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État, République et laïcité : une « sainte trinité »

Publié à l’origine par la Revue de l’ENA* (décembre 2019, n°496), ce texte sur la relation devenue ontologique entre l’État, la République et la laïcité permet d’éclairer certains des ressorts du projet de loi « confortant les principes républicains ».

Véritable « passion française », la laïcité, cette « pierre angulaire du pacte républicain »1, est traversée par différents courants philosophiques et doctrinaux, parfois antagonistes, qui la rendent difficilement réductible à un mot. Depuis la fin des années 1980, la chose laïque s’est imposée dans le débat public et l’agenda politique. Une irruption qui s’inscrit dans un contexte marqué par le pluralisme confessionnel accru de la société française et les tensions suscitées par la pratique/visibilité de l’Islam et l’organisation du culte musulman. Trente ans après l’affaire du « foulard islamique » des collégiennes de Creil (Oise), l’année a été rythmée par une nouvelle série de polémiques sur les mères voilées accompagnatrices de sorties scolaires, le port du « burkini » à la piscine, la commercialisation du « hijab de running » ou encore l’usage du terme « islamophobie ». Pour sortir de ces sempiternelles controverses, une révision de la Loi de 1905 et un « grand discours » du chef de l’État étaient annoncés. Ni l’une ni l’autre ne sont finalement venus ponctuer l’année. Au contraire, la prudence semble plus que jamais de mise, dès lors qu’il s’agit d’aborder l’un des traits de l’identité de notre État de droit républicain.

  • La République française : fille aînée de la laïcité

Le phénomène étatique est au cœur de la question des rapports entre le politique et le religieux. Celle-ci se pose en termes normatifs (la religion est-elle une source du droit de l’État ?), institutionnels (quels rapports entre l’État-personne et les instances ecclésiales ou organisations confessionnelles ?), mais aussi substantiels (quel régime juridique reconnaître aux libertés de conscience et de religion ?). Or il n’existe pas de réponse unique. Trois modes relationnels (comprenant chacun une série de variantes) semblent néanmoins se dégager2 : les « (con)fusions » (forte imbrication du politique et du religieux, à caractère théocratique ou quasi théocratique, dans lesquels l’ordre juridique étatique est soumis aux prescriptions de normes/institutions religieuses) ; les « unions » (établissement de liens entre les religions et le pouvoir politique dans le cadre de l’ordre juridique étatique, qui se traduit par une reconnaissance formelle des Églises, voire d’un statut privilégié ou régime d’exception pour une religion en particulier – « érigée en « religion/Église d’État/nationale » – sur le plan de l’organisation institutionnelle et dans la fonction de la diffusion des valeurs) ; et les modèles de « séparation », qui s’articulent autour du principe de neutralité confessionnelle de l’État laïque.

La catégorie générique des États laïques n’est pas un bloc monolithique : il existe diverses « configurations laïques »3, il existe différents idéaltypes de laïcité. Autrement dit, la France n’est pas « fille unique de la laïcité ». D’un côté, la laïcité correspond en France à une expérience historique particulière consacrée par l’adoption de la Loi de 1905 et la « République » est « laïque » depuis la Constitution de 1946. De l’autre, si la « laïcité » – terme d’origine latine difficilement traduisible dans nombre de langues – comme principe de neutralité confessionnelle de l’État ou de séparation juridique des religions et de l’État n’est pas universel, il ne représente pas une exception française ni même occidentale.

En réalité, « l’exception française » tient moins ici à sa signification juridique ou à l’inscription de la laïcité dans la Constitution qu’à sa portée métajuridique : son acception sociale et son intériorisation culturelle plongent leurs racines dans la Révolution de 1789 et la philosophie républicaine. Le modèle de laïcité de notre République apparaît « comme une idiosyncrasie française, produit de son histoire, et comme un élément constitutif de l’identité nationale »4. Si le fameux discours prononcé par le président Nicolas Sarkozy à la basilique Saint-Jean-de-Latran à Rome le 21 décembre 2007 a fait polémique, rappelons que le général de Gaulle, connu pour son attachement à la neutralité confessionnelle de l’État, n’avait pas hésité à s’exclamer, lors d’une visite officielle à Paul VI, le 31 mai 1967 : « Comment la France pourrait-elle méconnaître une Histoire qui a fait d’elle la fille aînée de l’Eglise ? »5. Et le même jour, devant la « colonie ecclésiastique française de Rome » : « L’essentiel pour [la France] est qu’elle reste fidèle à ce qu’elle est et, par conséquent, fidèle à tous les liens qui l’attachent à notre Eglise »6. Des « liens » que l’actuel chef de l’État, Emmanuel Macron, a appelé à « réparer » entre l’État (et non pas « la France » en tant que nation) et l’Eglise catholique7

  • La laïcité française : fille de la République

Une relation de nature existentielle lie l’État et la laïcité, laquelle apparaît en France comme une « condition de l’indépendance et de la souveraineté de l’État»8. La laïcité de l’État ne relève pas de l’inné, mais s’inscrit dans une histoire longue, sans être linéaire. Notre État républicain n’est pas né laïque, il l’est devenu, au terme d’un processus heurté d’émancipation du religieux et de séparation avec les Églises. Un mouvement de laïcisation de l’État qui s’avère étroitement lié en France à la Révolution de 1789 et à la consolidation de l’État républicain.

La consécration du principe de séparation – à la fois organique, fonctionnelle et matérielle – des Églises et de l’État, sous sa forme juridique globale, ne date véritablement que de la loi du 9 décembre 1905. Adoptée dans un contexte conflictuel – les républicains eux-mêmes ne partageaient pas la même conception de la laïcité –, la loi est l’expression d’une solution transactionnelle, opposée à tout dogmatisme anticlérical ou antireligieux qui aurait ouvert la voie à une nouvelle législation de contrôle de l’État sur l’Église. Si le principe séparatiste est proclamé sans que l’État-législateur use du mot « laïcité », il met officiellement fin au régime concordataire et organise la déconfessionnalisation de l’État : « L’État n’est ni religieux, ni antireligieux. Il est areligieux », selon la formule d’Aristide Briand, ainsi que son désinvestissement financier à l’égard des cultes (c’est-à-dire d’un ensemble de pratiques et de croyances autour d’un édifice).

Au-delà des sources historiques, idéologiques et culturelles, l’identité de l’État procède d’abord des attributs ou caractéristiques fondamentales fixés par son ordre juridique, en général, et sa norme juridique suprême, en particulier. Or la France, depuis 1946, est l’un des rares États où la laïcité a été élevée au niveau constitutionnel. L’article 1er de la Constitution de la IVᵉ République dispose que « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale ». Deux autres références à la laïcité se situent dans le Préambule de la Constitution de 1946 : d’une part, « nul ne peut être lésé, dans son travail ou son emploi, en raison de ses origines, de ses opinions ou de ses croyances » ; d’autre part, « L’organisation de l’enseignement public gratuit et laïque à tous les degrés est un devoir de l’État»9. Aujourd’hui, non seulement les dispositions du Préambule de 1946 font partie de notre « bloc de constitutionalité », mais le pouvoir constituant de 1958 a repris littéralement la formule consacrant le caractère laïque de la République. Une constitutionnalisation du principe de laïcité confirmée par le Conseil constitutionnel, qui se fonde sur l’article 1er de la Constitution du 4 octobre 1958. Si le Conseil constitutionnel mobilise rarement le moyen tiré de la laïcité, la signification constitutionnelle du principe a été explicitée dans sa décision n° 2012-297 QPC du 21 février 2013. Celle-ci confirme que la laïcité oblige à la neutralité confessionnelle, non pas la société, le peuple ou la nation, mais la « République ». Le Conseil d’État l’a lui-même érigé – temporairement – en « principe fondamental reconnu par les lois de la République » (CE, 6 avril 2001, SNES).

La notion de « République », loin d’être univoque, peut renvoyer à certaines significations-figures typiques, dans notre ordre constitutionnel, mais la République est souvent indissociable, voire synonyme de l’État : « en droit constitutionnel, la République est d’abord logiquement un État avant d’être l’État républicain » et le pouvoir de révision constitutionnelle ne pouvait porter atteinte à la « nature étatique » de la Constitution. Cette assimilation-confusion entre « République » et « État » est confortée par l’exposé des motifs de l’amendement communiste (déposé en commission de la Constitution et adopté à l’unanimité en séance publique) à l’origine de l’ajout du caractère « laïque » de la République dans l’article 1er de la Constitution de 1946. L’accord politique scellé à l’époque entre les constituants porte bel et bien sur l’idée de neutralité religieuse de l’État, considérée déjà comme une tradition républicaine. La laïcité concerne donc la « République » conçue comme synonyme de la personne étatique. Au sein de notre État  de droit, la laïcité revêt ainsi « un seul et même sens, celui de la neutralité religieuse de l’État »10, et non pas de la société.

Une vérité juridique par trop ignorée dans un débat sur la laïcité marqué par des signes ostensibles de confusion intellectuelle et d’instrumentalisation politique…

* Nous remercions « L’Ena Hors les murs » d’avoir autorisé la publication de cet article.

1 Commission de réflexion sur l’application du principe de laïcité dans la République, Rapport remis au président de la République, 11 décembre 2003, p. 9.

2 J. ROBERT, La fin de la laïcité ?, Paris, Odile Jacob, 2004, pp. 18-22.

3 J. BAUBEROT et M. MILO, Laïcités sans frontières, Paris, Le Seuil, 2011, p. 84.

4 J.-M. SAUVE, « La France est une République… laïque… », op. cit., p. 5.

5 Discours et messages, tome V, Vers le terme (1966-1969), Paris, Plon, 1970, p. 175.

6 Ibid., p. 178.

7 Discours du Président de la République devant les Evêques de France, Collège des Bernardins, 9 avril 2018, www.elysee.fr.

8 Ph. PORTIER, L’État et les religions en France. Une sociologie historique de la laïcité, P.U.R., 2016, p. 101.

9 La proposition d’inscrire dans la Constitution que l’État« ne reconnaît ni ne protège aucun culte » a été écartée ; cité par J. RIVERO, op. cit., 257).

10 J. RIVERO, « La notion juridique de laïcité », Recueil Dalloz, 1949, Chron. XXXIII, pp. 137-140, spéc. p. 140.

  • Pour approfondir le sujet :

Laïcité de l'Etat et Etat de droit

 

  • Illustration : La Liberté guidant le peuple, d’Eugène Delacroix (1830)
Nabli Béligh

Nabli Béligh

est universitaire et essayiste. Après des études en droit à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne et à l’Institut Universitaire Européen (Florence), il a enseigné (de 2009 à 2017) les « Questions européennes » et les « Questions internationales » à Sciences Po Paris. Ses travaux et réflexions portent essentiellement sur des problématiques juridiques, politiques et institutionnelles françaises, européennes et méditerranéennes.
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est universitaire et essayiste. Après des études en droit à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne et à l’Institut Universitaire Européen (Florence), il a enseigné (de 2009 à 2017) les « Questions européennes » et les « Questions internationales » à Sciences Po Paris. Ses travaux et réflexions portent essentiellement sur des problématiques juridiques, politiques et institutionnelles françaises, européennes et méditerranéennes.

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