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« De purs hommes » lève le voile sur l’homophobie au Sénégal

Dans son troisième roman, « De purs hommes » (coédition Philippe Rey en France et Jimsaan au Sénégal), le jeune écrivain sénégalais Mohamed Mbougar Sarr révèle le tabou de l’homosexualité dans son pays. Ce livre, sourd d’un drame humain, lourd du poids culturel et religieux qui fait de l’homophobie la haine la mieux partagée, est aussi lumineux de l’espoir d’une prise de conscience de notre égale humanité.

Mohamed Mbougar Sarr a 28 ans. Il est considéré par beaucoup comme l’écrivain sénégalais le plus prometteur de sa génération. Sa nouvelle, La Cale, a reçu le prix Stéphane Hessel en 2014 et l’a fait naître comme auteur. Il a été consacré l’année suivante par le prix Ahmadou-Kourouma et le Grand Prix du roman métis pour son premier roman, Terre ceinte. Il s’est vu décerner le prix Littérature-monde 2018 pour l’ouvrage Silence du chœur, dans lequel il décrit l’assignation de migrants africains dans un village sicilien.

C’est avec De purs hommes qu’il confirme son talent de conteur, dans une maîtrise gracieuse et éprouvante des mots empruntant aux accents des plus grands écrivains de langue française. Tout, dans la progression littéraire de l’auteur, témoigne du labeur de l’écrivain de talent qui souhaite « bâtir une oeuvre » à l’aide d’une prose « digne d’être appelée ‘littérature’ ». Honoré de Balzac, Malick Fall, Léon Tolstoï, Ousmane Sembène ou Victor Hugo sont ses références, et leur écriture réaliste, sinueuse et précise, irrigue la sienne.

« Comme romancier, je n’ai qu’une seule arme : la langue », dit-il. Cette langue, il la sert parfaitement, et elle semble lui donner un extrême courage lorsqu’il décide d’aborder un thème tabou dans la culture africaine en général : l’homosexualité. Pour l’auteur, « la littérature ne peut pas changer le monde, mais défier la réalité en fait toute la beauté. » Si la parole de l’écrivain a d’abord une valeur littéraire, le roman, par son inscription dans le champ social et dans l’Histoire, peut parfois influencer la marche ordinaire du monde.

De purs hommes en est l’exemple. Derrière la narration incisive et déroutante, l’écriture transgressive et une lucidité mordante, l’auteur entre de plain-pied dans la réalité sociale de son pays et en affronte les méandres passionnés et douloureux.

Non content de produire un oeuvre romanesque fine et brillamment conduite, Mohamed Mbougar Sarr développe un savoureux discours de sociologue en mettant au jour toutes les contradictions qui traversent la société sénégalaise : l’hypocrisie religieuse face à la sexualité — « nous sommes très nombreux à être de formidables comédiens sur la scène religieuse, histrions déguisés, masqués, grimés, dissimulés, virtuoses de l’apparence », dira le narrateur —, la pression familiale, les jeux de pouvoir au sein de la société, la duplicité des institutions.

Tout part d’une vidéo virale : on y voit le cadavre d’un homme déterré puis traîné hors du cimetière musulman par une foule. Ndéné Gueye, jeune professeur de lettres à l’université, réagit tout d’abord comme ses contemporains : il est relativement compréhensif par rapport à cet acte violent commis à l’encontre de celui que l’on soupçonne d’être un homosexuel, que l’on nomme « goor-jigéen » en wolof, « homme-femme ». Les homosexuels sont « les seuls à qui on refuse à la fois la mort et la vie »…

« Mais c’est quoi un homme-femme ? Rien et tout à la fois. On met dans le mot ‘goor-jigéen’ toute identité sexuelle qui n’est pas hétérosexuelle. » En effet, cette expression désigne « les homosexuels, les transsexuels, les bisexuels, les hermaphrodites et mêmes les hommes simplement un peu efféminés ou les personnes à l’allure androgyne. » Sous l’influence de son amante bisexuelle, Rama, « une femme indépendante et libre qui ne devait rien à un homme, encore moins à son sexe », il entamera une réflexion personnelle sur la question de l’homosexualité comme fait social et trajectoire de vie individuelle.

Une minorité « dangereuse »

Ce livre est une escapade douloureuse auprès de citoyens « enfermés dans l’idée que leur pays est un espace pur, historiquement hétérosexuel. Ca les rassure. Ils croient à ce mythe, et ne cherchent pas à savoir. C’est la signification même de l’intégrisme. L’argument de l’absence historique d’homosexualité en Afrique a été depuis longtemps démonté par la recherche. Le problème, c’est que ces faits ne sont connus que d’une minorité de chercheurs, qui en parlent dans des revues d’audience restreinte, parce qu’ils n’osent pas en parler dans les tribunes destinées au grand public. Ils ont peur. » Le fait est que « l’homophobie n’a pas besoin de prétexte historique. » A-t-elle même besoin d’un prétexte ? « Elle hait tout court. »

Car c’est bien de la haine à l’égard de la différence que ce livre traite : « on est passés d’homosexuels socialement utiles et discrets à des pédales », se plaignent ceux qui souhaitent fermement le maintien de l’invisibilité sociale des homosexuels. Et le verdict est implacable : « si une minorité menace la cohésion et l’ordre moral de notre société, elle doit disparaître. »

« Gay : voilà bien le seul linge sale qu’une famille était heureuse et soulagée de laver en public, avec le secours de toutes les mains qui venaient frotter, frotter, frotter jusqu’au sang l’ignoble tache faite sur l’honneur », nous explique le narrateur. « Si un gay était repéré, à tort ou à raison perçu comme tel, charge était à sa famille de se disculper : elle devait certifier qu’elle abominait ce mal, soit en coupant tout lien avec l’accusé, soit en faisant montre d’une violence encore plus grande à son encontre. (…) C’était l’unique façon, pour elle, d’éventer ce redoutable soupçon qui équivalait à une mort sociale : être un vivier de pédés, receler le gène transmissible du péril gay. »

Le narrateur se définit initialement comme « homophobe par amour des femmes et de leur beauté », cette homophobie esthétique n’étant « qu’une prison de (sa) culture traditionnelle et religieuse sénégalaise, une prison dans laquelle le corps féminin, idéalisé, réduit à sa pure forme, demeure le seul corps sexuellement désirable et digne de fantasmes. »

Voilà la vie peu enviable des homosexuels, « des gens qui se sont égarés, qui ont perdu leur foi, leur culture. » Ils ne peuvent être malades, « ce serait comme dire que Dieu est à l’origine de l’homosexualité. » Le mal est plus pernicieux, il est le fait des Occidentaux parfois soutenus dans leur pays par des « musulmans impis » : l’homosexualité, « ça fait partie des nombreux péchés que le Blanc a apportés. » Car « les Blancs donnent de l’homosexualité une image qui fait fantasmer ceux d’ici, qui veulent imiter cette image. Sauf qu’elle ne peut pas être la même ici. »

Qui était cet homme sous le linceul ? Voilà la question qui obsèdera le narrateur, par ailleurs malmené par l’université pour avoir enseigné Verlaine à ses étudiants malgré une récente directive ministérielle l’interdisant. Il ne faudra que peu de temps, et qu’une onde légère de rumeur, pour qu’il soit accusé de faire l’apologie de l’homosexualité, voire d’être lui-même un « goor-jigéen » qui se découvre. La quête du narrateur l’amènera à croiser le chemin de multiples personnages qui détiennent une vérité différente sur le sens de l’existence : le travesti Samba, grande figure des fêtes locales, la mère du défunt, un imam qui « se présentait, face à l’affaiblissement moral de la société, comme l’homme qu’il fallait, celui qui, d’une poigne d’airain, redresserait (les) moeurs à la dérive », une expatriée libre et tolérante, apôtre de l’égalité.

Le narrateur se définit initialement comme « homophobe par amour des femmes et de leur beauté », cette homophobie esthétique n’étant « qu’une prison de (sa) culture traditionnelle et religieuse sénégalaise, une prison dans laquelle le corps féminin, idéalisé, réduit à sa pure forme, demeure le seul corps sexuellement désirable et digne de fantasmes. C’est encore très moral, très religieux, très culturel. » Progressivement, il admet qu’il lui est impossible de nier que les homosexuels sont des hommes en égalité « parce qu’ils faisaient partie de l’histoire de la violence humaine. »

Le roman de Mohamed Mbougar Sarr, captivant et documenté, sert à merveille la littérature contemporaine — par l’audace de la langue qui s’y déploie — et une cause plus grande qu’elle, en levant avec subtilité le voile sur le tabou de l’homosexualité au Sénégal, et les formes diverses de condamnation qu’elle suscite. En creux, il dit beaucoup du chemin qu’il reste à parcourir pour faire du respect des droits de l’homme une pleine réalité. Au Sénégal, comme dans bien d’autres pays.

La persistance de la répression dans le monde

Le rapport 2017 de l’Association internationale LGBTI (Ilga) recense 72 pays où un rapport homosexuel est un délit ou un crime. Dans 8 pays, il est passible de la peine de mort. L’Ouest et l’Est africain, le Moyen-Orient et l’Asie du Sud-Est sont les zones où l’homosexualité est le plus fortement réprimée. En Iran, au Soudan, en Arabie Saoudite et au Yémen, l’homosexualité est passible de la peine de mort en application de la charia. Certaines régions de la Somalie et du Nord du Nigéria voient s’appliquer les mêmes peines. En Syrie et en Irak, ce sont des acteurs non gouvernementaux comme Daech qui opèrent les exécutions.

Mais la répression de l’homosexualité dans le monde est multiforme et persistante. Certains pays interdisent la « publicité » de l’homosexualité, d’autres condamnent les « actes sexuels » entre personnes de même sexe, ou plus strictement la « sodomie », quand d’autres décrètent l’homosexualité « contre nature ».

Même dans les pays les plus progressistes, les conditions d’existence des personnes homosexuelles sont loin d’être idéales. En Chine, où l’homosexualité a été dépénalisée en 1997, des homosexuels continuent à être internés de force dans des cliniques pratiquant des « thérapies de conversion ». En Équateur, pays qui reconnaît l’union civile entre deux personnes de même sexe, des dizaines de centres privés proposent illégalement des « traitements pour soigner » les personnes homosexuelles ou transgenres. Les insupportables témoignages détaillent les humiliations, les tortures et les viols subis.

En 2016, 343 personnes LGBTI ont été assassinées au Brésil, selon l’ONG Groupe Gay da Bahia (GGB). Le New York City Anti-Violence Project Annual Crisis of Hate note en 2017 une hausse de 86 % des meurtres de personnes LGBTI par rapport à 2016 aux États-Unis, avec 52 assassinats homophobes. En France, le ministère de l’Intérieur recensait 1 020 victimes de crimes et délits anti-LGBTI en 2016, dont 24 % de violences physiques et 2,2 % de viols.

Comme le narrateur, nous pouvons faire un rêve : « être le seul fidèle dans une grande mosquée » et y entendre l’imam « (nous) récit(er) non un verset du Coran, mais un poème de Verlaine. » Le combat pour l’égalité des droits et la lutte contre toutes les formes de discrimination n’est jamais gagné. Il est l’affaire de tous. La littérature engagée, qui prend le temps de l’explicitation des déterminants socio-culturels à l’oeuvre dans la condamnation des homosexuels et de son implacable atteinte à notre humanité commune, ouvre la voie à une prise de conscience collective.

De purs hommes, par Mohamed Mbougar Sarr, éditions Philippe Rey et Jimsaan, 192 pages, 16 euros.

© Photos : Pixabay et David Wagnières

GRÉGOIRE RUHLAND

GRÉGOIRE RUHLAND

est diplômé de Sciences Po Toulouse et de l’Université Toulouse 1 Capitole. Il a été collaborateur parlementaire, puis ministériel. Il est également maire-adjoint de Tomblaine (Meurthe-et-Moselle).
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est diplômé de Sciences Po Toulouse et de l’Université Toulouse 1 Capitole. Il a été collaborateur parlementaire, puis ministériel. Il est également maire-adjoint de Tomblaine (Meurthe-et-Moselle).

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