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Corse : l’autonomie dans la dépendance

Le samedi 3 février, plusieurs milliers de manifestants sont descendus dans les rues d’Ajaccio, à l’appel des dirigeants de la Collectivité territoriale de Corse. Leur objectif : faire pression sur le gouvernement pour qu’il satisfasse leurs revendications, autrement dit un accès à l’autonomie dans la dépendance à la métropole. La visite d’Emmanuel Macron, les 6 et 7 février, devrait se solder par des annonces du président.

Les doléances des nationalistes suivent toutes la même direction : co-officialité de la langue corse ; établissement d’un statut de résident corse pour encadrer le marché immobilier au bénéfice des personnes habitant l’île de Beauté depuis cinq ans ou plus ; amnistie des « prisonniers politiques » ; davantage d’autonomie financière ; enfin, reconnaissance constitutionnelle de la Corse comme territoire à part entière, clef de voûte des revendications nationalistes.

L’AUTONOMIE DU PEUPLE CORSE

La demande globale d’autonomie pose évidemment un problème constitutionnel ; notre République, « une et indivisible », s’accommode fort mal des courants centrifuges qui l’agitent. L’histoire de la construction de l’État, en France, a longtemps été marquée par une lutte entre le pouvoir central, d’abord en position de faiblesse, contre les potentats locaux, maîtres de l’impôt et de la violence légitime.

Ce n’est que très progressivement que le domaine royal, cantonné à quelques enclaves éparses, s’est finalement étendu à l’ensemble du royaume. L’établissement de la République n’a fait que suivre le chemin tracé par la monarchie, en accélérant toutefois l’intégration du territoire national et de ses habitants, en particulier grâce à une arme culturelle et politique redoutablement efficace contre les particularismes locaux : l’École.

Dans cette histoire, la Corse tient une place particulière, puisqu’elle fut achetée à la République de Gênes assez tardivement, en 1768, un an avant la naissance de Napoléon Bonaparte – promoteur, s’il en est, du centralisme parisien. Les luttes séparatistes des insulaires sont finalement très récentes, si on laisse de côté la geste révolutionnaire de Pascal Paoli au milieu du XVIIIe siècle, mythe fondateur du nationalisme corse : le nationalisme, en tant que force politique d’envergure, n’a véritablement émergé que dans les années 1970 avec, comme porte-étendard, le Front de Libération Nationale Corse (FLNC).

On connaît le flot presque ininterrompu des attentats qui s’est ensuivi entre 1975 et la fin des années 2000. La violence physique était alors érigée en instrument de lutte politique majeur contre tous les symboles de la domination métropolitaine : prisons, préfectures, représentants de l’État, centres des impôts, tribunaux, gendarmeries…

Pour les nationalistes du FLNC, le politique participait essentiellement d’un antagonisme, d’une « lutte contre » un autre, d’un combat négatif contre une altérité radicale. Le but ultime de ce type de confrontation n’était, évidemment, ni la recherche du consensus, ni celle du compromis, mais bien l’annihilation de l’autre ; en l’occurrence, par le retrait contraint de l’État français du territoire corse.

L’affaiblissement du FLNC, jusqu’à sa démilitarisation annoncée en 2014, a laissé place à un autre répertoire d’actions politique, promu par des partis institutionnels : Femu a Corsica et Corsica Libera notamment. D’une vision antagoniste du politique le nationalisme corse s’est écarté pour suivre la voie de l’« agonisme » (Chantal Mouffe) : l’autre n’est plus un ennemi, mais un adversaire ; la confrontation demeure, mais ses règles – démocratiques – sont admises par les deux parties. Par là même, la stratégie du « tout ou rien » a cédé la place à une logique du compromis qui, à force de négociations, doit aboutir à l’autonomie puis à l’indépendance.

En arrivant en tête des élections territoriales de décembre 2017, les nationalistes ont prouvé l’efficacité de cette démarche. Désormais, ils entrent dans la deuxième phase de ce processus : le rapport de forces – démocratique et pacifique – avec l’État. Pour appuyer leurs revendications, ils possèdent plusieurs atouts : une langue commune, parlée par une proportion non négligeable de la population insulaire (28 %) ; un territoire clairement délimité ; une population qui semble avoir montré qu’elle fait démos (peuple civique) en accordant majoritairement ses suffrages aux partis nationalistes.

UNE DÉPENDANCE MÉTROPOLITAINE

Dotée d’une autonomie déjà avancée, la Corse demeure néanmoins, à bien des égards, sous la coupe de la métropole. En omettant ce fait, les revendications nationalistes confineraient à la quérulence.

D’un point de vue administratif, cet état de subordination s’est clairement manifesté jusqu’en 1970, date à laquelle la Corse fut officiellement émancipée de la région PACA. Mais, depuis lors, l’île reste tributaire des subsides de l’État.

Son insularité la fait bénéficier de la politique de « continuité territoriale », censée garantir l’acheminement des produits pour un prix équivalent à celui du continent. Dans une large mesure, l’État finance les frais de transport Corse-continent, et l’île jouit d’avantages fiscaux, de détaxations et d’une TVA à faible taux (de 0,9 % à 13 % selon les produits).

On peut raisonnablement imaginer que le naufrage politique de Mariano Rajoy dans la gestion de la crise catalane inclinera in fine Emmanuel Macron à la prudence, à la pondération et au dialogue.

La tutelle de la métropole s’illustre également par la répartition des emplois salariés : 40 % proviennent du secteur public et 18 %, du secteur touristique. C’est dans les années 1960 que l’île a été convertie au tourisme de masse, suite à la mise en place de la Setco (Société pour l’équipement touristique de la Corse). Chaque année, ce sont désormais plus de deux millions de visiteurs, dont 30 % d’étrangers (majoritairement allemands et italiens), qui se retrouvent dans les zones côtières. Plus de la moitié des emplois salariés de l’île sont ainsi directement assujettis aux agents extérieurs et, au premier chef, à l’administration centrale.

Par ailleurs, loin du mythe de l’ethnos, de l’image éthérée d’un peuple soustrait aux influences étrangères, la démographie corse est elle aussi largement tributaire des apports extérieurs. Après un fort déclin, entre la fin du XIXe siècle (275 000 habitants) et 1960 (160 000), lorsque la tendance s’inverse, ce n’est pas le fait du solde naturel, qui est faible, mais grâce à l’immigration, en particulier à l’arrivée des rapatriés d’Afrique du Nord entre 1957 et 1965. Aujourd’hui, la Corse est, après l’Île-de-France, la région qui compte le plus d’étrangers : 9 % de la population, essentiellement d’origine maghrébine ; en matière de résidences secondaires, elle tient la première place.

Aller plus loin : « En Corse, une réponse institutionnelle à la crise politique est possible ».

C’est donc sous le signe de la dépendance que les nationalistes engagent ce bras de fer. Certes, ils jouissent d’un poids et d’une légitimité politiques réels, qui leur seront sans doute profitables dans les négociations. Ils bénéficient également d’un contexte plutôt favorable : les tensions séparatistes qui parcourent les États européens les préservent de l’isolement. On peut raisonnablement imaginer que le naufrage politique de Mariano Rajoy dans la gestion de la crise catalane inclinera in fine Emmanuel Macron à la prudence, à la pondération et au dialogue.

Néanmoins, on peut s’attendre à des discussions tendues entre le président français – en visite en Corse pour commémorer le 20e anniversaire de l’assassinat du préfet Érignac -, Jean-Guy Talamoni, président de l’Assemblée de Corse, et Gilles Simeoni, président du Conseil exécutif de Corse et ancien avocat d’Yvan Colonna. Emmanuel Macron a déjà fermé la porte à l’amnistie des prisonniers dits « politiques », revendiquée par les nationalistes – le contexte l’explique amplement.

Les institutions républicaines auront sans doute besoin de temps pour entendre la demande de pluralisme juridique, voire de fédéralisme, qui émane des électeurs corses. Mais la violence et les armes ayant laissé place au dialogue, le président de la République ne peut plus agir comme si le nationalisme des années 1990 et celui de 2018 étaient identiques. Bien sûr, entre l’autonomie et l’« in(-)dépendance », il est un pas sémantique que les Corses ne sont pas près de franchir.

Il demeure que les nationalistes ont accepté le cadre démocratique pour défendre leurs idées, et l’on imagine mal qu’Emmanuel Macron feigne d’ignorer cette évolution sans risquer le blocage politique et le retour à des méthodes qui, des décennies durant, ont ensanglanté l’île. 

© Photo : Globe rêveur

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