- Paul CHIRON, juriste spécialisé en droit des étrangers & membre de Chronik.
- Face à la tentation illibérale ou liberticide de certains régimes démocratiques, la Cour européenne des droits de l’Homme s’affirme comme un ultime rempart de l’Etat de droit, en général, et du droit d’asile, en particulier. Une fonction de gardienne des droits et libertés qu’elle vient à nouveau d’exercer dans le cadre de la mise en œuvre de l’accord entre le Royaume-Uni et le Rwanda sur l’expulsion des demandeurs d’asile.
Le 14 juin, Boris Johnson, Priti Patel et le gouvernement britannique souhaitaient mettre en œuvre le nouvel accord conclu entre le Royaume-Uni et le Rwanda en expulsant 130 demandeurs d’asile iraniens, irakiens, albanais ou syriens vers le Rwanda afin que leur demande d’asile soient traités dans ce pays. Si de nombreuses mesures avaient été annulée en amont, 7 demandeurs devaient toujours être transférée sur le fondement de cet accord.
L’accord Royaume-Uni-Rwanda a été largement dénoncé. Les ONG sont vent debout et, fait extrêmement rare, le Prince Charles a exprimé sa consternation face à cet accord.[1] Malgré une forte mobilisation dénonçant la violation des droits humains induite par cet accord, ni le politique ni le juge interne britannique n’ont fait marche arrière. La justice a validé cet accord d’expulsion estimant qu’il était dans l’intérêt public que le ministère de l’intérieur puisse mettre en œuvre ces expulsions[2] et l’avion était sur le tarmac prêt à décoller avant un retournement de situation. La Cour européenne des droits de l’homme (CourEDH), saisie d’une demande de mesure provisoire afin d’enjoindre au gouvernement britannique de ne pas procéder à cette expulsion, est intervenue in extremis.
- Sur le fond et sur la forme, la CourEDH vient réaffirmer son rôle clef dans la défense des droits humains. La Cour a communiqué sur ces mesures d’urgences notamment sur Twitter[3] en publiant les raisons de son opposition au transfert des demandeurs d’asile du Royaume-Uni vers le Rwanda. La Cour, qui reçoit des demandes de mesure provisoire et en accorde quotidiennement sans pour autant communiquer sur celles-ci, a souhaité marquer l’importance de son intervention par la publication d’un communiqué. Sur le fond la Cour s’oppose à cette expulsion car celle-ci risque de violer la Convention, notamment le gouvernement risquerait de soumettre les demandeurs d’asile à des traitements inhumains ou dégradants en cas d’expulsion vers le Rwanda. La Cour au-delà de la simple information cite la mesure provisoire :
La Cour a tenu compte, d’une part, des préoccupations soulevées dans les pièces qui lui ont été communiquées, en particulier par le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR), selon lesquelles les demandeurs d’asile transférés du Royaume-Uni vers le Rwanda n’auraient pas accès à une procédure équitable et effective statuant sur l’octroi du statut de réfugié et, d’autre part, de la conclusion de la High Court selon laquelle le point de savoir si la décision de qualifier le Rwanda de pays tiers sûr était irrationnelle ou insuffisamment étayée soulevait « une contestation juridique sérieuse ». Eu égard au risque de traitement contraire aux droits conventionnels du requérant qui en résulte, au fait que le Rwanda est situé hors de l’espace juridique de la Convention (et n’est donc pas lié par la Convention européenne des droits de l’homme) et à l’absence de tout mécanisme juridiquement contraignant propre à garantir le retour du requérant au Royaume-Uni au cas où les juridictions internes accueilleraient son recours au fond, la Cour décide d’accorder la présente mesure provisoire pour empêcher que le requérant ne soit refoulé avant que les juridictions internes n’aient eu l’occasion d’examiner ces questions.
- La Cour sur le fond et sur la forme met en garde le gouvernement sur le risque de violation de la Convention mais adresse également un message plus largement à tous les Etats membres du Conseil de l’Europe.
Le juge européen en indiquant ces mesures provisoires, et d’autant plus en communiquant comme il le fait, se dresse clairement comme le dernier rempart de l’Etat de droit. Que cela soit de l’exemple de l’expulsion de demandeurs d’asile vers le Rwanda comme voulait le faire le gouvernement britannique mais aussi la suspension d’une expulsion voulue par l’Autriche vers l’Afghanistan le 9 août 2021 alors que la guerre menée par les Talibans faisait rage, ou encore l’interruption d’expulsions mises en œuvre par la France de personnes réfugiées, menacées de mort et de torture, dans leur pays de nationalité, la Cour européenne des droits de l’homme prend ses responsabilité en créant une jurisprudence sans équivoque autour du concept de volet procédural de l’article 3 de la Convention et oblige les Etats à remplir leurs obligations.
Ce rôle que le CourEDH joue et semble affirmer est primordial. Ces trois exemples concernent des mesures provisoires ayant trait à des décisions d’expulsions, ayant trait à l’expression pourtant de la souveraineté des Etats et de leur politique migratoire. La Cour le rappelle dans ses décisions, les Etats sont souverains dans leur politique migratoire[4] ; cependant la protection de l’article 3 est absolue, et en aucune manière et pour aucune raison il n’est possible de transiger avec cette protection. Priti Patel, prenant acte de l’intervention de la CourEDH, se dit déçue et s’engage déjà à mettre en œuvre d’autre vol charter vers le Rwanda. De la même manière, alors que la Cour a plusieurs fois condamnée la France pour l’expulsion de personne réfugiée vers leur pays de nationalité au mépris de la protection de l’article 3, des procédures d’expulsion sont toujours initiées. Ce mépris affiché du juge européen des droits humains par les politiques, et en l’occurrence par les ministères de l’intérieur signifie beaucoup. La politique migratoire, selon les ministres Patel et Darmanin, ne semble pas soumis aux droits humains, et les personnes concernées sont de fait, traitées comme ne méritant pas de bénéficier de ces droits fondamentaux.
La prééminence des droits humains ne semble plus guider les politiques faisant fi du droit et de ses valeurs humanistes. Face à ce recul inquiétant, la Cour, parfois critiquable et critiquée, joue un rôle primordial de dernier rempart de l’Etat de droit.
[1] https://www.lefigaro.fr/international/le-prince-charles-consterne-par-l-expulsion-de-migrants-vers-le-rwanda-20220611
[2] https://fr.euronews.com/2022/06/14/accord-polemique-r-u-rwanda-nouveau-feu-vert-pour-le-decollage-du-premier-vol-de-migrants
[3] https://twitter.com/ECHR_CEDH/status/1537024656489730048?s=20&t=Pc5-pE0nAroITbQTTgtKYg
[4] Cf arrêt K.I. c. France par exemple
- Paul CHIRON, juriste spécialisé en droit des étrangers
- Illustration : Le radeau de la Méduse (1818 – 1819), Géricault
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