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Quel séparatisme ?

– « Chronique de la Ve République » par Béligh Nabli & Nicolas Matyjasik

 

  • Après l’irruption du mot « ensauvagement », celui de « séparatisme » confirme la normalisation-institutionnalisation d’un vocabulaire qui ne fait que brouiller le débat public, y compris lorsqu’il s’agit de faire cause commune face à l’islamisme radical. D’autant plus qu’en pleine crise économique, le mot « séparatisme » évoque aussi le phénomène de « séparatisme social ».

 

Après la perspective d’une réforme d’ampleur de la Loi de 1905, c’est finalement une « loi sur le(s) séparatisme(s) » qui devrait en partie cristalliser la fin du mandat présidentiel. Jean Castex a expliqué dans sa déclaration de politique générale que le texte viserait « l’islamisme radical sous toutes ses formes », afin d’« éviter que certains groupes ne se referment autour d’appartenances ethniques ou religieuses ». Le futur projet de loi pourrait traduire un renforcement du contrôle des financements étrangers des lieux de culte, l’obligation de signature d’une « charte des valeurs républicaines » par les associations subventionnées ou la fin du recrutement d’imams étrangers… Si l’objectif général et les mesures annoncées semblent se justifier dans leur principe, la démarche de l’exécutif est loin d’être convaincante.

Il y a d’abord un problème de cohérence de notre République. Les exécutifs se succèdent et se ressemblent en la matière : dans l’ordre interne, un discours sécuritaire s’est développé sur la base d’une menace terroriste réelle nourrit par l’idéologie islamiste, tandis que notre politique étrangère au Moyen-Orient continue de se caractériser par une alliance stratégique avec des monarchies du Golfe qui ont joué – et continuent de jouer – un rôle moteur dans la diffusion du fondamentalisme islamique. Comment lutter contre un phénomène transnational comme le terrorisme islamiste lorsqu’on soutient des régimes comme l’Arabie Saoudite qui reposent sur la doctrine wahhabite ? La Realpolitik atteint ici comme ailleurs ses limites dialectiques.

Ensuite, le réflexe consistant à choisir le mot de « séparatisme » et à puiser ainsi dans le champ lexical des identitaires conforte une tendance de fond. Les acteurs institutionnels de la Ve République ne cessent de s’inspirer du vocabulaire et du discours promus par l’extrême-droite. L’évolution d’Emmanuel Macron est ici remarquable : il est passé d’un discours de valorisation du caractère multiculturel de notre société, à un discours « sarko-vallsiste » conjuguant les dimensions sécuritaire et identitaire du républicanisme. La première fois que le président de la République a employé la notion de « séparatisme », il déclarait que : « dans certains endroits de notre République, il y a un séparatisme qui s’est installé, c’est-à-dire la volonté de ne pas vivre ensemble, de ne plus être dans la République, et au nom d’une religion, l’islam, en la dévoyant »[1]. Une conception précisée lors de l’annonce de son « plan contre le séparatisme » : le séparatisme, c’est « quand, au nom d’une religion, de telle ou telle influence extérieure, on dit ’je ne respecte plus les lois de la République »[2]. Enfin dernièrement, le président Macron a déclaré au panthéon que « La République indivisible n’admet aucune aventure séparatiste ». Certes, l’« hydre islamiste » est manifestement visée par cette mise en accusation. Il n’empêche, derrière les mots, les contours de la chose qu’ils sont supposés viser demeurent relativement flous et indéfinis. Dès lors, le risque d’attiser la quête hystérique d’un ennemi intérieur – qui revêt les traits d’une « communauté musulmane » fantasmée englobant un ensemble d’individualités dans une masse informe – est d’autant plus important.

Par ailleurs, le choix du mot « séparatisme » plutôt que celui de « communautarisme » atteste d’un glissement qui ne fait qu’accroître la confusion. Les « communautés » en général, et le communautarisme » en particulier ne seraient pas/plus incompatibles avec la République. Le président Macron l’a reconnu en février 2020 : « Je ne suis pas à l’aise avec le thème du communautarisme », car « dans la nation française, il y a des identités multiples reconnues si l’on respecte les lois de la République ». Or le critère du respect de la loi ainsi présenté ne résout pas la contradiction dans laquelle notre République s’est engluée : d’un côté, des communautés supposées, essentialisées figées artificiellement dans leur différence sont de plus en plus légitimées dans une fonction d’interlocutrice de la République; de l’autre, la République demeure « une et indivisible », l’idée même de communautés composites constitutives de la communauté nationale est impensable. En droit, l’idée même de «communauté musulmane» est contraire à notre ordre constitutionnel. L’article 1er de la Constitution de 1958 énonce le principe d’indifférence aux origines et autres confessions religieuses : la République française ne connaît que des citoyens égaux soumis à la même loi nationale. Il existe ainsi une contradiction intrinsèque qui se développe subrepticement dans les discours juridique et politique républicains.

En outre, le choix de la thématique du communautarisme et du séparatisme en pleine crise économique et sociale a une résonnance toute particulière.

Si il y a séparatisme, il y a surtout un « séparatisme social », auquel il faut s’attaquer. En France, les autorités estiment qu’entre 60 et 80 milliards échappent chaque année au Trésor public à travers la fraude, l’évasion et l’optimisation fiscale. Une délinquance des cols blancs qui traduit un désintérêt pour le bien commun de la part de ceux qui n’hésitent pas à mettre en place des stratégies sophistiquées pour continuer de « vivre entre eux ». Les travaux de l’économiste Eric Maurin ont démontré la « ghettoïsation par le haut » qui sévit en France, les stratégies d’évitement territorial des élites sociales et culturelles, qui expliquent in fine les situations de ségrégation des plus pauvres. Quant aux plus riches, les sociologues Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot ont déjà dépeint « les Ghettos du gotha », le contrôle économique et symbolique de l’espace qui permet de cultiver l’entre soi (y compris via des pratiques culturelles tels que les clubs, les cercles, les rallyes) au sommet de la hiérarchie sociale.

Or cette bourgeoisie dont est issu le couple présidentiel constitue aussi une source de soutien (multiforme) au pouvoir en place, dont la politique menée depuis le début du quinquennat semble nourrir une forme de de séparatisme social ». C’est l’un des messages du mouvement des « gilets jaunes ». La politique fiscale d’Emmanuel Macron a fait « nettement » augmenter les inégalités de niveaux de vie (entre individus, mais aussi entre territoires). Ce que confirment de récentes études de l’INSEE : la diminution des allocations logement et la réforme de la fiscalité du capital ont creusé les écarts de niveaux de vie en 2018.

Cette nouvelle forme politique « En marche » qu’on a voulu nous présenter comme étant un « nouveau monde » est bel et bien l’expression d’une volonté de scission, un séparatisme de classe, que le gouvernement en place ferait bien de combattre, au lieu de détourner le regard.


[1] RTL, 28 octobre 2019.

[2] Lors d’un déplacement mi-février 2020 dans un quartier sensible de Bourztwiller (Haut-Rhin).

[3] Michel WIEVIORKA, La Différence, Paris, Balland, 2001, p. 138.

 

Béligh Nabli est juriste et essayiste. Il est l’auteur notamment de  » Laïcité de l’Etat et Etat de droit », Dalloz, 2019.

Nicolas Matyjasik est politologue. Il a co-dirigé, avec Marcel Guenoun, l’ouvrage En finir avec le New Public Management, éditions IGPDE, 2019.

 

 

  • Illustration : Jackson Pollock – Untitledc. 1950

 

Nabli Béligh

Nabli Béligh

est universitaire et essayiste. Après des études en droit à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne et à l’Institut Universitaire Européen (Florence), il a enseigné (de 2009 à 2017) les « Questions européennes » et les « Questions internationales » à Sciences Po Paris. Ses travaux et réflexions portent essentiellement sur des problématiques juridiques, politiques et institutionnelles françaises, européennes et méditerranéennes.
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est universitaire et essayiste. Après des études en droit à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne et à l’Institut Universitaire Européen (Florence), il a enseigné (de 2009 à 2017) les « Questions européennes » et les « Questions internationales » à Sciences Po Paris. Ses travaux et réflexions portent essentiellement sur des problématiques juridiques, politiques et institutionnelles françaises, européennes et méditerranéennes.

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