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Aurore Lalucq : « Ce dont nous manquons ce n’est pas de souveraineté, mais de courage politique »

– Aurore Lalucq est députée européenne. Economiste, elle est spécialiste des enjeux liés à la transition sociale-écologique et milite pour un « Green New Deal » à l’échelle de l’Union européenne. Cette ambition est au cœur de son dernier essai : « Reconquête » (Les Petits matins, 2020). Une contribution stimulante à la reconfiguration de la bataille des idées à gauche.

 

BN – Votre opus s’intitule «Reconquête». Au-delà de la reconquête du pouvoir politique, au sens institutionnel du terme, en quoi considérez-vous que la bataille culturelle, celle des idées et des représentations, est une bataille perdue par la gauche aujourd’hui ? Comment l’expliquer ?

AL – Je ne pense pas qu’il s’agisse d’une bataille perdue pour la gauche et l’écologie. Sinon je n’aurais pas écrit ce livre. Il faut néanmoins se rendre compte que, depuis une quarantaine d’années, une partie de la gauche s’est mise à épouser les logiques du néolibéralisme, présentées comme autant de faits attestés par des soi-disant experts. Par peur de se voir taxer d’incompétence, une partie de la gauche s’est mise à reprendre en choeur les pseudo-évidences de ce camp autoproclamé du sérieux économique… comme si elle avait été tétanisée par l’échec du plan de relance de 1981. Au point même de quasiment renier, ou du moins d’avoir un peu honte, de la seule loi qui a créé de l’emploi tout en portant en son germe une vraie réflexion sur notre société : les 35 heures.

A force de chercher à être « raisonnable », nombreux sont ceux qui ont fini par accepter le fait, par exemple, que « la dette c’était mal », que « l’inflation c’était mal », qu’ « il y avait trop de fonctionnaires ». Pris au piège dans la rhétorique de nos adversaires, nous avons commencé à parler de « charges » plutôt que de cotisations sociales, de « plans de sauvegarde de l’emploi » plutôt que de licenciements… Certains ont fini par croire que la flexibilisation du marché du travail et la privatisation des services publics, la libéralisation de la finance et la promotion effrénée de la mondialisation étaient des orientations économiques « sérieuses ».

Cela fait donc près d’un demi-siècle que les tenants de ces politiques se targuent de représenter la modernité et le progrès face à une gauche, un mouvement syndical et associatif taxés d’archaïsme ; accusés de brider le progrès et la compétitivité de la France. Peu à peu, ces coups de force sémantiques ont pris le rang de vérités scientifiques. Peu à peu, les discours et les imaginaires portés par la gauche se sont réduits à peau de chagrin, cédant l’espace du pragmatisme à ceux-là même qui menaient les politiques les plus empreintes d’idéologie.

Car ce dont il faut bien se rendre compte c’est que ces beaux discours n’avaient d’autre objectif que de légitimer des politiques économiquement et socialement injustes. Ainsi, le tournant des années 80, loin de coïncider avec un retrait de l’État, a ouvert, au contraire, une ère d’intervention publique majeure. Seulement, au lieu de favoriser l’intérêt général, les ressources de l’État ont été progressivement mises au service d’intérêts privés. Une politique de capture et une politique de classe légitimées par une pseudo-expertise économique. En expliquant qu’il n’y a pas d’alternative, que la politique est menée sur le fondement d’une expertise indiscutable, les gouvernants tente ainsi de soustraire leur politique (et leur bilan) à la discussion et à la réflexion publiques.

Aussi c’est peut-être ça l’usage de ce livre : rappeler qu’il existe des solutions, formulées depuis des années par des chercheurs, des économistes ou encore des ONG et des acteurs de la vie civile. Après des années d’idéologie et d’obscurantisme, il est plus que temps de revenir au réel, de prendre les décisions qui s’imposent en ces temps de crise économique, écologique et sociale.

BN – Vos propositions font le pari de la conjugaison de la transition écologique «et» sociale. Pensez-vous qu’une large coalition de la gauche pourrait se nouer autour d’un tel projet («commun») et sur la base de quelles propositions phares ?

Il y a de toute façon nécessité à faire bloc sur l’arc social et écologique pour défendre un nouveau modèle politique et économique, pragmatique, face à l’idéologie néolibérale et le risque de dérive populiste-autoritaire.

Les élections municipales ont ainsi montré avec éloquence la nécessité d’un rassemblement des forces écologiques et de gauche ; et les électeurs ne s’y sont pas trompé. Aujourd’hui, les équipes, les partis politiques se parlent, échangent sur le fond, c’est un bon début en vue des échéances électorales à venir.

D’autant que nous savons travailler ensemble, et ce, à tous les niveaux : au Parlement européen, j’ai réussi à réunir plus de 140 eurodéputés – de tous les bords – pour travailler à la mise en oeuvre d’un Green New Deal ambitieux au niveau européen. Nous sommes 150 à nous mobiliser contre la réforme de la charte de l’énergie. Nous nous sommes égalements mobilisés de l’extrême gauche jusqu’au centre en passant par les Verts pour réclamer une annulation de la dette détenue par la BCE. Tous ces sujets comprennent une dimension à la fois écologique et sociale. Le rassemblement de ces forces est donc possible et nécessaire pour mener et gagner des combats essentiels, autant au niveau européen que national.

D’un point de vue programmatique nous n’avons jamais été aussi proches : autour du rôle des services publics et du dialogue social, la mise en place d’une politique de garantie de l’emploi organisée par la puissance publique et insérée dans un modèle écologique, la promotion de nouveaux indicateurs économiques et sociaux pour déterminer la santé réelle d’un pays, un plan d’investissement massif pour réduire notre consommation d’énergie et créer de l’emploi…Tous ces sujets commencent à faire consensus ou au moins à intéresser autant chez les écologistes que dans les rangs de la gauche.

Ce qui résiste, ce sont avant tout les structures, les partis et les égos des hommes politiques. Et ce, alors que les Français sont prêts à ces politiques résolument sociales et écologiques : aujourd’hui 7 Français sur 10 estiment que notre modèle économique est incompatible avec l’état de l’environnement. L’INSEE, avant même la crise sanitaire (!), notait déjà une hausse de la pauvreté qui nous ramenait au niveau des années 1970. Elle vient aujourd’hui de pointer la hausse des inégalités, que l’on peut clairement lier à la politique mise en oeuvre par le président Macron et son gouvernement.

Il faut aujourd’hui entendre cette demande des Français de réorienter notre modèle économique pour le rendre plus juste en matière sociale et plus durable en matière écologique. C’est d’ailleurs le message des Gilets jaunes, qui ont manifesté pendant plus d’un an, réclamant une plus grande dignité et des politiques tournées vers l’intérêt général et non l’intérêt de quelques uns. A nous de les entendre, à nous de mettre en oeuvre ces politiques qui renouent avec l’intérêt général et la protection de l’environnement. C’est le sentier qui nous mènera vers une victoire de la gauche et des écologistes.

BN – Vos propositions remettent en cause certains paradigmes de l’économie capitaliste, notamment la «croissance». Plaidez-vous pour l’abandon d’un indicateur comme le «PIB» pour le remplacer d’autres indicateurs du «progrès»?

Se focaliser sur cette seule question de la croissance, c’est tomber dans le piège qui nous est tendu par ceux qui veulent en faire le seul indicateur pertinent pour l’économie. Mais lorsqu’on critique la croissance, on est tout de suite présenté comme des “décroissantistes” radicaux, ennemis du progrès cherchant à retourner à l’âge de pierre… Il faut accepter de pouvoir critiquer le PIB et la croissance, proposer un avenir tourné autour de logiques positives – prospérité,bien-vivre – sans pour autant se laisser renvoyer à cette dichotomie stérile. Il faut avoir le courage et la lucidité d’admettre que ces indicateurs, adoptés au lendemain de la seconde guerre mondiale pour mesurer l’effort de reconstruction, ne nous disent absolument rien de la situation écologique et sociale de notre société ou encore de l’accroissement des inégalités. Et pour cause, il n’a pas été créé pour ça ! Celui a qui on attribue la création du Pib Simon Kutznets avait lui-même prévu ces limites.

Il est donc devenu urgent de choisir de nouveaux indicateurs qui permettent d’aiguiller nos prises de décision dans le sens d’un plus grand respect de l’environnement et une plus grande justice sociale. Un certain nombre de ces indicateurs ont d’ailleurs déjà été élaborés en ce sens. C’est le choix qu’ont fait de nombreux États américains en se dotant d’indicateurs alternatifs. Parmi ceux-ci, notons l’« indicateur de progrès véritable » (IPV), utilisé depuis 2014 dans le Maryland, le Colorado, le Vermont ou à Hawaï et qui intègre un certain nombre de paramètres écologiques et sociaux dans son calcul.

Mais au-delà de la qualité de tel ou tel outil, il est surtout nécessaire de veiller à ce que son élaboration fasse l’objet d’un processus de délibération et d’appropriation démocratique. Décider de « ce qui compte vraiment » doit être au cœur de l’implication des citoyens dans la chose publique. Point d’utopie donc de notre côté. L’utopie serait de croire -et de faire croire- que l’on pourrait continuer de produire, de croître et de consommer comme si de rien n’était. L’utopie serait de persister à nous reposer sur un modèle économique prédateur des ressources naturelles, de laisser s’envoler les plus grandes fortunes sans se préoccuper des inégalités. L’utopie serait de ne rien changer alors qu’il nous reste dix ans pour nous sauver.

Donc pour résumer, il ne s’agit pas de se débarrasser du PIB, mais de le remettre à sa place. L’enjeu, dans notre pays et au niveau européen, ce n’est pas tant la production de richesses que sa répartition, la lutte contre les inégalités, la pauvreté et le respect des limites de la biosphère.

BN – Vous croyez à la fois dans l’Etat et dans l’Union européenne comme cadres et leviers de la transition écologique et sociale. Comment vous vous positionnez dans le débat sur la réaffirmation de la souveraineté nationale ? Vous soutenez l’idée de «souveraineté européenne» développée par le président Macron ?

Je pense qu’il faut arrêter de se défausser sur l’Union comme un bouc-émissaire un peu facile pour expliquer certaines de nos insuffisances. Je trouve ce travers assez populiste à vrai dire. L’Union européenne, n’existe pas comme une entité supérieure et toute puissante : et pour cause, nous ne sommes pas en présence d’un État fédéral, mais d’une Union principalement gouvernée par l’intergouvernemental, c’est à dire les accords (et désaccords) entre les Etats. C’est donc un rapport de force qui se joue, au niveau européen comme au niveau français. La droite contre la gauche, les néolibéraux et les populistes-conservateurs contre la social-écologie. En outre, croyez vous sincèrement que sans l’Union européenne la politique d’Emmanuel Macron ou de François Hollande aurait été différente? Je n’y crois pas une seule seconde.

Il n’y a donc pas de fatalité, pas de plafond de verre lié au fonctionnement de l’Union. On voit bien qu’à plusieurs reprises, les Etats-membres ont su s’extraire des règles imposées par les Traités. Ce fut le cas, notamment, lors de la crise de 2010, avec la politique de quantitative easing à laquelle étaient farouchement opposés certains des gouvernants européens, avant de se rallier à cette option, nécessité faisant loi. Les insuffisances et les blocages de l’Union européenne sont bien plus idéologiques et politiques qu’institutionnels.

Au lieu de rejeter la faute sur l’Europe pour incapacité à se faire entendre, la social-écologie serait bien inspirée de partir à sa (re)conquête. Non pas de rejeter ou de déserter cet espace de l’action politique, mais bien d’en faire un bastion de ses victoires à venir. À l’instar – mais à fronts renversés – du leader d’extrême droite hongrois Viktor Orban qui, loin de rejeter l’Union européenne, a décidé de s’en servir pour y imposer sa vision du monde. Ce serait donc une erreur autant intellectuelle que stratégique de laisser tomber la bataille au niveau européen. À nous d’y porter et d’y ancrer notre vision du monde, résolument sociale et écologique.

Je partage ainsi la vision de Yanis Varoufakis : je ne suis pas en faveur d’une Commission européenne mais d’un gouvernement pour lequel nous pourrions enfin voter et d’un renforcement des pouvoirs du Parlement européen.

Concernant le sujet de ladite “souveraineté nationale”. Je note une certaine agitation autour de ce terme, sans qu’il ne soit défini, ni même précisé. Et cette évolution m’inquiète. Je trouve la gauche de moins en moins internationaliste. En outre, la France n’a pas de problème de souveraineté, contrairement, par exemple, aux territoires palestiniens. Rien ne peut véritablement nous être imposé. Ce dont nous manquons ce n’est pas de souveraineté mais de courage et de détermination politique.

 

– Crédits Marie Rouge
Nabli Béligh

Nabli Béligh

est universitaire et essayiste. Après des études en droit à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne et à l’Institut Universitaire Européen (Florence), il a enseigné (de 2009 à 2017) les « Questions européennes » et les « Questions internationales » à Sciences Po Paris. Ses travaux et réflexions portent essentiellement sur des problématiques juridiques, politiques et institutionnelles françaises, européennes et méditerranéennes.
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est universitaire et essayiste. Après des études en droit à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne et à l’Institut Universitaire Européen (Florence), il a enseigné (de 2009 à 2017) les « Questions européennes » et les « Questions internationales » à Sciences Po Paris. Ses travaux et réflexions portent essentiellement sur des problématiques juridiques, politiques et institutionnelles françaises, européennes et méditerranéennes.

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