– « Chronique internationale » de Charles Thibout & Béligh Nabli
Donald Trump est malade du coronavirus et la démocratie américaine est malade du trumpisme. Or le trumpisme n’est ni un phénomène spontané, ni un phénomène déconnecté de l’histoire américaine : il est profondément ancré dans une culture politique de la violence.
Le citoyen en armes
Que retenir du débat entre Donald Trump et Joe Biden ? La démocratie américaine y a trouvé sa concrétion la plus simple, faite d’invectives, d’attaques ad hominem, d’accusations d’intelligence avec « l’ennemi », le tout dans un décor théâtral où la démonstration cède le pas devant le divertissement. Une mise en scène qui tend à atténuer les ressorts essentiellement violents de la démocratie américaine, enterrés sous un siècle de pacification des rapports sociaux par le consensus libéral. Le débat présidentiel vient jeter une lumière crue et paradoxale sur l’impossibilité même d’organiser un débat fondé sur les idées, les aspirations de chacun et l’échange d’arguments raisonnés. Le consensus idéologique et axiologique transpartisan autour d’un libéralisme de bon aloi, que Louis Hartz avait mis en lumière dès 1955, est lui-même en train de voler en éclats. D’adversaires politiques, les aspirants à la fonction suprême se considèrent désormais comme des ennemis et entraînent derrière eux leurs militants et, par extension, l’ensemble du pays.
La violence de la joute verbale qui a opposé les deux candidats à la Maison-Blanche nous rappellent que les États-Unis, malgré leur statut de « grande démocratie », ne sont toujours pas une démocratie apaisée. L’appel de Donald Trump aux Proud Boys, cette organisation de suprémacistes blancs, à « stand back and stand by » (reculer et se tenir prêt), est non seulement le signe d’une société historiquement militarisée – lointain héritage des milices coloniales de la guerre d’indépendance – et de l’héroïsation du citoyen en armes, chargé de défendre les valeurs américaines de toute submersion extérieure et d’une subversion interne, sur fond de méfiance à l’égard du gouvernement fédéral, qualifié d’impotent ou de liberticide au gré des enjeux.
La politique du passage à l’acte, qui dénie toute fonction positive aux instances d’intermédiation que sont la délibération, le débat, le vote ou même l’élection (Donald Trump a prévenu qu’il pourrait ne pas reconnaître le résultat de l’élection et a appelé, de façon à peine voilée, ses militants à prendre les armes le moment venu), sanctionne ainsi le dépérissement du consensus libéral. D’une absence de dialectique politique, de confrontation discursive des idées et des intérêts mise en évidence dès les années 1830 par Alexis de Tocqueville, le système politique américain est sur le point de basculer vers l’opposition frontale d’imaginaires radicalement antagonistes, où le compromis est relégué au rang d’utopie puisqu’il n’est plus de salut possible que dans l’éradication de l’autre.
Bien qu’elle soit une constante de l’histoire américaine, la violence d’extrême droite a trouvé en Donald Trump un symbole, un signe de reconnaissance institutionnelle, de légitimité idéologique et tactique. Son projet de mur pour barrer la route aux immigrés latino-américains, son appel à interdire totalement l’entrée des musulmans sur le territoire, y compris de nationalité américaine, dessinent un environnement discursif où l’Américain moyen, blanc, est assailli de toutes parts, en proie au « grand remplacement » et, finalement, menacé d’éradication.
Par-delà le calcul politique, la coloration paranoïde de la personnalité du chef de l’État, largement mise en lumière par la psychiatrie américaine et européenne, participe activement à la banalisation de la violence politique. D’autant qu’elle prospère sur un terreau fertile, nourri des réminiscences relativement récentes du combat contre les droits civiques dans les années 1960, réactivées par le mouvement Black Lives Matter, avec en toile de fond la guerre de Sécession et son empreinte durable dans la société américaine. Il n’est pas anodin que ces Proud Boys affichent les symptômes d’une fièvre obsidionale, voyant dans la race blanche l’essence même de l’américanité assiégée par les forces migratoires, la croissance démographique des populations non blanches et la promotion du multiculturalisme par une large partie du pays – et notamment sa frange démocrate. D’ailleurs, ce groupe militant comprend des membres du Ku Klux Klan, des néo-nazis et des skinheads : ils’est constitué une branche paramilitaire prête à défendre par les armes leur vision biologique de la nation américaine.
Le spectre de la guerre civile
Les attentats perpétrés par des suprémacistes blancs à El Paso, Pittsburgh et Charleston, la formation de groupes paramilitaires qui se préparent à la guerre, comme The Base, voire la guerre nucléaire comme l’Atomwaffen Division, un groupe ouvertement néonazi et transnational, témoignent de la permanence de la violence dans la culture politique américaine, alimentée par le libre commerce des armes constitutionnellement garanti.
On aurait tort d’y voir un simple phénomène conjoncturel. L’historien Richard Hofstadter a montré dès les années 1990 comment le « style paranoïaque » fait partie intégrante de la culture politique américaine. L’idée même que la nation est plongée, malgré elle s’entend, dans un combat à mort pour sa survie face aux mouvements migratoires et au pullulement d’ethnies minoritaires qui altèrent la « pureté de sa race », remonte à la fin du XIXe siècle. Sous l’influence du darwinisme social, le « racisme scientifique » s’y est épanoui, légitimant l’extermination des amérindiens, l’esclavage puis la ségrégation des Noirs, et l’expansionnisme américain. Ces positions ont été défendues au sommet de l’État : Theodor Roosevelt assimilait l’anéantissement des autochtones au struggle for life de Darwin ; sur les mêmes fondements, il a fait de l’isolationnisme de Monroe un instrument offensif d’hégémonie en Amérique latine ; son successeur Woodrow Wilson, loin de l’image d’Épinal du père de l’égalité entre les peuples, fut un défenseur actif de la « civilisation blanche » contre la « menace asiatique », comme l’a récemment montré l’historien Adam Tooze. Le Choc des civilisations de Samuel Huntington et l’anarchie annoncée par Robert Kaplan perpétuent et légitiment encore de nos jours l’idée que la nation américaine, réduite à un substrat ethno-religieux ou plus vaseusement culturel, est plongée nolens volens dans une « lutte pour la survie » qui requiert l’annihilation de l’autre, qu’il soit noir, musulman, latino-américain ou chinois.
Ce sentiment de menace existentielle qu’incarne l’autre, sous des formes variées, ne peut se comprendre sans la certitude profondément ancrée dans la société américaine d’un déclin inéluctable, alimenté au plan géopolitique par l’expansion de l’influence chinoise dans la sphère traditionnelle de domination américaine, la prééminence de la Russie au Moyen-Orient et le repli progressif des États-Unis sur leur territoire. Le « mythe de la frontière » s’était perpétué, après l’achèvement de la colonisation des terres de l’Ouest, par la projection de la puissance américaine sur le reste du monde. Désormais, la continuation même allégorique de l’aventure nationale américaine paraît illusoire ; le mouvement s’inverse. En 1893, Frederick Jackson Turner avait montré l’importance de cette frontière érigée à l’encontre de la « sauvagerie »[1] dans la cohésion de la nation américaine, dans laquelle il voyait le principal exutoire des problèmes sociaux. Pour lui, « l’Amérique risque de perdre son âme si elle n’a pas de frontière à conquérir, car [c’est là] le fonds culturel de l’Amérique »[2].
Face à l’affaiblissement relatif des États-Unis dans le rapport de force international, Trump cherche à réactiver cette lutte originaire de la civilisation américaine contre un ennemi protéiforme. Mais, en incluant une part substantielle de la population américaine dans les contours flous de cet ennemi – et d’une certaine manière Biden accepte de poser le débat en ces termes en assimilant Trump et ses partisans à une altérité radicale –, la controverse démocratique perd sa raison d’être. En érigeant l’adversaire politique au rang d’ennemi, les élites politiques rouvrent la possibilité de la sécession, et avec elle, de la guerre civile.
[1] Cf. Elise Marienstras, Les mythes fondateurs de la nation américaine, Paris, François Maspero, 1976, p. 157-183.
[2] Gérard Chaliand, Arnaud Blin, America is back. Les nouveaux césars du Pentagone, Paris, Bayard, 2003, p. 23.
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