– L’écrivain Karim Amellal porte un regard réaliste sur la société algérienne, avec ses fantômes, ses impasses et ses espoirs. C’est le crépuscule de l’Algérie de l’ère Bouteklika qui est dépeint son dernier roman : «Dernières heures avant l’aurore» (L’Aube, mai 2019, 21 euros).
Chronik – Votre roman suit le retour en Algérie d’un vieil Algérien qui vit à Paris depuis la décennie noire. Quel regard les Algériens, ceux qui sont restés, jettent sur ceux qui sont partis, pour s’exiler ou émigrer ? Cette dichotomie est encore fondamentale pour définir l’identité algérienne? Quel est votre propre regard sur l’identité franco-algérienne ?
KA – Je porte dans ce roman un regard rétrospectif sur l’Algérie depuis la guerre d’indépendance – de Libération comme l’on dit là-bas – et raconte une partie de cette histoire tourmentée, douloureuse, à travers une galerie de personnages qui, tous, incarnent un morceau d’Algérie, une part de sa mémoire plurielle : celle de l’exil, de la guerre, de l’Algérie d’aujourd’hui, de l’immigration et, comme vous dites, des « franco-algériens ».
En revanche, je me méfie de la notion d’identité, car celle-ci n’est jamais figée, mais toujours en mouvement. Il en va de même, me semble-t-il, s’agissant du rapport que les franco-algériens entretiennent avec leur pays d’origine, celui où ils sont nés, ou bien celui de leurs parents ou grands-parents. Et puis, qui sont au juste les « franco-algériens » ? S’agit-il des seuls binationaux, c’est-à-dire de ceux qui ont la double nationalité française et algérienne ? Je crois que ce serait réducteur. J’ai pour ma part une conception très large des franco-algériens et, pour moi, parce que c’est aussi mon histoire, j’aime à penser que tous ceux qui ont un lien affectif, et pas seulement juridique, ou sanguin, avec ce merveilleux pays pourraient se reconnaître ainsi. Cela inclut ceux qui sont venus en France pour travailler – les « immigrés » -, leurs enfants ou petits-enfants, mais aussi les enfants de couples mixtes, les pieds-noirs, pourquoi pas aussi ceux qu’on appelait les coopérants dont beaucoup ont passé de nombreuses années en Algérie et en gardent un souvenir impérissable, et puis tous ces Algériens, les étudiants notamment, qui sont venus plus récemment en France pour y étudier et ont décidé d’y rester. Dans mon roman, les deux personnages principaux, Rachid et Mohamed, ont quitté l’Algérie pour venir en France au début de la « décennie noire », lorsque le terrorisme a commencé à menacer les intellectuels, que des journalistes, des professeurs se faisaient assassiner dans la rue, en bas de chez eux. Peu évoquée, cette immigration-là, qui n’était pas une immigration de travail, appartient aussi, bien sûr, à ce que l’on appelle la « diaspora » et nourrit, de façon particulièrement féconde, la relation entre la France et l’Algérie.
Le fait est, justement, que l’identité algérienne, comme l’identité française d’ailleurs, dans une certaine mesure, est le plus souvent conçue sur un mode restrictif, voire exclusif. C’est là le legs de l’histoire, de la colonisation, de la guerre d’Algérie, du nationalisme corseté qui a régné après l’indépendance et jusqu’à la chute de Bouteflika. Cette identité-là, forgée par la guerre, la déchirure nécessaire avec le corps du colonisateur, s’est rapidement articulée, en les essentialisant souvent, autour de l’arabité et de la religion. Le paradigme identitaire qui s’est hélas répandu dans les manuels scolaires en biberonnant des générations d’Algériens fut celui d’une Algérie arabe et musulmane, arabe parce que musulmane, musulmane parce qu’arabe. Je comprends, au sortir de la guerre d’indépendance, la genèse de cette histoire et la nécessité, après les affres de la colonisation, d’inventer une identité nationale solide, a fortiori dans un contexte puissamment influencé par le nationalisme arabe. De même, l’arabité et l’islam sont des constituants majeurs, à bien des égards structurants, de l’imaginaire algérien, du précipité culturel national. Mais il n’y a sûrement pas que ça ! L’Algérie est berbère, arabe, africaine, méditerranéenne. L’Algérie est la terre nourricière de musulmans, qui forment une majorité, mais aussi de juifs, de chrétiens, dont certains, il ne faut pas l’oublier, ont donné leur sang pour la faire vivre ou pour la libérer. L’Algérie est la mère de tous ceux-là, par-delà les turpitudes de l’histoire. Par-delà les constructions rigides, politiques, idéologiques qui ont été façonnées après la guerre.
Ce que l’on appelle en France la « diaspora algérienne » appartient toute entière à cette longue et vaste histoire. Celle-ci, désormais, est française autant qu’algérienne. Elle est constituée de toutes celles et tous ceux qui entretiennent, par-delà les sinuosités de leurs vies, un lien affectif, vivant, avec l’Algérie, même en n’y vivant pas, ou plus. Malheureusement, à cause de ce nationalisme étroit, fermé, que j’évoquais, cette diaspora a toujours été reléguée à l’extérieur, parfois même méprisée et considérée comme un agrégat de traîtres, de renégats, d’étrangers. Elle doit aujourd’hui, à la faveur du hirak qui se déploie dans le pays, être réincorporée dans le tissu national, dans ce que vous appelez l’identité et que j’appellerai moi, plutôt, et tout simplement : la culture.
Il est aujourd’hui nécessaire de réconcilier tous les enfants de l’Algérie, tous ceux qui partagent cette culture ancienne, composite, non réductible à une religion ou à une composante ethnique – quelle absurdité ! Cela doit se faire en faisant face à l’Histoire, en n’oubliant rien de la colonisation et de ses crimes, bien sûr, mais en ne s’enfermant pas dans le passé, et encore moins dans une vision mythifié de celui-ci. Je crois d’ailleurs que nous assistons à un tournant dans le pays : ceux qui sont dans les rues aujourd’hui sont jeunes, tournés vers l’avenir. Ils ne se reconnaissent pas dans la génération des Bouteflika, Bensalah ou Gaïd Salah, qui appartiennent au passé. Je crois que la plupart de ces millions d’Algériens qui conduisent avec courage et fierté cette révolution pacifique rêvent d’un pays qui soit non seulement démocratique, mais aussi libre, ouvert, accueillant, respectueux de toutes les cultures, de toutes les mémoires, de toutes les religions, des musulmans et de tous les autres, des pratiquants et des non-pratiquants, un pays qui ne soit pas arc-bouté sur son passé, aussi glorieux fut-il, mais qui entre de plain-pied dans le monde tel qu’il est.
Chronik – Votre roman donne une série de clefs de compréhension de la société algérienne, ses contradictions, ses faces sombres, mais aussi ses sources d’espoirs et de lumière. On a ainsi l’étrange sensation d’avoir à disposition les différents ressorts du mouvement populaire qui traverse actuellement le pays. Comme si vous l’aviez anticipé. Vous sentiez venir cet élan démocratique ?
KA – L’an dernier, lorsque j’ai mis la dernière main à ce roman, il était difficile de percevoir en surface un quelconque signe de changement. La situation politique était bloquée. Même moribond, Bouteflika aidé de ses affidés continuait à contrôler le pays. L’opposition était réduite à néant, la société civile semblait épuisée, lasse de mener des batailles qu’elle ne remportait jamais, comme sur la liberté de la presse ou sur les droits humains.
En 2018, le pays semblait vitrifié et chacun se préparait, résigné, à voir le portrait de Bouteflika accroché encore cinq ans aux murs… Et puis il s’est produit ce que nous connaissons, le 22 février : un appel anonyme sur les réseaux sociaux a suffi à provoquer une mobilisation massive, inédite, contre le 5ème mandat. Brutalement, les tabous sont tombés, les langues se sont déliées. Si orgueilleux, les Algériens se sont révoltés d’abord contre l’humiliation, contre cette sensation d’être devenus, avec un président en fauteuil roulant, incapable d’apparaître physiquement en public, la risée du monde.
Mon roman prend comme toile de fond cette Algérie d’avant le 22 février, un pays crépusculaire, donc, où ceux qui ont été chassés dominent encore la scène politique – ou ce qui en tient lieu. Un pays qui semble endormi, engourdi, en pleine nuit, du moins quand on le regarde de loin, ou de haut, comme le font les deux personnages principaux, Mohamed et Rachid, qui rentrent au pays après de longues années en France : ils ne comprennent plus ce qu’il se passe, errent comme des étrangers sur leur terre natale, raisonnent souvent par clichés, comme lorsqu’ils vitupèrent toutes ces « femmes voilées » qui inondent les rues d’Alger. Pourtant, ne s’en tenir qu’à ces éléments de surface, d’apparence, c’est rater l’essentiel. Car dans la nuit percent des lueurs. Car derrière ce rideau noir qui tient lieu de nuit, la société algérienne remue, bouillonne même. Depuis de nombreuses années, elle est en mouvement. Elle n’a pas attendu le 22 février pour se réveiller, de même que la mobilisation qui a eu lieu ne sort pas de nulle part. Cela fait des années que la société civile algérienne se structure, qu’elle bouillonne, que la créativité des Algériens s’expriment sur tous les espaces disponibles, même lorsqu’ils sont maigres. Rappelons-nous par exemple de cette « révolution des escaliers » qui eut lieu… en 2014, à l’époque où Bouteflika briguait un 4ème mandat. Dans ce mouvement écologique autant qu’esthétique né à Souk Ahras, qui a consisté à repeindre avec des couleurs vives et des motifs chamarrés des escaliers publics, il s’agissait autant de se réapproprier l’espace public, le collectif, que de faire appel au sens civique des Algériens, à leur responsabilité, avec cette idée, au cœur de la révolution du 22 février, que c’est à eux de prendre leur destin en main. Sur des sujets aussi fondamentaux que les droits des femmes, la propreté, l’environnement, les droits des handicapés, la protection des travailleurs, le sort des migrants, d’innombrables initiatives ont vu le jour dans le pays, pas seulement à Alger mais dans toutes les régions : des initiatives citoyennes, nées d’en bas, sans aucun appui politique, mais qui illustraient la reprise en main, par des millions d’Algériens, du collectif. Tout cela ne s’exprimait pas forcément dans les lieux ou le langage traditionnels de la politique, disqualifiés, ne donnait pas lieu à des revendications structurées, à des coalitions, mais cela ne veut pas dire que ça n’existait pas. C’était là, sous-jacent, et le 22 février en est la résultante.
Chronik – Différentes générations se croisent dans votre roman. Est-ce que l’un des points de la crise existentielle algérienne ne réside pas dans le gouffre entre la génération au(x) pouvoir(s) et une jeunesse qui n’a connu ni l’indépendance, ni la décennie noire, mais qui reste confrontée au conservatisme, à la corruption, au chômage…?
Bien sûr, il y a un gouffre entre la génération au pouvoir et celle qui est dans la rue, comme c’est souvent le cas dans ce type de contestation (en Tunisie, au Soudan, etc.), mais il n’y a pas que cette fracture-là dans la société algérienne. Il y a des inégalités sociales importantes, entre des gens qui se sont considérablement enrichies, en partie grâce à la corruption, au cours des dernières années, et beaucoup d’Algériens qui ont du mal à joindre les deux bouts. Il y a des fractures culturelles très fortes aussi, entre une partie de la société qui est occidentalisée, plus ouverte et progressiste, en particulier à Alger, Oran ou en Kabylie, et une majorité de jeunes plus conservateurs.
Chronik – Au moment où la tension ne cesse de monter dans le pays, comment voyez-vous l’avenir de l’Algérie ?
KA – D’abord, je n’ai aucune leçon à donner aux Algériens. Je vis en France, pas en Algérie. Ce mouvement est le leur, cet avenir est le leur même si, bien sûr, je suis totalement solidaire de ce qu’il se passe et tellement heureux que cela se soit produit ! Ce que réalisent les Algériens en ce moment est merveilleux. Je reste cependant prudent, car si beaucoup a déjà été fait avec le départ de Bouteflika et de ses sbires, le régime reste en place. Et il s’accroche, en sacrifiant quelques têtes d’oligarques affairistes honnies par les Algériens pour gagner en crédibilité, mais pas en légitimité. Une élection présidentielle organisée par ceux-là mêmes que le peuple veut voir partir devait se dérouler le 4 juillet. Faute de candidats à la date-limite (le 24 mai), elle n’aura sans doute pas lieu. Le chef de l’Etat de facto n’est pas le pantin Bensalah, qui ne représente rien ni personne, mais le chef d’état-major, un homme de 79 ans, qui occupe cette fonction depuis 2004 et s’est érigé en garant d’une « transition » qui a tous les atours de la continuité. Face à lui, qui incarne désormais la contre-révolution, la mobilisation populaire ne faiblit pas, malgré le ramadan, malgré la répression qui commence à se durcir. Le hirak tient bon pour le moment. Mais pour combien de temps ? Le mouvement réclame une constituante mais peine à faire émerger un leadership. Les quelques figures qui se distinguent hésitent à aller plus loin. Du coup, une confrontation est possible, a fortiori si la répression se durcit, ce que l’on commence à percevoir, à moins qu’un scénario de compromis se dessine à travers l’irruption d’un homme providentiel incarnant un consensus pour conduire une transition et organiser, dans de bonnes conditions, une élection présidentielle. On parle beaucoup de Taleb Ibrahimi, un conservateur ancien ministre de l’Education nationale (et architecte de l’arabisation du système éducatif) et des Affaires étrangères, un homme du sérail, âgé de… 87 ans. Les Algériens accepteront-ils ce lapin nonagénaire sorti du chapeau ? Rien n’est moins sûr. Je crois cependant que l’ampleur et la nature de la mobilisation populaire, sans précédent depuis l’indépendance, et qui se répète sans faiblir semaine après semaine aura in fine gain de cause. Tant a déjà été obtenu en une poignée de jours, qui semblait inimaginable quelques mois auparavant ! Et puis le mouvement, qui est encore jeune, se structure peu à peu, cela demande du temps. Aujourd’hui, ce qu’il se passe dans les universités, dans les jardins publics, dans la rue même est extraordinaire : les Algériens réapprennent à débattre, à discuter, à délibérer. Ils ont toujours parlé de politique, mais ne le faisaient pas dans des cadres et des formes démocratiques, puisqu’il n’y en avait pas. Profondément démocratique, la révolution est aussi pacifique. Chacun a pu constater le sens du civisme qui anime les manifestants. Tout cela ne peut que rendre optimiste, car c’est la marche de l’histoire. Un pays tout entier s’est levé. En face, il n’y a qu’un vieillard général et quelques spectres qui rôdent autour de lui.
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