionné le 12 novembre par les députés et dont le travail est probablement l’un des plus accomplis en la matière, que les syndicats de policiers auraient « pris le pouvoir sur le politique, et notamment sur la place Beauvau. »
Ce qui est donc en cause dans l’article 24, c’est la diffusion « par quelque moyen que ce soit et quel qu’en soit le support » de l’action à visage découvert des forces de l’ordre. Il faut dire qu’au cours de la dernière décennie au moins, nos téléphones portables se sont avérés d’un usage plus politique qu’ils ne le présageaient. Mais s’ils sont devenus une arme, celle-ci, non létale, ne fait qu’assurer une forme de protection à ceux qui s’en servent dans des situations équivoques, voire de légitime défense. S’ils font appel à la force, c’est uniquement celle de la dissuasion. Ces images issues de téléphones portables, dont les réseaux sociaux peuvent être les relais, ne font que rétablir un semblant de possibilité de justice, dans certaines situations qui en sont le déni.
On ne compte plus les affaires de violences policières qui ont été révélées par ces images « profanes », non-professionnelles, et qui sont les premières visées par ce fameux article. De la mort de Cédric Chouviat à celle de George Floyd, en passant par la mutilation de Jérôme Rodrigues, toutes ont contribué à enraciner la question des violences policières dans le débat public, là où depuis plusieurs décennies, les associations antiracistes, les comités « Vérité et Justice », précurseurs dans la dénonciation de ces violences, et quelques « journalistes militants », autre cible revendiquée de cette proposition de loi, pouvaient avoir l’impression de prêcher dans le désert.
Les autorités, à commencer par le Ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin, ont assuré que le travail des journalistes ne serait en aucun cas entravé par cette loi si elle était adoptée. Une déclaration dont la valeur ne peut être que celle d’un vœu pieux, à la simple lecture de l’article 24 cité plus haut. Les syndicats de journalistes et la plupart des sociétés des rédacteurs, tout comme la Ligue des droits de l’homme ou encore Amnesty International, appellent en conséquence à se mobiliser contre le texte en ce jour et le 21 novembre. Dès hier, le Haut-Commissariat aux droits de l’homme des Nations Unies a adressé une lettre de sept pages à Emmanuel Macron, évoquant une proposition de loi qui pourrait, si elle était appliquée, « entraîner des atteintes importantes aux droits de l’homme et aux libertés fondamentales ».
- Illustration : Jackson Pollock – Untitledc. 1950
Soizic Bonvarlet
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