L’interdiction du référendum d’autodétermination organisé en Catalogne ne règle pas la question posée par ses instigateurs. Le spectre d’une fragmentation de l’Espagne – et plus largement, de l’Europe – relève désormais du champ des possibles. Et si la solution à l’équation entre l’unité et la pluralité de l’Espagne se trouvait dans le modèle de l’État plurinational ?
Au-delà des nombreux échecs de l’importation du modèle de l’État-nation en Afrique, la problématique de l’hétérogénéité nationale tend à rattraper de vieux États-nations dont les sociétés sont de plus en plus structurées par le fait national. La fonction intégratrice ou d’homogénéisation politique et juridique de l’État-nation est remise en cause par l’affirmation de particularismes identitaires et d’intérêts « régionalisés ».
Plus que jamais, l’unité et la forme de l’État espagnol sont remises en question par la région la plus riche d’Espagne. Pour sortir de la confrontation stérile et éviter le basculement – incontrôlable – dans la violence, Madrid devrait envisager – à nouveau – de reconnaître le caractère plurinational de l’État espagnol.
LE « PRINCIPE DE NATIONALITÉ » ET LE « DROIT À L’ÉTAT »
Dans l’Europe du XIXe siècle, le principe des nationalités (c’est-à-dire la revendication des peuples dotés d’une conscience nationale à se constituer en État) a motivé la création d’une série de nouveaux États – Belgique et Grèce (1830), Roumanie, Serbie et Monténégro (1878) – ainsi que l’unification progressive de l’Italie et de l’Allemagne. Au XXe siècle, ce mouvement est ponctué par la Conférence de paix de Paris, en 1919. L’apogée du nationalisme de masse dans les années 1918-1950 est source de transformations de l’organisation sociale, selon les historiens Terence Ranger et Eric Hobsbawm : après le redécoupage wilsonien de l’Europe au sortir de la Première Guerre mondiale, le principe de l’État-nation triomphe et les échanges économiques se nationalisent, en particulier dans le contexte de la crise des années 1930.
La confrontation entre la Catalogne et l’État central s’inscrit dans une histoire longue, dont les derniers épisodes sont le produit de la transition démocratique post-franquiste.
Alors que le principe des nationalités a été au cœur de la dislocation des empires multiethniques (Autriche-Hongrie, Empire ottoman), il prend la forme tout au long du XXe siècle du « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes » face aux empires coloniaux européens (qui s’étendent en Afrique, au Moyen-Orient et en Asie), invoqué par des mouvements de libération nationale qui se placent dans la lignée des déclarations d’indépendance des États-Unis en 1776, et de celles qui ont traversé l’Amérique latine au début du XIXᵉ siècle. Conséquence juridique du principe des nationalités, le droit à l’autodétermination consacré par la Charte des Nations unies a justifié la création des États nés à la suite des vagues successives de décolonisation. Utilisé comme fondement juridique du droit des peuples colonisés à l’indépendance, il a abouti à la multiplication des États nationaux.
Or l’« autodétermination » des peuples/minorités, invoquée notamment au nom du « principe de nationalité », aboutit en règle générale à un « droit à l’État » signifiant un « droit à la sécession » contre un État existant (exemples topiques du démembrement des empires multinationaux austro-hongrois et ottoman après la Première Guerre mondiale). Ce spectre de déstabilisation de l’État justifie la réticence du droit international à l’application effective du « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes » – au nom de la souveraineté de l’État –, et ce, malgré l’affirmation de l’article 1er, alinea 2 de la Charte des Nations unies, organisation dont l’un des buts est de « développer entre les nations des relations amicales fondées sur le respect du principe de l’égalité des droits des peuples et de leur droit à disposer d’eux-mêmes ». Ainsi, des nations sans État perdurent.
RECONNAÎTRE LA PLURI-NATIONALITÉ DE L’ÉTAT ESPAGNOL
La confrontation entre la Catalogne et l’État central s’inscrit dans une histoire longue, dont les derniers épisodes sont le produit de la transition démocratique post-franquiste. La Constitution espagnole de 1978 créé 17 « communautés autonomes », dont trois revêtent un caractère historique : la Galice, le Pays basque et la Catalogne. Cette dernière bénéficie d’un statut d’autonomie à partir de 1979. Mieux, un texte voté par les Parlements espagnol et catalan, puis adopté par référendum en Catalogne en 2006, reconnaît à la région la qualité de « nation ».
Toutefois, en 2010, le Tribunal constitutionnel espagnol – saisi par le Parti populaire (PP) actuellement au pouvoir – censure cette disposition et modifie les articles du Statut d’autonomie relatifs à la langue, à la justice et à la politique fiscale. De retour au pouvoir, le PP – et la rigidité qui le caractérise dans la gestion de la question catalane – s’est inscrit dans une logique de rapport de forces avec des indépendantistes autrefois ultra minoritaires, qui ont su mobiliser la population catalane dans un contexte de montée de la défiance à l’égard du pouvoir (politique et financier) central. Comment sortir de l’impasse politique ?
Si le principe des nationalités fonde le « droit à l’autodétermination » et donc le « droit à l’État », le lien entre État et nation qu’il sous-tend ne correspond pas à une réalité universelle. Il existe une alternative théorique et empirique au modèle de l’État-nation : l’État multinational. Né historiquement dans le cadre d’empires (austro-hongrois, ottoman, etc.), l’État multinational (exemples du Canada, de la Suisse, de la Belgique ou encore de la Bosnie-Herzégovine) correspond à une société politique qui réunit plusieurs nations partageant le sentiment d’avoir un destin commun. Contrairement à l’État-nation, il « n’a pas pour projet de construire en fait et en droit une collectivité unifiée et homogène de citoyens égaux et indifférenciés, mais d’assurer la coexistence d’une pluralité de peuples », selon le juriste Pierré-Caps. N’est-ce pas là une solution de compromis entre les différents protagonistes de la crise catalane ?
© Photos : Wikimedia Commons et Pixabay
Nabli Béligh
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