Les résultats du scrutin du 10 décembre dernier ont abouti à une large victoire du bloc nationaliste, coalisant tant les partisans d’une large autonomie que les tenants d’une indépendance de la Corse. Avec près de 57 % des voix, le bloc nationaliste (déjà aux affaires depuis 2015) relègue très loin derrière lui la droite régionaliste et les émanations locales de LREM et LR. Loin d’être un « accident électoral », cette victoire s’est construite dans la durée.
La victoire des nationalistes couronne une stratégie fondée sur la fin de la lutte armée et le primat accordé au combat électoral et à la gestion des affaires publiques. Cette nouvelle configuration politique pourrait à terme tracer de nouvelles perspectives pour la question corse en s’inspirant de pratiques institutionnelles ayant cours en Polynésie française et en Nouvelle-Calédonie.
L’expression du nationalisme corse a très longtemps été marquée par le primat de la lutte armée, contribuant ainsi « polluer » le débat politique insulaire. Les attentats (jusqu’à 8000 attentats à l’explosif recensés depuis 1974), les actions criminelles (avec notamment l’assassinat du préfet Claude Erignac en 1998), les multiples dérives mafieuses constatées chez certains groupes nationalistes n’étaient pas de nature à permettre à l’État français de négocier, faute d’interlocuteurs crédibles.
Cette surenchère de violence politique n’a cependant pas empêché l’existence, sur l’échiquier politique corse, d’une force nationaliste se situant entre 10 et 15 % des voix. Depuis la fin des années 2000, cette progression s’est accélérée, lui permettant de remporter de nombreuses élections.
Un paysage électoral bouleversé par le changement de stratégie du camp nationaliste
Trois facteurs peuvent expliquer cette progression fulgurante. En premier lieu, l’abandon officiel de la lutte armée, annoncée début 2014. En privilégiant la voie électorale, le camp nationaliste a pu en partie gommer son image agressive et rassurer des électeurs corses qui, pour leur grande majorité, refusent l’action violente. Elle a également permis une pacification des relations avec l’État.
En deuxième lieu, les nationalistes ont en partie gagné la bataille des idées. Ils ont su installer leurs thèmes dans le débat insulaire, que ce soit sur le sujet des prisonniers politiques (demande de rapprochement dans les prisons corses et amnistie pour leurs actions politiques… et aussi criminelles), la question de la reconnaissance de la langue corse aux côtés de la langue française, ou encore la lutte contre la spéculation immobilière avec la création d’un statut de résident propre à l’île.
Enfin, le camp nationaliste a su jouer sur la perte d’influence des dynasties politiques sans doute pénalisées par l’absence de renouvellement et par des pratiques claniques à bout de souffle. En l’espace de trois ans (municipales de 2014, élections territoriales en 2015, législatives de juin 2017, régionales pour la nouvelle collectivité de Corse fin 2017), les Giacobbi (Haute-Corse), Zuccarelli (mairie de Bastia) et Rocca-Serra (Corse du Sud) ont vu leurs fiefs tomber aux mains des nationalistes. L’imprégnation des thématiques nationalistes, alliées à l’installation au pouvoir et à la désagrégation des anciennes dynasties jouent aussi en ce sens. Il semble que les nationalistes ne font plus peur.
Les impasses d’une éventuelle indépendance corse
Face à leur large succès, les vainqueurs du scrutin se sont bien gardés d’agiter le spectre de l’indépendance. Le futur patron de la région de Corse, Gilles Siméoni, se donne dix ans pour parvenir à un statut complet d’autonomie et semble rejeter clairement l’hypothèse d’une indépendance. Ce positionnement peut sembler étonnant, eu égard à un passé marqué par la lutte armée et la confrontation avec les symboles de l’État (plastiquages fréquents de casernes de gendarmes ou de bâtiments officiels). Il s’explique en fait par un constat lucide sur les potentialités de la collectivité corse… surtout quand on compare celle-ci aux autres foyers du régionalisme européen.
Ce « nouvel égoïsme territorial », selon l’expression de l’économiste Laurent Davezies, se retrouve dans d’autres pays européens, à commencer par la Catalogne qui pèse pour 19 % du PIB espagnol, compte près de 8 millions d’habitants et a une métropole européenne, Barcelone. Son départ du royaume espagnol apparaîtrait donc comme très préjudiciable économiquement et politiquement pour Madrid, mais tout autant pour les Catalans.
La Corse pèse peu face à Paris : une démographie déclinante (320 000 habitants), une économie peu développée et tributaire des transferts et de l’emploi publics.
Même cas de figure en Vénétie et Lombardie qui représentent 30 % du PIB Italien, même si, à la différence de la Catalogne, la stratégie d’autonomie accrue à l’égard de l’État italien est privilégiée. Des revendications du même type se retrouvent également en Flandre ou en Écosse.
Or, la Corse diffère de ces exemples européens car elle ne possède pas leurs atouts et pèse peu face à Paris : une démographie déclinante (320 000 habitants), une économie peu développée et tributaire des transferts et de l’emploi publics. Avec un PIB par habitant inférieur de 18 % à la moyenne française, elle se classe parmi les régions françaises les plus pauvres. La future collectivité unique héritera certes d’un budget de plus d’un milliard d’euros… mais aussi d’une dette de 600 millions d’euros.
Par ailleurs, la Corse suscite en France une certaine indifférence, voire une défiance illustrée par cette formule lapidaire de l’ancien Premier ministre Raymond Barre, qui déclarait en 1996 : « Si les Corses veulent leur indépendance, qu’ils la prennent ! ». Ces propos traduisent un certain agacement face à une île recevant beaucoup de la solidarité nationale… mais aussi une grande méconnaissance de la réalité insulaire de part des « continentaux », la Corse étant avant tout connue et visitée pour son potentiel touristique.
Un scénario s’inspirant de l’actuelle crise catalane est exclu. Une politique du chantage économique, menée tant par la Flandre en Belgique que par la Lombardie et la Vénétie en Italie ne semblent pas non plus transposables, la collectivité corse paraissant modeste face à Paris.
Un autre scénario pourrait émerger, s’inspirant d’expériences menées avec les collectivités françaises du Pacifique ; en effet, certains de ces territoires présentent une évolution institutionnelle susceptible d’être transposée en Corse.
L’autonomie : un possible modèle pour la Corse, une méthode déjà éprouvée par Paris
Les outremers français sont en effet marqués par une grande diversité institutionnelle.
À côté des départements d’outre-mer (DOM) régis par le droit commun, existent les collectivités d’outre-mer (COM) qui sont dotées d’un statut tenant compte des intérêts propres de chacune d’elles au sein de la République. En cas d’évolution institutionnelle, deux de ces collectivités pourraient servir de modèle à la Corse : la Polynésie française et la Nouvelle-Calédonie. D’ailleurs, dans un entretien au Monde du 12 décembre 2017, Gilles Siméoni, le futur patron de la collectivité de Corse, cite ces deux collectivités comme l’exemple d’une possible autonomie politique au sein de la République française.
En effet, les deux entités territoriales citées jouissent d’une large autonomie dans les domaines économique, social et culturel, à l’exception des affaires régaliennes (justice, police, défense, diplomatie). Elles peuvent créer elles-mêmes des règles juridiques par le biais de délibérations de leurs assemblées respectives. Leurs exécutifs locaux comprennent un président du territoire élu et des ministres dans les domaines de compétences transférés par l’État.
Le poids de l’histoire et des revendications autonomistes ou indépendantistes expliquent cette situation institutionnelle. Les événements dramatiques survenus en Nouvelle-Calédonie entre 1984 et 1988 ont poussé l’État à conclure plusieurs accords (Matignon en 1988 et Nouméa en 1998), amenant d’importants transferts de compétences. Le choix de l’indépendance ou du maintien dans la sphère française devant être tranché par un référendum organisé en 2018. Marquée elle aussi par des poussées de fièvre indépendantiste, la Polynésie française a également bénéficié d’une large autonomie au sein de la république.
Ces statuts n’ont en rien empêché la pleine souveraineté de Paris sur ces collectivités du Pacifique, qui lui permettent de bénéficier du deuxième domaine maritime mondial, de positionner ses forces maritimes en Océanie et de participer à plusieurs organismes de coopération régionale.
Pendant les présidentielles, le candidat Emmanuel Macron avait évoqué un « pacte girondin » avec la Corse pour accroître les compétences de ce territoire.
C’est sans doute vers cette voie que pourrait tendre la Corse ; elle avait d’ailleurs été privilégiée par le préfet Alain Christnacht à la fin des années 1990. Ayant déjà œuvré pour les accords de Matignon et de Nouméa, le conseiller pour les affaires intérieures de Lionel Jospin à Matignon avait voulu tenter une approche similaire en Corse. L’échec électoral de Lionel Jospin en 2002 n’a pas permis de prolonger cette tentative menée à une époque où les nationalistes n’avaient pas encore abandonné le dogme de la lutte armée.
Aujourd’hui, la position de l’exécutif à Paris traduit une certaine ambiguïté. Pendant les présidentielles, le candidat Emmanuel Macron avait évoqué un « pacte girondin » avec la Corse pour accroître les compétences de ce territoire. Le Premier ministre, Edouard Philippe, a félicité Gilles Siméoni dès le soir des élections et s’est dit prêt à discuter avec lui de l’avenir politique et institutionnel de la Corse. Enfin, le gouvernement a désigné Jacqueline Gourault, ministre auprès de Gérard Collomb, ministre de l’Intérieur, pour piloter les discussions avec le nouvel exécutif.
Mais dans le même temps, l’exécutif s’est déclaré hostile aux revendications concernant la reconnaissance de la langue corse, le statut de résident ou l’amnistie des prisonniers politiques. Le chemin de l’autonomie apparaît donc encore lointain, même si des engagements rapides pourraient être trouvés comme le rapprochement dans des prisons de l’île des détenus politiques.
Pour conclure, les conditions n’ont jamais semblé aussi favorables pour aboutir à un vrai dialogue politique et démocratique entre un camp nationaliste légitimé par les urnes et en rupture avec la lutte armée et les chimères de l’indépendance, et un exécutif national, d’inspiration libérale et « girondine » même s’il peine pour l’heure à définir une doctrine cohérente et assumée pour la Corse.
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