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Russie : une guerre contre le droit international

 

Le président russe Vladimir Poutine jouit déjà du statut politique de « criminel de guerre », compte tenu des actes perpétrés en son nom lors des expéditions militaires initiées en Tchétchénie, en Géorgie, en Crimée et en Syrie … L’invasion de l’Ukraine ne fait que conforter ce statut et la trace ensanglantée qu’il laissera dans l’Histoire. Et pourtant, judiciairement, il bénéficie encore d’une forme impunité qui interroge plus que jamais la morale et le droit international. Faut-il le rappeler : non seulement le déclenchement d’une guerre est en principe illégal, mais, même en temps de guerre, le respect de certains principes et règles s’impose aux belligérants.

Indiscutablement, l’invasion de l’Ukraine porte atteinte à plusieurs règles et principes fondamentaux du droit international. Cet événement politico-militaire charrie une série d’actes constitutifs à la fois d’un acte d’agression et de crimes de guerre. Outre les sanctions déjà décrétées par certains Etats (occidentaux, pour l’essentiel), la justice ukrainienne et la justice internationale sont également entrées en action. L’enjeu juridique et judiciaire n’est pas négligeable : il s’agit d’engager la responsabilité de la Russie (en tant qu’État), mais aussi de ses principaux responsables politiques et militaires au regard des crimes commis contre l’Ukraine et sa population civile. Et si finalement cette guerre « contre le droit international » offrait l’opportunité pour ce dernier de faire la démonstration de son utilité et effectivité …?

 

Un crime d’agression

 

L’invasion militaire de l’Ukraine par la Russie constitue une violation manifeste du droit international, ce malgré les arguments fallacieux avancés par V. Poutine, à savoir, la responsabilité de protéger les populations civiles de Louhansk et de Donetsk, ainsi que le droit à la légitime défense face à une menace nazie incarnée par le régime ukrainien. Non seulement l’ingérence russe viole la souveraineté de l’Ukraine, mais elle est constitutive d’un « acte d’agression » littéralement proscrit par le droit international coutumier, par l’article 8 bis du Statut de Rome de la Cour pénale internationale[1] et par la Charte des Nations Unies. En effet, l’acte fondateur de l’ONU soumet les États à une obligation de règlement pacifique de leurs différends et interdit (sauf exceptions[2]) l’emploi de la force contre l’intégrité territoriale ou l’indépendance politique de tout État[3].

En manquant à ses obligations internationales, la Russie voit sa responsabilité directement engagée. Outre les sanctions décidées par certains États ou l’Union européenne, la situation justifie théoriquement l’adoption de mesures coercitives par le Conseil de sécurité de l’ONU (sur le fondement du Chapitre VII de la Charte). Or l’organe décisionnel onusien n’est pas parvenu, le 25 février, à adopter un simple projet de résolution destiné à « déplorer » l’invasion russe en Ukraine. La Russie a en effet exercé le droit de veto dont elle bénéficie en tant que membre permanent du Conseil de sécurité. L’Assemblée générale de l’ONU a néanmoins pu adopter (le 3 mars dernier) une résolution (non juridiquement contraignante) désapprouvant « l’agression » commise par la Russie et exigeant qu’elle retire ses forces militaires du territoire ukrainien[4].

 

Des crimes de guerre

 

L’invasion de l’Ukraine donne lieu à une série d’actes qui relève d’une violation de dispositions du droit de la guerre (jus in bello) consacrées par le droit international humanitaire applicable lors de conflits armés et qui procède des quatre Conventions de Genève de 1949, des protocoles additionnels de 1977 et du Statut de Rome. En l’espèce, les faits, informations et preuves recensés obligent d’ores-et-déjà à envisager la commission de crimes de guerre, voire de crimes contre l’humanité.

L’invasion russe s’accompagne en effet de bombardements sans discrimination, ciblant des bâtiments, biens et infrastructures à caractère civil, lesquels ont causé la mort de milliers de personnes parmi la population ukrainienne. L’on constate également l’utilisation d’armes (des bombes à sous-munitions notamment) proscrites, des exécutions extrajudiciaires, des actes de torture et des disparitions forcées. Ainsi, le retrait de l’armée russe de certains territoires ukrainiens est synonyme à la fois de libération et de consternation face à une série de découvertes macabres. Récemment, les images et témoignages multiples, concordants et glaçants ne laissent pas place au doute : des centaines de civils ukrainiens ont été assassinés (certains avec les mains attachées dans le dos) par des soldats de l’armée russe à Boutcha et dans la région de Kiev.

Parmi ces graves atteintes aux règles relatives au droit de la guerre, certaines sont constitutives de crimes de guerre, tels que codifiés par le Statut de Rome de la CPI. Ainsi, à titre individuel, le président Poutine pourrait voir sa responsabilité pénale engagée pour la violation des articles 8 et 8 bis du Statut de Rome de la CPI : l’article 8 vise les crimes de guerre, notamment le fait de diriger des attaques contre la population civile (art. 8 § 2, b. i)[5].

 

Des poursuites devant les juridictions internationales

 

Outre l’activisme diplomatique et politique en vue d’obtenir un cessez-le-feu voire la fin de la guerre, le conflit a pris une dimension judiciaire internationale assez remarquable.

Dès le déclenchement des hostilités, l’Ukraine a usé de l’arme judiciaire contre son agresseur. Ainsi, deux jours après le début de l’invasion russe, une instance a été introduite contre la Russie devant la Cour internationale de Justice (CIJ) et l’adoption de mesures conservatoires a été demandée à l’organe judiciaire principal de l’ONU, « afin de prévenir qu’un préjudice irréparable ne soit causé aux droits de l’Ukraine et de sa population, et d’éviter d’aggraver ou d’étendre le différend qui oppose les parties sur le fondement de la convention sur le génocide ». Dans l’attente de sa décision définitive, la CIJ a rendu une ordonnance en indication de mesures conservatoires, par laquelle elle ordonne à la Fédération de Russie de « suspendre immédiatement les opérations militaires qu’elle a commencées le 24 février 2022 sur le territoire de l’Ukraine ». Toutefois, en l’absence de reconnaissance de la compétence obligatoire de la CIJ par la Russie, l’ordonnance n’a aucune valeur juridique contraignante et demeure lettre morte (Moscou avait même refusé de comparaître lors des audiences tenues sur l’affaire, les 7 et 8 mars derniers).

Outre l’hypothèse de la création d’un tribunal pénal international spécial pour examiner les crimes commis par les dirigeants (politiques et militaires) russes, la Cour pénale internationale (CPI) est déjà impliquée dans une affaire qui pourrait aboutir à la poursuite des auteurs de crimes de guerre (responsables civils et militaires), y compris Vladimir Poutine, puisque la CPI ne reconnaît pas l’immunité accordée aux chefs d’Etat par les juridictions nationales..

Si la Russie n’est plus partie au Statut de Rome (depuis 2016), l’Ukraine (qui n’est pas signataire du traité) a reconnu[6], en 2014, l’autorité de la CPI pour connaître des crimes de droit international (génocide, crimes contre l’humanité, crimes de guerre) commis sur son territoire. L’examen préliminaire rendu sur la situation en Ukraine a permis au Bureau du procureur d’apprécier cette affaire. Le 11 décembre 2020, le Procureur de la CPI annonçait la conclusion de l’examen préliminaire de la situation en Ukraine, après avoir déterminé qu’il y avait une base raisonnable permettant de croire que des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité avaient été commis depuis 2014. Le 28 février dernier, le nouveau Procureur de la Cour, le Britannique Karim Khan, a affiché sa volonté d’ouvrir une enquête et a sollicité publiquement la communauté des parties au Statut afin qu’un État accepte de le saisir formellement de la situation en Ukraine (afin de lever l’obligation d’un avis préalable de la Chambre). Près d’une quarantaine d’Etats parties ont répondu à cet appel. Ainsi, le Procureur a officiellement annoncé, le 2 mars dernier, l’ouverture d’une enquête préliminaire sur de possibles crimes de guerre susceptibles d’avoir été commis en Ukraine. C’est désormais au Bureau du Procureur de la CPI qu’il revient de décider des charges pour lesquelles il compte poursuivre les suspects contre lesquels il a obtenu des actes d’accusation. Cette décision est prise sur la base des faits de l’espèce et des éléments de preuve dont le Bureau dispose. Partant, l’émission d’un mandat d’arrêt contre le président russe V. Poutine est, désormais, juridiquement possible. Ce dernier pourrait alors se trouver sérieusement entravé dans ses déplacements internationaux : en se rendant dans un État partie de la CPI, il risquerait d’être arrêté sur la base du mandat d’arrêt qu’aurait émis le Procureur de la Cour.

***

Si l’implication des juridictions internationales ne pourra aboutir à court terme à une quelconque condamnation (de l’Etat russe ou de ses responsables), il faut reconnaître que le rythme du temps judiciaire n’est pas celui de l’action militaire et politique. C’est pourquoi l’urgence est ailleurs et qu’il est d’ordre diplomatique et humanitaire. Une urgence qui n’exclut pas l’adoption de nouvelles actions susceptibles de concrétiser enfin l’idée d’Europe puissance …

 

[1] « Aux fins du présent Statut, on entend par ‘crime d’agression’ la planification, la préparation, le lancement ou l’exécution par une personne effectivement en mesure de contrôler ou de diriger l’action politique ou militaire d’un Etat, d’un acte d’agression qui, par sa nature, sa gravité et son ampleur, constitue une violation manifeste de la Charte des Nations Unies ».

[2] Les seules exceptions à l’emploi illégal de la force par un État sont la légitime défense et l’autorisation préalable du Conseil de Sécurité, selon les dispositions du chapitre VII de la Charte des Nations Unies.

[3] Selon l’article 2§4 de la Charte des Nations Unies : « Les Membres de l’Organisation s’abstiennent, dans leurs relations internationales, de recourir à la menace ou à l’emploi de la force, soit contre l’intégrité territoriale ou l’indépendance politique de tout État, soit de toute autre manière incompatible avec les buts des Nations Unies ».

[4] Le texte a été adopté par 141 votes pour, 5 votes contre (Russie, Bélarus, Erythrée, Corée du Nord et Syrie) et 35 abstentions

[5] Julian Fernandez et Muriel Ubéda-Saillard, « Agression de l’Ukraine : qu’espérer de la Cour internationale de Justice et de la Cour pénale internationale ? », in  https://www.leclubdesjuristes.com

[6] Sur le fondement de l’article 12-3 du Statut de la CPI, qui permet à un État tiers de consentir à ce que la Cour exerce sa compétence dans une situation qui le concerne.

 

  • Illustration : Jackson Pollock – Untitledc. 1950
Nabli Béligh

Nabli Béligh

est universitaire et essayiste. Après des études en droit à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne et à l’Institut Universitaire Européen (Florence), il a enseigné (de 2009 à 2017) les « Questions européennes » et les « Questions internationales » à Sciences Po Paris. Ses travaux et réflexions portent essentiellement sur des problématiques juridiques, politiques et institutionnelles françaises, européennes et méditerranéennes.
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est universitaire et essayiste. Après des études en droit à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne et à l’Institut Universitaire Européen (Florence), il a enseigné (de 2009 à 2017) les « Questions européennes » et les « Questions internationales » à Sciences Po Paris. Ses travaux et réflexions portent essentiellement sur des problématiques juridiques, politiques et institutionnelles françaises, européennes et méditerranéennes.

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