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HomefranceFlorian Besson : « Le roman national inventé à la fin du XIXe s. était pensé pour faire aimer la République. Au Puy du Fou, il est réécrit à la sauce de la droite réactionnaire »

Florian Besson : « Le roman national inventé à la fin du XIXe s. était pensé pour faire aimer la République. Au Puy du Fou, il est réécrit à la sauce de la droite réactionnaire »

– Alors que nombre d’acteurs de la vie publique assimilent le roman national à l’Histoire, voire cèdent à des thèses révisionnistes, des historiens se mobilisent pour restaurer un certain nombre de vérités historiques. C’est dans ce contexte que Chronik a eu le plaisir d’interviewer Florian Besson, historien et co-auteur (avec Pauline Ducret, Guillaume Lancereau et Mathilde Larrère) de l’ouvrage « Le Puy du Faux. Enquête sur un parc qui déforme l’histoire » (Arènes, 2022). 

 

  • Chronik – Dans votre livre « Le Puy du Faux. Enquête sur un parc qui déforme l’histoire », vous mettez en lumière le roman national à forte connotation réactionnaire que promeut le célèbre parc d’attractions vendéen. Quels sont les principaux traits de cette histoire revisitée ?

 

Créé en 1977, le Puy du Fou n’a cessé de s’étendre, porté par un succès public remarquable. Aujourd’hui, en plus de la Cinéscénie, un grand son et lumière nocturne qui existe depuis la création du parc, il propose près d’une vingtaine de spectacles couvrant toutes les périodes, des persécutions contre les chrétiens dans la Gaule du ive siècle jusqu’aux tranchées de Verdun en passant par Clovis, la guerre de Cent Ans, les mousquetaires de Louis XIII, la Révolution française… 

Tous ces spectacles sont mis au service, en effet, d’une histoire totalement réinventée. Il s’agit d’abord d’une histoire bourrée d’erreurs, qu’il s’agisse d’imprécisions, d’anachronismes ou d’inventions pures et simples. Le Puy du Fou triche avec la chronologie, par exemple en faisant dialoguer le navigateur La Pérouse en train de couler (1788) et Louis XVI enfermé au Temple (1792) ; certains spectacles inventent des sources, par exemple avec un pseudo « Anneau de Jeanne d’Arc » présenté comme parfaitement authentique alors qu’il a très peu de chances de l’être. Plusieurs spectacles reprennent la thèse du « génocide vendéen », chère au cœur de la droite extrême, mais totalement rejetée par les spécialistes de la période, qui expliquent que le terme de génocide ne convient pas pour désigner les massacres – certes terribles – commis par les armées révolutionnaires en Vendée. Bref, les erreurs sont omniprésentes, jusqu’aux livrets racontant les spectacles vendus dans les boutiques du parc, qui nous expliquent par exemple que « l’empereur Jules César a conquis la Gaule », ce qui fait tout de même trois erreurs en huit mots. Un tel degré de faux est très problématique, car le parc joue d’une promesse de vérité pour attirer visiteurs et visiteuses – dans un récent spot de pub diffusé à la radio, on entend un homme s’extasier « et ici, tout est vrai ! » en parlant du parc…

Au-delà du faux, cette histoire reprend les principales caractéristiques du « roman national » élaboré à la fin du xixe siècle : on y trouve le même focus sur les « grands hommes » qui ont « fait la France », comme l’incontournable Clovis dont le baptême est explicitement présenté comme la naissance de la France, ce qui est une énorme erreur historique, et même un pur non-sens. On y trouve la même exaltation de la grandeur française, qu’il s’agisse de rappeler les victoires militaires françaises, de convoquer de grandes figures littéraires ou artistiques (toutes masculines, évidemment) ou encore de jouer sur l’image dorée de la cour de Versailles. Le discours en devient totalement caricatural tant il est exagéré : dans le spectacle Le signe du Triomphe, qui se passe au IVe siècle, les spectateurs sont invités à scander en chœur « nous sommes tous des Gaulois ! nous sommes tous des coqs Gaulois ! Vive la Gaule libre ! ».

Le roman national inventé à la fin du XIXe siècle était alors pensé pour faire aimer la (IIIe) République. Au Puy du Fou, il est réécrit à la sauce de la droite réactionnaire. S’y ajoutent donc plusieurs ingrédients. D’abord, un message qui fait l’éloge du catholicisme : dans la quasi-totalité du spectacle, des méchants attaquent les gentils Gaulois/Francs/Français, avant d’être vaincus grâce à une intervention divine. Dans « L’Attaque des Vikings », par exemple, les redoutables Vikings se convertissent au christianisme suite à l’apparition d’un saint : ils tombent immédiatement à genoux et jurent de devenir des « croisés » qui mettront leur énergie guerrière au service du christianisme.

Le deuxième ingrédient est un discours clairement réactionnaire, qui fait systématiquement l’éloge du passé, pensé comme une période plus simple, plus calme, plus apaisée, dans laquelle paysans et nobles vivraient dans une société parfaitement hiérarchisée et donc harmonieuse. L’histoire est présentée comme immobile, comme un long fleuve tranquille : les paysans vendéens du XVIIIe siècle seraient exactement les mêmes, par leurs pratiques comme par leurs valeurs, que ceux du XIVe siècle, eux-mêmes identiques à ceux du VIIIe siècle, etc. Au contraire, la modernité, incarnée d’abord par la Révolution puis par la République, est présentée comme quelque chose de délétère, qui vient détruire les « traditions » et menacer donc l’identité profonde de la France. Enfin, troisième ingrédient : les spectacles exaltent la noblesse en général, en reprenant notamment les valeurs aristocratiques, et la royauté en particulier. Les rois sont toujours des figures positives : Louis XIII intervient pour sauver la comédienne enlevée par des brigands (Les mousquetaires de Richelieu), Louis XVI lance « la plus grande expédition scientifique de tous les temps » (Le Mystère de La Pérouse), etc. C’est enfin une vision de l’histoire qui fait disparaître les tensions sociales et les luttes politiques, qui gomme les autres religions, comme le protestantisme, et qui ne questionne aucunement les dominations de genre.

Une histoire revisitée, donc, qui reprend des clichés, des images et des épisodes solidement ancrés dans nos imaginaires collectifs – « le vase de Soissons » – et y ajoute un message politique très ancré à droite, en exaltant pêle-mêle la grandeur des rois et la puissance de la France, la supériorité du catholicisme et l’importance de respecter les traditions.

 

  • Chronik – Cette lecture réactionnaire (« anti-universaliste, antirépublicain, anti-égalitaire, xénophobe, qui masque les dominations de classe et de genre ») de notre histoire ne rejoint-elle pas le discours de Philippe de Villiers, créateur du parc, auteur de tous les spectacles et … soutien d’E. Zemmour ? Autrement dit, le parc n’est-il pas d’abord un instrument politique au service d’un homme politique ?

 

Absolument. Et d’ailleurs le dire ne relève pas d’une paranoïa de gauchistes susceptibles : Philippe de Villiers l’écrit en toutes lettres dans sa biographie, le dit explicitement dans de nombreuses interviews (comme ici https://www.liberation.fr/france/2016/06/15/philippe-de-villiers-ecarte-l-idee-d-une-candidature-en-2017_1459657/). Il explique avoir créé le parc pour livrer une « bataille culturelle », d’abord au service de sa vision (fausse) de l’histoire vendéenne et plus généralement de l’histoire de France, ensuite au service d’un ensemble d’idées politiques articulées autour d’un certain nombre de « valeurs » traditionnelles qu’il faudrait mettre en scène et de « racines » auxquelles les gens auraient désespérément besoin de se raccrocher. Autrement dit, le Puy du Fou n’est pas un parc d’attractions : c’est un discours politique qui a choisi de prendre la forme d’un parc d’attractions pour être le plus efficace possible.

Vous citez Eric Zemmour, et évidemment ce n’est pas un hasard si De Villiers a rejoint et soutenu sa campagne. Bien sûr Eric Zemmour va plus loin que De Villiers dans sa manipulation et sa réécriture systématique de l’histoire : on ne trouve pas au Puy du Fou les entreprises de réhabilitation de Vichy ou de la colonisation dont l’ancien candidat à la présidentiel avait fait l’un de ses chevaux de bataille.

Reste que bien des thèmes que l’on voit mis en scène dans les spectacles du Puy du Fou se retrouvent dans le programme de Zemmour, sous la forme de propositions politiques : méfiance envers les étrangers/ennemis, exaltation du catholicisme, patriotisme débridé, esprit militariste, etc. Cela ne revient pas bien sûr à dire qu’aller visiter le Puy du Fou, ni même l’apprécier, c’est être zemmourien : mais il y a une continuité évidente entre les deux, dont il faut être conscients afin de pouvoir la critiquer – c’est-à-dire avant tout s’en détacher.

 

  • Chronik –  Votre travail a fait l’objet d’attaques violentes de la part de courants d’extrême droite, les mêmes qui fustigent la Cancel culture. Ces courants réactionnaires omniprésents dans notre vie publique ne sont-ils pas les principales menaces pour la liberté académique, la liberté de penser et la liberté d’expression ?

 

– En réalité je dirais que les « principales menaces » pour la liberté académique et, plus globalement, pour la recherche universitaire viennent avant tout des massives coupes budgétaires dans le budget de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche, ainsi que des réformes délétères de ces dernières années, qui mènent les universités dans le mur et les universitaires au burn-out (lien vers http://www.sauvonsluniversite.fr/spip.php?article8594). Mais bien sûr il y a un lien entre ces politiques néolibérales de destruction de l’université publique et ces courants réactionnaires qui tournent en dérision et appellent à faire taire les universitaires : on rappellera par exemple qu’en juin 2020 c’est Emmanuel Macron – et pas un chroniqueur de CNEWS – qui a accusé les universitaires d’avoir « cassé la République en deux ». Le ministre de l’Éducation nationale renchérissait en octobre en dépeignant une Université parcourue de « courants de pensée » qui mènerait inévitablement « au pire », avant que la ministre de l’Enseignement supérieur et de la recherche ne porte le coup de grâce en commissionnant une enquête au CNRS sur l’islamo-gauchisme suspecté de « gangréner la société dans son ensemble », Université comprise…

Il y a donc clairement une continuité, qui va d’un gouvernement qui n’a cessé de diffuser méfiance, voire hostilité, vis-à-vis de la communauté universitaire, tout en œuvrant efficacement à réduire les libertés académiques, notamment la liberté pédagogique essentielle à notre métier, à toute cette galaxie d’extrême droite qui multiplie les paniques morales et hurle au « wokisme » dès qu’un ou une chercheuse livre un travail un peu critique.

 

  • Florian Besson est historien, spécialiste des croisades. Avec Pauline Ducret, dont les recherches portent sur la République romaine, Guillaume Lancereau, qui travaille sur la mémoire de la Révolution française, et Mathilde Larrère, spécialiste des luttes sociales et féministes du xixe siècle, il vient de publier Le Puy du Faux. Enquête sur un parc qui déforme l’histoire (Arènes, 2022).

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