- Directeur de recherche au CNRS et membre du Centre européen de sociologie et de science politique (Université Paris I –EHESS), le politiste Antoine Vauchez étudie les mutations de l’action publique sous l’effet de politiques néolibérales. Si son dernier ouvrage, Public (éd. Anamosa) montre en quoi les révélations des « Uber leaks » ne sont pas surprenantes au regard du phénomène prégnant de l’intensification du brouillage de la frontière public-privé au sommet de l’Etat, il souligne aussi que derrière la crise de confiance dans l’État, il y a une montée de manifestations de besoin collectifs, de « public ».
1) Qu’est-ce que vous entendez par le mot « public » ? Est-il encore identifiable ? A-t-il le monopole de l’intérêt général ?
Les mots du « public » forment un vocabulaire clé des démocraties. C’est avec eux qu’on identifie les biens et les activités (école, recherche, santé, transport, etc.) d’intérêt commun qui méritent d’être placés pour partie en dehors des règles de marché ; et c’est autour d’eux qu’ont historiquement émergé les espaces de la citoyenneté et les procédures de la démocratie par lesquels on décide et on contrôle collectivement que nos gouvernements agissent bel et bien en « pouvoirs publics », c’est-à-dire au nom de toutes et tous et pour toutes et tous. Ce qu’on pourrait appeler l’esprit public du gouvernement dépend en fait de l’arrimage de celui-ci à cette sphère du public démocratique. Or cet arrimage justement sort affaibli par trois décennies de mue néolibérale et européenne qui ont inscrit l’Etat dans de nouvelles chaines de dépendance de sorte qu’il rend aujourd’hui un son moins « public ». En conduisant les différentes vagues de privatisation, en portant la transformation managériale de l’Etat ou encore en organisant tous les marchés désormais libéralisés (communications, transports, énergie, médicaments, etc.), la sphère du gouvernement, à Paris comme à Bruxelles, a en effet noué de nouvelles alliances avec les acteurs et les professionnels des marchés privés. On en trouve la trace dans le rôle clé que jouent aujourd’hui les cabinets de conseil dans la conduite de l’action publique mais aussi dans l’intensification des aller-retour public-privé aux sommets de l’Etat et de l’Union européenne. Un des effets de cette transformation, c’est que la décision publique se trouve placée désormais sous pression de tout un monde de professionnels du conseil (lobbyistes, avocats, consultants, etc.) qui travaillent tout contre l’Etat. Les « Uber leaks » en offrent une nouvelle confirmation : on voit comment les plateformes se comportent en entrepreneurs de régulation qui engagent un puissant travail d’influence tout au long de la chaîne de la régulation qui va des agences aux ministères en passant la Commission européenne et les administrations. Au risque d’une crise de confiance dans l’Etat, les citoyens interrogeant sa capacité, voire sa volonté de se faire le relais des intérêts collectifs et en agir en « pouvoir public ».
2) Les « crises » (financière, sanitaire, etc.) se traduisent par l’expression de plus de « public ». Pourquoi le politique exprime une forme de « non volonté » ou d’incapacité à répondre à ces besoins ? La réponse est d’ordre idéologique, financière (les deux étant liés) ?
Chacune des crises récentes agit en révélateur de besoins collectifs non pris en charge et/ou abandonnés aux acteurs de marché (il suffit de penser ici aux enjeux de la dépendance) et elles cristallisent ainsi de nouvelles attentes à l’égard de l’Etat et de l’Union européenne. Les mots du public sont ainsi revenus en force pour porter de nouvelles revendications à l’égard des Etats : je pense à la coalition transnationale qui s’est formée (sans grand succès il est vrai…) pour faire des vaccins des biens publics mondiaux devant déroger au droit des brevets ; ou encore à celles et ceux qui poussent pour une relance massive de l’investissement public dans les domaines de la recherche, de la santé publique, de la bifurcation écologique, etc. Quant à savoir pourquoi ces nouveaux besoins collectifs, dont on voit bien qu’ils sont immenses, ne sont que très partiellement pris en charge par les gouvernements, je crois que ça renvoie à ce que je disais plus tôt, c’est-à-dire à ces liens distendus à la sphère du public qui créent une forme de surdité relative à l’égard des causes diffuses du public au profit des intérêts plus constitués et mieux représentés des stakeholders, grandes entreprises en tête. Mais on paie aussi des décennies d’insistance sur les « government failures » et une forme de « solutionnisme de marché » qui continue à dominer et qui accorde à celui-ci une capacité d’organisation et une légitimité supérieure – par exemple pour conduire la transition écologique. Que l’on pense aux politiques européennes de contrôle des émissions de carbone qui passent depuis les années 2000 par une mise en marché dont l’efficacité est contestée… Il reste donc à réinventer de nouvelles sciences du public qui pourraient venir contrebalancer les nouveaux paradigmes qui ont émergé en droit, en économie ou en science politique depuis trente ans et qui ont contribué à brouiller la séparation du public et du privé – je pense particulièrement au droit de la concurrence ou aux travaux autour de la gouvernance. La piste des « communs » qui est aujourd’hui fréquemment empruntée est sans doute une des plus fécondes, notamment du côté du droit et de la définition de nouveaux régimes juridiques capables de contrebalancer l’expansion du droit de propriété et du droit des brevets dans toutes sortes de domaine des savoirs, de la culture mais aussi du vivant.
3) L’action européenne est-elle à même de contribuer à une telle entreprise de « réhabilitation » ? Est-ce cela passe par sa démocratisation ?
Oui et non… L’Union européenne fait historiquement partie du problème. Elle a été un des laboratoires des nouvelles alliances qui se sont nouées avec les acteurs et professionnels des marchés et la voix du public peine à se frayer un chemin dans les méandres d’une politique européenne dont la pente bureaucratique a été renforcée par le gouvernement de l’euro. Mais les crises financières et pandémiques ont ébranlé pas mal de certitudes : d’abord parce qu’on s’accorde aujourd’hui sur le fait que la gestion austéritaire et autoritaire de la crise grecque a été un échec économique, politique et social ; et ensuite parce que la gestion de la crise pandémique comme l’enjeu de transition écologique ont remis l’investissement public et l’endettement commun au cœur de la réponse européenne. Le Plan de relance européen et ses ramifications nationales montrent donc une première inflexion au-delà du consensus qui avait prévalu après le traité de Maastricht. Reste que, alors même que les sommes en jeu sont considérables et que les tournants de politique publique qu’ils engagent sont essentiels (notamment sous l’angle de la transition écologique), ces Plans n’échappent pas à la pente bureaucratique, ni à une réelle opacité qui tient le public justement à bonne distance des lieux et des réseaux nationaux ou européens où sont définis ces nouvelles priorités. D’où l’utilité qu’il y a de continuer à réfléchir aux moyens politiques et institutionnels par lesquels on peut déjouer cette marginalisation du public et engager une re-démocratisation de ce nouveau gouvernement économique européen qui ne cesse de gagner en puissance. De ce point de vue, la proposition de Parlement transnational que nous avions faite avec Thomas Piketty n’était pas qu’une proposition institutionnelle : elle doit permettre de ré-arrimer ces nouveaux centres de pouvoir européen à la sphère du public.
– Antoine Vauchez, Public, Anamosa, 104 pages, 9 euros.
- Image : Anamosa
Nabli Béligh
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