- Béligh Nabli & Charles Thibout
Nicolas Sarkozy fait l’objet d’une quatrième mise en examen dans le cadre de l’enquête sur le financement de sa campagne électorale de 2007. Déjà poursuivi pour « corruption », « recel de détournements de fonds publics [libyens] » et « financement illicite de campagne électorale », l’ex-président de la République est mis en examen désormais pour « association de malfaiteurs ». Si l’ancien chef de l’Etat a exprimé sa « stupéfaction », ce nouvel acte d’accusation n’a pas surpris les lecteurs de Mediapart dont les journalistes d’investigation mènent l’enquête depuis des années. L’enquête avait ainsi été ouverte après la publication par Mediapart, en 2012, dans l’entre-deux tours de la présidentielle, d’un document censé prouver que la campagne victorieuse de Nicolas Sarkozy (den 2007) avait été financée par le régime de Mouammar Kadhafi… Les aventures judiciaires franco-françaises de Nicolas Sarkozy revêtent également une dimension politique et internationale. L’affaire du financement de sa campagne électorale de 2007 pourrait en effet être en lien avec l’intervention militaire qui déstabilisa – jusqu’aujourd’hui – la région sub-saharienne.
Retour sur la séquence incriminée. L’image est forte et restera dans les annales. Le 15 septembre 2011, le président de la République française, Nicolas Sarkozy, et le Premier ministre britannique, David Cameron – suivis de près par l’inénarrable Bernard-Henri Lévy -, débarquaient à Benghazi en libérateurs du peuple libyen…
On connaît la suite : un pays qui a sombré dans le chaos, toujours sans pouvoir politique national, en quête de sécurité et de stabilité politique, en proie à la division et aux tensions claniques et tribales. Une situation interne qui a des répercussions directes sur l’environnement régional, puisque l’éparpillement des armes de l’ex-armée loyaliste et l’ancrage de foyers djihadistes constituent autant de sources de déstabilisation pour les voisins maghrébins, subsahariens, égyptiens, etc.
L’intervention se fondait sur une résolution onusienne et était soutenue par une partie de la population libyenne. En revanche, les modalités et les finalités de cette intervention militaire à laquelle la France a joué un rôle d’impulsion sont critiquables. À telle enseigne que les Occidentaux en général, et la France en particulier, portent une part de responsabilité historique dans la situation actuelle du pays. Devant l’Assemblée des représentants du peuple de la République tunisienne, le 1er février 2018, Emmanuel Macron a brisé le tabou de la responsabilité de l’intervention militaire de 2011 dans la situation actuelle en Libye : « L’Europe, les États-Unis et quelques autres ont une responsabilité dans la situation actuelle en Libye (…) », ce en ayant « collectivement plongé la Libye, depuis ces années, dans l’anomie, sans pouvoir régler la situation ». Une position qui rompt avec le consensus politique (des partis de gouvernement) qui entourait cette décision initiée par Nicolas Sarkozy, et soutenue à l’époque par la droite parlementaire et la gauche socialiste. Lors de sa récente visite d’État en Tunisie, le président Emmanuel Macron a ainsi sévèrement critiqué la décision de l’OTAN, poussée par la France, d’intervenir militairement en Libye : « l’idée qu’on règle la situation d’un pays de façon unilatérale et militaire est une fausse idée ».
Du reste, à la fin de sa présidence, Barack Obama avait déjà reconnu que « cet épisode libyen a été la pire erreur de [s]on mandat. ». Quant au Royaume-Uni, un rapport parlementaire rendu public le 14 septembre 2016 fustigeait les raisons réelles et les conséquences de cette expédition militaire d’un autre temps… Derrière le renversement du régime, la justification de l’intervention a été mise en doute officiellement par un rapport parlementaire britannique rendu public le 14 septembre 2016, lequel a eu peu d’écho en France. Et pour cause, les conclusions de ce document officiel contredisent le discours consensuel qui avait accompagné l’intervention militaire en Libye.
Que dit ce document officiel ? D’abord, que l’intervention militaire en Libye était fondée sur une mauvaise évaluation de la situation : David Cameron « a fondé l’intervention militaire britannique en Libye sur des suppositions erronées et une compréhension incomplète du pays ». En effet, les députés britanniques estiment que la menace contre les civils a été exagérée et que la rébellion comprenait une composante islamiste-djihadiste par trop sous-estimée : « [Le gouvernement britannique] n’a pas pu vérifier la menace réelle que le régime de Kadhafi faisait peser sur les civils ; il a pris au pied de la lettre, de manière sélective, certains éléments de la rhétorique de Mouammar Kadhafi [et de Bernard Henri-Lévy ?]; et il a échoué à identifier les factions islamistes radicales au sein de la rébellion ». La stratégie du Royaume-Uni dans ce dossier « fut fondée (…) sur une analyse partielle des preuves », insistent ces parlementaires. De plus, les députés accusent David Cameron d’avoir privilégié une stratégie coercitive et d’avoir ainsi négligé la voie diplomatique et politique en vue d’écarter Mouammar Kadhafi du pouvoir : « Un engagement politique aurait pu permettre de protéger la population, de changer et de réformer le régime à un coût moindre pour le Royaume-Uni et la Libye. Le Royaume-Uni n’aurait rien perdu en suivant ces pistes, au lieu de se focaliser exclusivement sur le changement de régime par des moyens militaires. »
Outre les motivations réelles de l’intervention militaire, sa légalité internationale même est discutable. L’intervention des puissances occidentales – sous l’égide de l’OTAN – se fondait sur la résolution 1973 du Conseil de sécurité de l’ONU, qui permettait le recours à la force par des frappes aériennes en vertu du principe de la « responsabilité à protéger des populations civiles. » Plus précisément, la résolution – adoptée en vertu de l’article 42 de la Charte des Nations Unies – décide non seulement l’instauration d’une zone d’exclusion aérienne – qui consiste à interdire tous vols dans l’espace aérien de la Libye, à l’exception des vols dont l’objectif est d’ordre humanitaire -, mais « autorise les États membres (…) à prendre toutes les mesures nécessaires (…) pour protéger les civils et les zones peuplées par des civils sous la menace d’attaques y compris Benghazi, tout en excluant une force étrangère d’occupation sous quelque forme que ce soit dans n’importe quelle partie du territoire libyen. »
La résolution présentait une base juridique suffisamment large pour permettre des formes d’interventions avec des tirs au sol, mais sans déploiement au sol de forces terrestres (la résolution excluait en effet « toute force étrangère d’occupation. ») Surtout, même s’il ne fixait ni calendrier des opérations, ni objectifs précis, le mandat onusien ne visait nullement le renversement du régime libyen. Or non seulement des attaques aériennes ou par missiles ont été menées au-delà des « lignes de front » ou zones de combat entre l’armée loyaliste et les rebelles, mais des opérations ont visé la personne même du colonel Kadhafi afin de faire tomber le pouvoir en place.
En ne se limitant plus à la protection des civils, mais en cherchant la chute du régime de Mouammar Kadhafi, les puissances occidentales ont agi en dehors du cadre strict de la résolution de l’ONU et ont ainsi franchi les limites de la légalité internationale. L’opération destinée à protéger les civils s’est transformée en une opération de renversement de régime. Une stratégie qui fut d’ailleurs assumée par les principaux protagonistes : le primat de la puissance sur le droit transparaissait dans une tribune commune des principaux chefs d’État et de gouvernement de la coalition (Nicolas Sarkozy, Barack Obama et David Cameron), dans laquelle ils avaient explicitement demandé le départ de Mouammar Kadhafi, ce que la résolution de l’ONU n’exigeait/n’autorisait pas…
Enfin, entre les dimensions internationale et judiciaire de la relation entre Nicolas Sarkozy et la Libye, c’est le sombre visage de la Françafrique qui refait irruption dans notre vie politique, comme si les fantômes du passé demeuraient bien présents.