- Par John Creamer, consultant en transitions et bénévole aux Shifters.
« J’entends ça depuis 40 ans, qu’il y aura un pic de pétrole, un pic de ceci et un pic de cela et on découvre toujours de nouvelles ressources, je ne vois pas le rapport (…) »[1]. Interrogé au sujet des liens possibles entre disponibilité des ressources énergétiques et crise du modèle français, c’est avec ces remarques qu’Eric Zemmour entamait son entretien fleuve de près de 2h enregistré au micro de Thinkerview en octobre dernier, dans lequel il commentera le déclin de la France sur cette même tranche de temps. Désormais candidat, réunissant près de 10% d’intention de vote selon les sondages, celui qui n’était naguère qu’un chroniqueur sur le plateau d’« On est pas couché » s’affirme comme le catalyseur d’une frustration populaire entretenue depuis des années, réchauffant un discours décliniste et identitaire emprunté à l’Action Française et à la Révolution Nationale, de Maurras à Bainville, dont il se revendique par ailleurs l’héritier. S’il est loin d’être le seul, c’est peut être le candidat à la fonction suprême qui incarne le mieux cette volonté de fermer les yeux sur les conditions de notre développement, pour produire un récit alternatif à des fins électorales. Alors que le GIEC sort le dernier volet de son 6e rapport sur l’adaptation au changement climatique, la question de la contrainte énergétique – et avec elle celle du pic pétrolier – revient en force suite à la guerre en Ukraine, nous proposons de montrer en quoi cet aveuglement (qui n’a en réalité rien d’anodin comme nous le montrerons) prive le public d’un débat essentiel sur l’avenir de nos sociétés et en particulier comment nous allons gérer (ou subir) la contrainte qui va en découler. Du déclin énergétique au déclin français ?
Pic pétrolier: pour quoi faire ?
L’histoire de notre modernité et l’abondance qui la caractérise est avant tout l’histoire de la rencontre entre l’humanité technique et la source d’énergie fossile la plus concentrée et abondante de la croûte terrestre: le pétrole. Elle a déferlé dans toute sa puissance pendant la seconde guerre mondiale avant de transformer la manière de produire et de consommer de toute la planète, à tout jamais. Tout ce que vous mangez, portez, conduisez, construisez, écoutez a consommé du pétrole pour être produit: engrais, pesticides, médicaments, carburant, lubrifiant, caoutchouc, méthanol, nitrates, plastique, vinyle, latex, explosif, gaz naturel, fioul, kérosène, capote, chewing-gum, etc. C’est la matière première de l’économie et à fortiori de l’économie mondialisée, puisque c’est aussi l’énergie principale utilisée pour les transports, du scooter à la fusée, en passant par le bateau et l’avion.
Si c’est une histoire récente, elle promet aussi d’être bien courte. Comme toute énergie fossile, le pétrole a besoin de l’ordre de plusieurs millions d’années pour se reconstituer sous les conditions physiques propices. Comme l’explique l’ingénieur Jean-Marc Jancovici: “en partant de ce constat, les mathématiques nous interdisent d’avoir un production indéfiniment croissante (…), tout ce que nous avons le droit d’avoir, c’est une production qui commence à 0 à – l’infini, qui termine à 0 à + l’infini avec un maximum entre les deux”[2]. Ce maximum, c’est ce que l’on appelle le “pic pétrolier”, c’est-à-dire le moment où la production de pétrole cesse de s’accroître. Tant que l’on peut augmenter la production de pétrole aussi vite que s’accroissent les besoins de l’économie, la croissance économique peut progresser à l’infini. Mais lorsqu’arrive le moment inévitable où la production de pétrole ne peut plus suivre, le système se rompt et c’est le choc.
Quand on prend conscience de la dépendance de nos économies au pétrole, il est difficile d’imaginer sa fin autrement qu’un point de bascule catastrophique qui nous plongerait dans un genre de Mad Max du jour au lendemain. C’est probablement ce qui fait qu’on en parle si peu et qu’un Éric Zemmour peut considérer qu’on trouvera bien une solution d’ici là. Pourtant, nous avons en réalité déjà passé plusieurs pics: en 1970, les Etats-Unis passent leur pic de production conventionnel (qu’ils ne repasseront qu’en 2007, après le boom du shale-oil, bien moins rentable et beaucoup plus nocif pour l’environnement). Le pays devient alors définitivement dépendant de ces importations, et sa boulimie contribuera pour beaucoup aux deux chocs pétroliers de 1973 et 1978. En 2007, c’est la planète entière qui passe son pic, déclenchant une crise financière sans précédent plongeant l’économie mondiale dans une récession sans précédent[3]. Mais malgré les terribles crises économiques qui s’en sont suivies, exactement comme nous en avons fait l’expérience avec le COVID, le « monde d’après » n’était pas vraiment différent du « monde d’avant ». A un détail près : « l’apparition de millions de chômeurs et la mort de bien des rêves d’émancipation sociale »[4].
Le sang de l’économie ou la “merde du diable”?
Lorsque le pétrole manque, son prix augmente et cette hausse des prix fait exploser tous les coûts de production de l’économie en général. L’inflation se généralise, les bulles financières explosent et l’économie sombre dans la récession. Mais cette situation est temporaire. Pour reconstituer leurs marges et maintenir un taux de croissance satisfaisant, les entreprises n’ont plus qu’une seule solution: accroître la productivité. On a ainsi vu à partir des années 1970 une tendance massive à la mécanisation, digitalisation et délocalisation de la production des pays occidentaux (processus paradoxalement rendu possible uniquement grâce au pétrole), souvent au détriment des salariés. Les politiques, de leur côté, sont impuissants : les plans de relance, recette miracle de l’après-guerre, ne font qu’entretenir l’inflation, puisque toute reprise de l’activité alimente la tension sur les prix du pétrole. Il ne leur reste qu’un seul levier: la coupe dans les dépenses publiques. Ce constat signe la fin de notre modèle de développement, pour nos sociétés comme pour le reste du monde[5]. C’est le tournant néolibéral, nouveau consensus qui sera inauguré en France par un gouvernement de gauche : bienvenue dans l’ère de la financiarisation de l’économie, de la dérégulation et des fusions-acquisitions. La seule manière de créer de la croissance désormais, c’est d’accroître les inégalités.
Cependant, les prix du baril n’augmentent jamais indéfiniment. Les prix élevés vont rentabiliser les investissements vers de nouvelles sources d’approvisionnement moins accessibles, ce qui va permettre d’accroître de nouveau la production (forage en mer et en Antarctique, pétrole de roche mère, sable bitumineux, fracturation hydraulique, etc.). De plus, la récession va naturellement diminuer les besoins de l’économie en pétrole. Cela signifie que, contrairement à l’idée reçue, la raréfaction des ressources en pétrole n’augmente pas son prix, elle le rend ondulant : les prix augmentent puis s’effondrent, puis augmentent de nouveau et ainsi de suite. Ce phénomène contribue largement à entretenir l’idée que nous ne manquons toujours pas de pétrole. Pourtant, si notre système social est autant en difficulté, si l’économie mondiale n’est plus qu’une succession de phases de croissance et de récessions, c’est précisément parce que, depuis les années 1970, le pétrole bon marché a cessé d’être abondant. Notre approvisionnement est devenu contraint.
Loin d’être le mirage que prétend Eric Zemmour, géologue à ses heures, les conséquences de la raréfaction progressive de nos ressources en pétrole ont donc des effets bien réels: explosion de la dette publique et chômage de masse. L’économie mondiale ne se débarrassera jamais de ces deux tumeurs qui naissent à la faveur des chocs pétroliers. Éric Zemmour base pourtant son discours sur ses conséquences: marasme économique, baisse du pouvoir d’achat, hausse des inégalités, hausse de l’insécurité, déclassement, compétitivité en berne, institutions défaillantes, manque de moyens, affaiblissement des structures sociales… Mais il choisit d’ignorer délibérément ses causes physiques, donc écologiques, pour déballer un récit opportuniste et démagogique.
Aveuglement et brutalité
L’aveuglement d’un Eric Zemmour n’a rien à voir avec l’ignorance ou la stupidité. Elle constitue, au contraire, l’essence même de sa proposition politique. Le marasme ambiant n’est pas le résultat d’un système productiviste à bout de souffle qui n’a plus les moyens de sa dépendance aux énergies fossiles et dont les résistances, sur les ronds-points ou dans les banlieues, continuent d’être matées dans la violence. C’est dû, au contraire, à un manque de rigueur, de “virilité” du pouvoir. Déjà, il se lamentait de l’“indélébile marque de faiblesse” laissée sur l’État lorsqu’il avait toléré les manifestations de Mai 68: il aurait fallu “réprimer, quitte à tirer dans les jambes”, comme l’aurait fait, selon lui, ses héros Bonaparte, Thiers ou Clemenceau[6]. Se jouant des fléaux de l’époque, il peut jouer à fond la carte du pathos décliniste: “il n’est plus temps de réformer [la France], mais de la sauver”[7], ce qui augure au passage une action désespérée : s’il faut sauver la France, alors la fin justifie les moyens. Il incarne ce pouvoir radical et autoritaire, se positionnant comme le héros de sa propre histoire, l’homme providentiel de cette “Reconquête!”.
Plus fort encore, en ignorant les causes structurelles, donc propres au fonctionnement même de nos économies, il peut fabriquer un autre ennemi, venu d’ailleurs, parfaitement identifiable. C’est le poison du gauchisme, du féminisme, du consumérisme débridé, en provenance des Etats-Unis ou de Mai 68, instillé par une élite corrompue et mondialisée. C’est la menace islamique qui en veut à nos valeurs en même temps qu’elle profite de notre modèle, que ces rejetons vampirisent tout en mettant la France à feu et à sang. Mieux encore ! Leur synthèse redoutable: l’islamo-gauchisme, sinistre amalgame dont le tour de force est de construire un ennemi en même temps d’anéantir tout autre alternative de récit contestataire.
A travers son récit du “combat des civilisations”[8], Eric Zemmour déforme ce qui est en réalité une question de choix de société et qui devrait donc se réfléchir collectivement, sur le temps long. Il en fait un problème exceptionnel, conjoncturel, qui prétexte à l’urgence et aux mesures dures et autoritaires. Et si ces mesures, régulièrement votées par les droites successives ont toujours montré leur échec flagrant[9], elles ont surtout un avantage : celui de transférer toujours plus de pouvoir à un appareil d’Etat policier totalement sous influence par ailleurs. En fait, loin d’être un candidat de rupture, il représente au contraire la forme la plus radicale, la plus aboutie, d’un processus de centralisation et de concentration du pouvoir déjà largement avancé par les présidences successives et particulièrement la dernière en date. C’est ce que Gilles Châtelet[10] ou Jacques Rancière[11] ont très bien identifié comme la dictature du consensus: un Etat policier dont le rôle est la “gestion de l’insécurité”, qu’elle soit criminelle, terroriste, sanitaire, militaire, culturelle, imposant son pouvoir consensuel, c’est-à-dire “auquel on est obligé de consentir parce qu’il n’y a pas moyen de faire autrement” en prétextant un état d’urgence permanent… Au rythme ou la planète et nos sociétés se dégradent, les occasions ne vont malheureusement pas manquer.
Un problème commun
Le pétrole a complètement redessiné les systèmes productifs, politiques, économiques et sociaux de nos sociétés. Avec les énergies fossiles, deux modèles opposés ont émergé pour gérer l’abondance matérielle qui en a découlé. Le socialisme d’une part, qui faisait de l’égalité son horizon ultime et le capitalisme d’autre part, se servant des inégalités comme moteur du progrès (communisme et fascisme n’étant qu’une forme plus extrême de l’un ou de l’autre). Il est parfaitement normal que la fin de la disponibilité des énergie fossiles ait des effets dévastateurs sur nos systèmes : crise de nos modèles sociaux, des services publics, du système de retraite, explosion des inégalités, donc de la violence et de l’insécurité, etc. Mais il ne faut pas se tromper sur la nature du problème, car le pouvoir a trouvé entre temps un nouveau carburant disponible, lui, à l’infini: la haine, qui découle directement de la frustration accumulée et manipulée depuis des années. Néanmoins, il faut se garder de céder aux sirènes de ceux qui peignent le monde en noir ou blanc, qui affirment que les problèmes peuvent être résolu d’un coup de baguette magique (à fortiori lorsqu’ils prétendent que celle-ci se trouve entre les jambes). Ces gens-là ne sont ni polémistes, puisqu’ils confisquent le débat en se servant de bouc-émissaires, de jeu d’esprit et de rhétoriques stériles, ni patriotes, puisqu’ils soufflent sur les divisions et fabriquent des ennemis pour se créer des opportunités pour avancer.
Si nous faisons face à un péril aux conséquences complexes et profondément interconnectées (mais ne l’avons-nous pas toujours été ?), notre chance est que celui-ci est largement objectivable : c’est fondamentalement un problème de physique, de mètres cubes, de kWh, de joules, de biomasse,…. Bref, d’écologie. Il est donc tout à fait possible et souhaitable de commencer à en discuter collectivement et démocratiquement. Des expériences comme la CCC ont déjà démontré leur efficacité et des travaux sérieux, comme le Plan de transformation de l’économie française du Shift Project, ou le rapport 2% pour 2° sur le financement de la sortie des énergies fossiles par l’Institut Rousseau abondent. Seul un travail collectif, démocratique et éclairé nous permettra de répondre aux enjeux du XXIe siècle. Le dernier volet du 6e rapport du GIEC qui vient de paraître nous le rappelle, si notre dépendance au fossile est un sujet en amont, le réchauffement climatique qui arrive en aval nous impose de revoir complètement nos mode de vie : comment je me déplace, je me loge, je travaille… Nous sommes tous directement concernés, légitimes à nous exprimer et en réalité, beaucoup plus compétents à délibérer que ceux qui prétendent le faire à notre place. « C’est dans la compréhension même du problème qu’est sa dissolution » disait Krishnamurti. Il est donc d’intérêt général qu’Éric Zemmour assume la réalité écologique de son exposé, bien que, tout compte fait, il risquerait alors de lui aussi, de se dissoudre complètement.
[1] “Où va la France ? Eric Zemmour”, Thinkerview, diffusé sur YouTube en direct le 20 oct. 2021
[2] Jean-Marc Jancovici, “PIB ou CO2: il faut choisir ?”
[3] Le passage du pic a été confirmé par l’Agence internationale de l’énergie (AIE), la première mention dans son World Energy Outlook 2010, puis World Energy Outlook 2012. Pour le lien avec la crise financière voir notamment Mathieu Auzanneau, Or noir, la grande histoire du pétrole (la Découverte, 2015)
[4] Mathieu Auzanneau, Or noir, la grande histoire du pétrole (la Découverte, 2015).
[5] Il y aurait beaucoup à dire sur cette phrase, à l’échelle de la planète, c’est la consécration des “Chicago Boys” et du consensus de Washington, des politiques monétaristes draconiennes infligées au nom du libre-échange et les conséquences dramatiques qui suivront, voir notamment Naomi Klein, La Stratégie du Choc (Actes Sud, 2013).
[6] Eric Zemmour, Le Suicide Français
[7] Extrait de sa vidéo de candidature, retirée depuis faute d’avoir les droits d’auteurs pour les images utilisées
[8] La rhétorique est directement empruntée au professeur de science politique néolibéral Samuel Huntington (Samuel Huntington, Le choc des civilisations, 1996), accessoirement conseiller pour la CIA et la commission trilatérale et dont les thèses ont nourri l’ingérence américaine, notamment au Moyen-Orient.
[9] Voir notament, Préférence nationale: un remède de charlatan, par Benoit Bréville dans le Monde diplomatique (Novembre 2021), https://www.monde-diplomatique.fr/2021/11/BREVILLE/64034
[10] Gilles Chatelet, De l’incitation à l’envie et à l’ennui dans les démocraties-marchés, 1998.
[11] Jacques Rancière, Les 30 inglorieuses, La fabrique, 2022.
Pour aller plus loin:
- Pour comprendre l’histoire du pétrole, l’épopée indispensable de Matthieu Auzanneau, Or noir, La grande histoire du pétrole
- Pour comprendre les politiques menées par nos gouvernants depuis les années 1970, la bande dessinée de Roman de Benoît Collombat et Damien Cuvillier, Le Choix du chômage
- Pour comprendre la dépendance de nos sociétés au pétrole, la bande dessinée de Jean-Marc Jancovici et Christophe Blain, Le Monde Sans Fin
- Sur les causes et les conséquences géopolitique de l’ordre néolibéral, le livre de Naomi Klein, La Stratégie du Choc
Autour du diagnostic et des solutions:
- La Plan de transformation de l’économie française disponible sur le site https://ilnousfautunplan.fr/ ou en livre Climat, crises : le plan de transformation de l’économie française (Odile Jacob, 2022)
- Le rapport 2% pour 2° de l’Insitut Rousseau sur le financement de la transition énergétique https://institut-rousseau.fr/2-pour-2-presentation-du-rapport/
- Le rapport du Groupe 3 du 6e rapport du GIEC sur l’atténuation du réchauffement climatique (pour l’instant en anglais seulenement): https://www.ipcc.ch/report/ar6/wg3/
L’auteur :
- Par John Creamer est consultant en transitions et bénévole aux Shifters. Après des études de management et marketing à la Montpellier Business School et l’Université du Yunnan (Kunming, Chine), il a travaillé sur les questions de récits et d’engagement dans le cadre de rapports aux Shifters et au Shift Project, ainsi qu’au développement de programmes d’engagement et de transformation dans le cadre de la transition énergétique des entreprises.
- Illustration : Magritte, » Le Faux Miroir «
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