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La politique étrangère américaine : un éternel recommencement ?

 

– Chronique internationale de Charles Thibout & Béligh Nabli.

 

La défaite de Trump à l’élection présidentielle américaine ne signerait pas forcément la fin du trumpisme en matière internationale. Non seulement le nationalisme demeure en vogue sur la scène internationale (de la Russie à la Turquie en passant par Israël, la Hongrie, etc.), mais Joe Biden n’est pas prêt à renier le slogan qui a dicté la politique étrangère de l’Administration Trump : « America First ». Cette forme de continuité s’inscrit dans un temps long.

La victoire de Joe Biden se traduira par un refroidissement des relations bilatérales avec la Russie, un apaisement des relations transatlantiques avec l’Europe et une réintégration des Etats-Unis dans une série de cadres ou d’instruments intergouvernementaux tels que l’OMC ou l’Accord de Paris. Cela présage-t-il un retour en force du multilatéralisme ? Pas si sûr… Le protectionnisme et l’isolationnisme, deux lignes conductrices de l’Administration Trump, ne sont pas près d’être rayés de l’agenda diplomatique américain. Ils font même quasi-consensus désormais sur l’échiquier politique américain. En réalité, Joe Biden est appelé à s’inscrire dans les pas de ses deux prédécesseurs, Barack Obama et Donald Trump : se désengager de la fonction militro-symbolique de « gendarme du monde », pour mieux se concentrer sur la bataille économico-technologique contre la Chine. C’est sur ce plan que se joue le leadership mondial du XXIe siècle.

  • Les nuances de style ne sont pas des ruptures

En ce sens, l’élection de Joe Biden à la présidentielle américaine ne changerait pas le cours de la politique étrangère des États-Unis. Ici ou là, le ton serait sans doute plus mesuré. Les « alliés » seraient écoutés, sinon entendus. Le vocabulaire serait plus châtié. Qu’importe. Les États-Unis ont bâti un système de domination qu’un seul homme, qui plus est l’ancien vice-président de Barack Obama, ne saurait remettre en cause par sa seule volonté. Il est d’ailleurs peu probable que telle soit son intention.

Durant ces quatre années de présidence ubuesque à bien des égards, les commentateurs de tous bords se sont escrimés à faire passer l’arrivée au pouvoir de Donald Trump pour une rupture majeure dans la politique (extérieure) américaine. En les caricaturant à peine, tandis qu’Obama était un parangon de vertu, promoteur d’un ordre international libéral et soucieux de préserver le dialogue multilatéral, Trump, son exacte antithèse, serait le héraut d’un nationalisme et d’un unilatéralisme absolument antinomiques de la tradition politique américaine.

C’est projeter ses fantasmes sur un réel bien plus trivial. Certes, on ne retiendra pas d’Obama ses outrances, sa mine patibulaire ou son usage épileptique des réseaux sociaux. Ces traits sont réservés à Donald Trump ; ils reflètent un jugement esthétique sans autre intérêt que narcissique pour ceux qui l’émettent, mais qui a toutefois son corollaire politique : faire des nuances de style les marqueurs de ruptures politiques radicales.

  • La persistance d’un « style national »

Au-delà du propre bilan de Barack Obama, qui remet en cause à lui seul cette vision manichéenne (maintien de Guantanamo, assassinats via des frappes de drones, intervention en Libye…), c’est trop rapidement oublier les apports de l’histoire culturelle du politique aux États-Unis. Il existe un cadre culturel ou, pour le dire autrement, un « style national » américain (Stanley Hoffmann) étonnamment persistant en matière de politique extérieure. Le soutien inconditionnel de l’administration américaine à l’extrême droite raciste actuellement au pouvoir en Israël, par exemple, est certes le fait de chrétiens évangéliques qui forment une part notable de l’électorat de Trump. Mais c’est oublier que ce courant, fort hétérogène au demeurant, est la matérialisation politico-religieuse de la sempiternelle remémoration de l’arrivée sur le Nouveau Continent des passagers du Mayflower : des puritains anglais animés de l’idéal évangélique et de la conviction d’être les élus mandatés par Dieu pour « recommencer le Monde », selon l’expression de Thomas Paine. L’exceptionnalisme moral qu’ils s’attribuent les conduit inexorablement à se penser les guides messianiques d’un monde arriéré, damné – et profondément hostile – dont eux seuls connaissent l’issue salvifique. Les opérations humanitaires ou les « croisades démocratiques » des XXe et XXIe siècles en sont les lointains héritiers.

La victoire de Trump ou de Biden n’aura pas plus d’effet sur la prééminence incontestée du libéralisme dans la politique américaine, cette « idéologie nationale » (Louis Hartz) qui pousse aujourd’hui Trump, hier Obama, à assurer les entreprises américaines du soutien absolu de l’État fédéral pour poursuivre leur expansion mondiale – quand bien même certaines de ces sociétés seraient l’objet de vives controverses internes à la scène politique américaine (GAFAM). Trump s’est illustré par ses attaques compulsives contre les entreprises de pays aussi bien alliés qu’adversaires, au point d’engager une guerre économique qui déstabilise profondément les relations internationales. Il n’a pas non plus hésité à attaquer vivement des entreprises comme Amazon, Facebook, Google ou Twitter, sans pour autant laisser un quelconque pays attenter à leurs intérêts – l’opposition frontale à la « taxe GAFAM » en est l’exemple emblématique.

Mais le fond de sa politique diffère-t-il tant que cela d’une Administration Obama usant de la portée extraterritoriale du droit américain pour s’approprier des acteurs stratégiques, fussent-ils issus de pays « amis » ? Les circonstances du rachat d’Alstom par General Electric viennent quelque peu remettre les points sur les « i ». En remontant plus loin dans l’histoire, la politique d’un Trump, protectionniste à l’import et libre-échangiste à l’export, se démarque-t-elle si radicalement de la politique impériale de la « porte ouverte », inaugurée par le secrétaire d’État John Hay pour forcer l’ouverture de la Chine aux capitaux américains, à la fin du XIXe siècle ?

  • Résilience de l’impérialisme en situation de faiblesse stratégique

Pas question de contester qu’au gré des présidences, certains traits isolationnistes ou quelques nuances expansionnistes donnent à l’époque sa teinte originale. Mais il n’en demeure pas moins que la politique étrangère américaine a toujours été impérialiste, quand bien même n’avait-elle pas les moyens de ses ambitions – c’est tout le paradoxe de la doctrine « isolationniste » de James Monroe (1823).

Les Européens se plaignent aujourd’hui de ce que Donald Trump récrimine leur trop faible contribution au budget de fonctionnement de l’Alliance Atlantique ; Obama n’avait pas une position différente. Quant au peu d’engouement de Donald Trump pour le multilatéralisme et les institutions de concertation et de coopération internationales, il vient simplement lever l’un des derniers bastions de l’hypocrisie collective, qui consiste à croire en la puissance performative de la délibération, selon une procédure juste, neutre et normalisée à laquelle les États-Unis se plieraient – par conviction ou contrainte d’ailleurs, peu importe. En réalité, depuis la fin de la guerre froide, ces institutions ont toujours été les relais de l’influence des États-Unis ; à tout le moins n’ont-ils jamais entamé leur capacité de projection. Et pour cause, le refus de l’ONU de cautionner leur aventure irakienne n’a eu aucun effet.

Certes, la discussion diplomatique a laissé place aux déclarations martiales. Mais l’attitude peu amène de Donald Trump à l’égard des arènes multilatérales ou onusiennes vient simplement sanctionner l’entrée en scène d’un nouvel acteur, la Chine, qui craquèle l’édifice institutionnel, historiquement pro-américain, en accédant à des positions de pouvoir et d’influence dans différentes agences onusiennes (OMS, OMC, Union internationale des télécommunications, etc.). C’est sa manière de reformuler ce qu’Obama avait initié sous le nom de « stratégie du pivot » asiatique. Au surplus, Trump ne manque aucune occasion d’avertir ses « alliés » séduits par les charmes chinois que l’alliance avec les États-Unis est et a toujours été une alliance contraignante que Washington contrôle : les menaces de rétorsion, lorsque s’est posée la question du déploiement des équipements 5G de Huawei, en sont la plus récente manifestation. Les incantations bellicistes du président sont le symptôme d’une terreur de l’érosion du mythe de l’hyperpuissance américaine à laquelle la Chine n’est pas étrangère.

Si cette élection « fait rupture » dans la politique extérieure américaine, ce sera moins le fait d’une remise en cause, par le président élu, des principes fondateurs de la politique américaine, que de l’émergence de nouvelles « questions » structurantes du corps social : quelle place accorder aux minorités dans la société ? Quelle menace représente l’essor de la Chine ? Quelle liberté doit-on accorder à la diffusion d’idéologies antilibérales de droite et de gauche ? etc. Quelles que soient les réponses apportées ou proposées par le prochain président, il ne procèdera pas moins de cette élection la perpétuation d’un ordre international, dont la projection de la puissance américaine sur le reste du monde demeure le principe élémentaire. Seule une remise en cause de cet ordre serait de nature à poser la question d’un changement réel de la politique étrangère américaine.

Charles Thibout (chercheur associé à l’IRIS) & Béligh Nabli (universitaire et essayiste, auteur de «L’Etat, Droit et politique», Armand Colin, Coll. U).

 

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