Édouard Louis est assurément un phénomène, qui suscite les passions-détestations, spécifiquement en France. La réception de son oeuvre au-delà de nos frontières dit beaucoup du climat intellectuel et politique français dans lequel il s’inscrit, et de l’énergie à déployer pour remettre les intellectuels au centre de la cité et à l’avant-garde de la société.
Édouard Louis en a assez : « la capacité des gens à mentir et à inventer n’importe quoi sur moi, sur tous les sujets, tout le temps – et depuis plusieurs années – dans le seul but de me nuire est une chose qui me sidère et que je ne peux plus supporter. » D’aucuns penseront que ses écrits suscitent à raison des réactions. Pour autant, les attaques qu’il subit ne sont pas innocentes, car elles visent autant l’homme que l’écrivain.
Entre deux tournées européennes, Édouard Louis, devenu une star des lettres internationales et un héraut de la littérature de gauche, est accueilli avec chaleur aux États-Unis, à l’instar d’un Michel Foucault, d’une Joan Didion ou encore d’une Toni Morrison. La parution de son premier roman sous le titre The End of Eddy, en mai 2017 lui attire une critique favorable, le comparant à Karl Ove Knausgaard ou Hervé Guibert. History of Violence, qui paraît ce mois-ci en anglais, fait déjà l’objet de recensions élogieuses. Il délivre une série de conférences dans les plus prestigieuses universités, de l’Université de Yale au Massachussetts Institute of Technology en passant par The New School à New-York ou l’Université de Dartmouth.
Ses ouvrages sont aujourd’hui traduits dans le monde entier, son premier roman a fait l’objet d’une adaptation au cinéma par Anne Fontaine (Marvin ou la belle éducation) et trois grandes figures du théâtre européen — Thomas Ostermeier, Kjersti Horn, Stanislas Nordey — s’emparent de son œuvre. C’est ce qu’on appelle outre-Atlantique une success story qui plaît davantage à l’élite de la Ivy League qu’aux cercles d’influence français.
S’intéresser à la nature et à l’évolution des attaques que subit Edouard Louis à chacune de ses publications permet de percevoir en actes la permanence de la violence sociale et la difficulté d’accéder à la parole publique autorisée et légitime.
Le premier roman d’Édouard Louis, En finir avec Eddy Bellegueule, impose en quelques mois l’auteur comme un nouveau prodige, excellant dans l’écriture de soi, politique et sociale. Il connaît un véritable succès de librairie, atteignant rapidement les 300 000 exemplaires écoulés. À cette littérature transfuge, déconstruisant les violences de classe dans le sillon d’Annie Ernaux ou de Didier Eribon à qui le livre est dédié, répondent des attaques classiques : la mise en doute de l’authenticité de son récit ou encore l’accusation de mépris social du transfuge de classe qui accède à la plume.
Remettre l’auteur « à sa place »
Rapidement, des journalistes se mettent en quête de la « véracité » du roman, se posant une fausse question, puisqu’il s’agit là de l’ambiguïté générique de l’autofiction. C’est ainsi que le Nouvel Observateur, dans une enquête de terrain intitulée « Qui est vraiment Eddy Bellegueule », met en place un dispositif immersif et intrusif au sein de la famille de l’auteur — en aurait-il été ainsi s’il ne s’était pas agi de classes populaires mais de classes dominantes ? —, pour faire planer le doute sur l’honnêteté de l’auteur qui s’est pourtant astreint à mettre en exergue des structures et des discours sociaux indépendamment des personnages qui les incarnent.
L’attaque la plus manifeste envers Édouard Louis consiste à s’interroger sur le parcours du transfuge de classe soupçonné de cacher une part de soi minable. Ceci est un nouveau « verdict », pour reprendre le terme de Didier Eribon, qui confine à l’assignation sociale, remettant « à sa place » l’auteur qui s’émancipe. Voilà l’attaque qui est faite à Édouard Louis en tant qu’individu même : celle de le ramener aux « siens » dans une acception bourgeoise de la reproduction sociale.
Soutenir Édouard Louis, c’est s’opposer fermement à un discours rétrograde, et affirmer un droit à l’émancipation, à la parole, en même temps que notre égale humanité.
Lors de la parution de son deuxième livre, le très cru Histoire de la violence, accusé de faire oeuvre de « kitsch naturaliste, tournant au procédé », l’auteur subit à nouveau l’accusation de mépris social. Le journaliste Jérémy Collado évoque « une autofiction qui sent bon la prolophobie » et qui, par l’assignation identitaire de ses personnages, « confine à l’excuse sociologique. » C’est précisément la thèse sociologique du livre qui dérange : « la volonté de faire de la sociologie écrase le lecteur, qui n’a aucune place. Et lui assène un message inéluctable: les institutions écrasent les hommes, le déterminisme les empêche d’avancer. » Puisque certains ont le droit d’être péremptoires, le journaliste ajoute qu’il est « idiot de poser ce déterminisme comme tout-puissant. »
Non content de dénier à Edouard Louis la qualité de sociologue, il l’exclut également du champ des écrivains, puisqu’il « écrit à la truelle » : « ‘’Tout est vrai là-dedans, rien n’y est exact’’, aurait dit Maurice Barrès, qui appartenait à la droite nationaliste antisémite, mais qui était écrivain. »
Ultime et insupportable attaque : si l’intellectuel est contré, l’homme dans sa construction identitaire est également chahuté : « l’auteur parvenait à perdre son identité d’Eddy Bellegueule pour devenir Édouard Louis, ce nom que même les Versaillais renieraient tant il sent la caricature. » Quelle violence. C’est un tour de force, pour qui fustige une lecture du monde par le prisme du déterminisme social, que de ramener Édouard Louis à ses origines, en tentant d’y démasquer celui qui ne pourrait être qu’un imposteur. Voilà pourquoi soutenir Édouard Louis, c’est s’opposer fermement à ce discours rétrograde, et affirmer un droit à l’émancipation, à la parole, en même temps que notre égale humanité.
Avec son troisième ouvrage, Qui a tué mon père, l’écrivain développe une littérature de la confrontation, en nommant les « meurtriers » de son père, dont les actes politiques ont été définitivement défavorables aux plus démunis, et s’en prend notamment à la politique menée par l’actuel Président de la République, de façon frontale.
La trajectoire littéraire récente de l’auteur tendrait à donner tort au journaliste de Libération qui lui reprochait moins la trahison de sa classe d’origine que sa coupable complaisance envers celle qu’il a rejointe : « En décrivant un monde de bouseux incultes et violents, écrit-il, Édouard Louis dessine en creux celui d’un univers bourgeois moderne et apaisé. Au sous-monde obscur de la plèbe répond (…) le monde lumineux des dominants, urbains et éduqués. (…) Loin de bousculer l’ordre établi, ce grand récit d’un parcours sans faute, brillant, exceptionnel, participe à déculpabiliser les héritiers de ce système. »
Tout au contraire, Édouard Louis produit « une littérature qui dérange vraiment, qui remet vraiment en cause l’ordre social. » C’est précisément ce qui déplaît aux conservateurs et aux institutions.
Une façon insidieuse de neutraliser la portée politique de ce roman à charge contre la politique antisociale d’Emmanuel Macron a consisté pour ses équipes à faire savoir que le Président lisait le roman avec intérêt. La réaction de l’auteur n’a pas manqué de clarté : « Emmanuel Macron, mon livre s’insurge contre ce que vous êtes et ce que vous faites. Abstenez-vous d’essayer de m’utiliser pour masquer la violence que vous incarnez et exercez. J’écris pour vous faire honte. J’écris pour donner des armes à celles et ceux qui vous combattent. »
C’est heureux, car il s’agissait là du degré ultime d’une tendance engagée depuis plusieurs années à l’encontre d’Édouard Louis, celle qui pousse les forces institutionnalisées à s’emparer de la création qui, par un travail de mise en forme littéraire, parvient à mettre au jour des réalités qui échappent aux individus. Louis, pour la troisième fois, écrit ce qui a été vécu, et voilà l’aspect le plus subversif de son oeuvre, redouté par tout pouvoir politique ou social institutionnalisé.
La vieille antienne de l’écrivain « légitime »
Il n’en fallut pas plus pour que le journaliste et romancier Philippe Lançon suggère sur le ton de la vraisemblance, dans un billet pourtant humoristique paru dans Charlie Hebdo, que le jeune romancier avait fait appel à un conseiller du Président en tant que plume : « Ma réputation n’étant plus à faire, comme Edouard Louis bloquait sur son futur nouveau texte, « Qui a tué mon père » (Seuil), son éditeur m’avait également contacté pour lui donner un coup de main. J’étais d’accord, j’adore écrire pour les autres des textes que je n’aurais aucune envie de lire. Cette fois, c’est l’auteur qui s’y est opposé. Pour une raison compréhensible : si j’avais aimé son premier livre, « En finir avec Eddy Bellegueule », le deuxième, « Histoire de la violence », m’avait agacé pour que j’en fasse part dans « Libération ». Le petit Louis en a pris ombrage. (…) C’est pourquoi je n’ai pas été surpris d’apprendre qu’un porte-plume de Macron l’a aidé à finir son livre ; lui a ciselé, dit-on, les meilleures formules de sa colère sociale. Ne le dites pas non plus, car le petit Louis lui-même l’a oublié. »
On en revient toujours à l’accusation d’intelligence avec l’élite, annihilant l’ambition politique du roman de Louis. Prise au premier degré, cette fausse information a rapidement été relayée sur les réseaux sociaux. Il est possible de s’interroger sur les intentions du journaliste, qui ne pouvait méconnaître les effets de son canular. Il faut noter que Philippe Lançon a l’indignation variable : il reconnaît volontiers à Renaud Camus, dont les écrits flirtent avec l’antisémitisme, ce qu’il dénie à Édouard Louis, à savoir la qualité de produire une certaine littérature : « sa démarche, même maladroite, est celle d’un écrivain : il faut pouvoir employer les mots, les interroger, les décrasser, les libérer. »
Philippe Lançon n’aime guère Édouard Louis et ses acolytes Didier Eribon et Geoffroy de Lagasnerie, raillant « l’entraide amicale et ambitieuse qu’ils se vouent en toute occasion », qui « n’est d’ailleurs pas sans rappeler celle qui unit ‘les treize’ dans la ‘Comédie humaine’. » La comparaison cesse d’être flatteuse lorsqu’on se rappelle la prophétie de Balzac dans sa préface : « pour que rien ne manquât à la sombre et mystérieuse poésie de cette histoire, ces treize hommes sont restés inconnus, quoique tous aient réalisé les plus bizarres idées que suggère à l’imagination la fantastique puissance attribuée aux Manfred, aux Faust, aux Melmoth ; et tous aujourd’hui sont brisés, dispersés du moins. »
Laurent Nunez ne dit rien de moins dans Marianne lorsqu’il se « demande ce que Bourdieu aurait pensé de ce cas d’endogamie dans le champ littéraire », comme si les communautés de pensée et d’engagement n’étaient pas les creusets de la production intellectuelle.
D’autres critiques, plus attendues, ont été proférées de la plume d’archétypes. Il est intéressant de voir d’où parlent ceux qui sont les vigies de la bienséance dans le monde des lettres parisiennes, et en contrôlent les entrées.
Il y a la parole de l’héritier, germanopratin de préférence, juge incontesté des codes de la bonne société, qui conserve jalousement son pré carré. Ainsi, pour Frédéric Beigbeder, archétype du dandy bourgeois, le roman d’Édouard Louis est « ‘Germinal’ réécrit par Calimero », déplorant que « la littérature actuelle vi(ve) sous le joug d’une dictature du gémissement. » L’auteur ne serait qu’un « rebelle-de-salon-du-livre », un « radical chic (le chic gauchiste) » faisant preuve d’une « hystérie puérile ». Le jeune Juan Branco, avocat, docteur de l’ENS, fils du producteur Paulo Branco, considère que « l’écosystème intellectuel français s’est effondré », en témoignerait la place occupée par Édouard Louis « dont les oeuvres pourtant ne contiennent pas une once de littérature, je veux dire ainsi de rapport à la langue. »
Interrogeons sa littérature, pas sa personne ni sa légitimité à penser. On se permet avec lui – du fait de son âge, de sa trajectoire sociale –, ce qu’on ne s’autoriserait jamais envers les mandarins qui pérorent dans les enceintes médiatiques et livrent leur vérité propre – tout aussi partiale, respectable et discutable.
Une écriture qui donne à voir des discours et des réalités sociologiques sans enjolivements poétiques ne serait donc pas un rapport à la langue, qui ne peut être populaire. Juan Branco parle d’où il est, de ce qu’il connait et définissait ainsi : « J’aimerais que quelqu’un ait le courage de filmer le monde dans lequel on vit, ce petit vase clos germanopratin qui n’a plus aucune ambition intellectuelle, qui ne cherche plus qu’à se reproduire. Un documentaire sur les velléités dynastiques de cette ‘haute bourgeoisie’ complètement déconnectée du reste du pays, où règnent le culte de l’entre-soi, l’impunité intellectuelle, la fausse transgression… »
Le devenir de l’écrivain
Il y a la parole du lettré qui attribue des brevets de littérature. Ainsi en va-t-il de Josyane Savigneau, journaliste, ancienne directrice du Monde des Livres et écrivaine, qui s’insurgeait pourtant contre la campagne d’attaques que subissait Christine Angot pour Le marché des amants, « dont on a tout à fait le droit de ne pas aimer la littérature » et qui s’inscrit dans la lignée de Frédéric Beigbeder : « Enfin quelqu’un qui ose aller contre cet océan de bien pensance qui nous étouffe. »
La plupart de ces critiques, adressées à l’homme assigné à son origine sociale, ont pour but de minorer la portée littéraire d’Édouard Louis, qui a pourtant des choses à dire. Sa façon de les écrire évolue, et c’est heureux. Laissons-lui le temps de ce voyage intellectuel qui l’anime avec passion. Interrogeons sa littérature, pas sa personne ni sa légitimité à penser. On se permet avec lui – du fait de son âge, de sa trajectoire sociale –, ce qu’on ne s’autoriserait jamais envers les mandarins qui pérorent dans les enceintes médiatiques et livrent leur vérité propre – tout aussi partiale, respectable et discutable.
Il est fort probable que l’auteur doive encore trouver sa voix et sa voie d’écrivain, il s’y astreint, travaillant sa mise en forme pour « faire du littéraire avec du non-littéraire. » Peut-être dira-t-il, sans se parjurer, à l’instar d’Annie Ernaux parlant de son travail : « Je sais que le roman est impossible. »
Ce qui est en jeu dans ces attaques, c’est le devenir de l’écrivain : est-on ou devient-on écrivain ? C’est aussi la question de la responsabilité même de l’écrivain qui est interrogée : doit-il rendre des comptes, et à qui ? Disant la honte sous toutes ses formes, Édouard Louis aborde une vérité qui dépasse sa littérature et la sert. L’honneur et la force de l’écrivain restera toujours de nommer les choses. Dans La Première Pierre, Pierre Jourde énonce le dilemme qui le traverse : « Tu ne devrais pas écrire tout ça, à cause des risques que tu fais courir à ceux que tu nommes. En même temps, il faut bien que les choses soient dites. »
Il faut bien, il vaut mieux. Continuez à dire les choses, Édouard Louis !
© Photo : Wikipedia
Les derniers articles par Gabriel Vargas (tout voir)
- De quoi Mélenchon est-il le nom ? - 5 novembre 2018
- Contre Édouard Louis, ils crient au déni de Bellegueule - 27 juin 2018
- L’impossible politique pénitentiaire ? - 29 janvier 2018