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HomeRencontresLaurence De Cock : « L’historien n’est pas propriétaire de l’histoire. Que des citoyens s’en emparent, c’est positif pour la démocratie »

Laurence De Cock : « L’historien n’est pas propriétaire de l’histoire. Que des citoyens s’en emparent, c’est positif pour la démocratie »

« Roman national », « devoir de mémoire », « identité nationale »… Autant de mots valises dont il demeure difficile d’en saisir la complexité. Laurence De Cock, professeure agrégée d’histoire dans un lycée à Paris et docteure en sciences de l’éducation, propose d’identifier les facteurs de construction d’une mémoire apaisée comme vecteur de cohésion sociale.

  • S. A. –  Comment définiriez-vous le « devoir de mémoire » ? Cette notion est-elle selon vous comparable au fameux roman national, plutôt plébiscité aujourd’hui ?

Laurence De Cock : La notion de « devoir de mémoire » est une formule politique, apparue dans le discours public dans les années 1980, née lors des enjeux de commémoration de la Seconde Guerre mondiale, plus particulièrement pour le génocide juif. Devenue fétiche à partir des années 1990, cette notion suppose que la société a pour devoir de se souvenir des événements tragiques, leur reconnaissance constituant ainsi un facteur d’unité. Une double vision donc : d’une part, la construction d’une unité nationale autour d’un événement marquant ; d’autre part, la reconnaissance d’un groupe particulier comme victime emblématique de cet événement.

Le devoir de mémoire peut ainsi exercer un double impact sur le roman national, qui dénote, lui, une certaine idée de gloire. Positif d’une part, car il favorise la construction d’une identité collective autour d’une reconnaissance historique. Plus délicat pour la seconde partie de la définition, dans la mesure où la reconnaissance d’un groupe particulier comme victime des agissements de notre pays affaiblit la gloire de l’État nation. Devoir de mémoire et roman national entretiennent ainsi une relation contradictoire selon la manière dont l’État et la société s’en emparent. L’on pourra se référer aux travaux de Sébastien Ledoux sur le sujet.

  • S. A. – Quel autre terme que « devoir de mémoire » vous semblerait plus approprié ? Qu’est-ce qui distingue l’histoire de la mémoire ?

Le terme de « commémoration » semble plus approprié que « devoir de mémoire », et n’induit pas de notion d’injonction tout en demeurant dans le registre politique et symbolique. Le devoir d’histoire est aussi intéressant à ceci près qu’il sous-entendrait que tous les éléments historiques doivent être relatés, moments glorieux comme pages sombres. Les frontières entre histoire et mémoire sont très mouvantes. Je pense qu’il n’y a pas de distinction maximale entre les deux.

La production d’un savoir historique répond à des codes académiques stricts (confrontation de sources, validation par les pairs, etc.) qui se veulent garants de la neutralité. En revanche, la mémoire et le rapport au passé sont plus à même d’être subjectifs. Or, peu d’historiens pourraient à mon avis affirmer ne pas être animés par un intérêt personnel, voire émotionnel dans le choix de leurs sujets de recherche.

  • S. A. – Au sujet de cette neutralité, quels sont selon vous les risques d’ingérence du politique dans l’histoire notamment ? Si l’on cite par exemple des lois mémorielles, diamétralement opposées certes, telles que la loi de Christiane Taubira sur la reconnaissance de l’esclavage ou celle du 23 février 2005 portant reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés, dont l’article 4 initial évoquait le rôle positif des colonies, quels sont les impacts de ces différentes immixtions ?

Si ces deux lois relèvent du fait colonial, elles demeurent totalement différentes et sont trop souvent amalgamées. La loi de mai 2001, tendant à la reconnaissance de la traite et de l’esclavage en tant que crime contre l’humanité constitue l’aboutissement de demandes de reconnaissances de longue date, parties de l’Outre-mer puis portées par des associations de métropole. L’argument était qu’il y avait besoin d’un acte symbolique pour se sentir chez soi dans ce pays qui, pendant plusieurs siècles, a participé à un crime considérable d’un nombre de victimes estimé à plus de 15 millions. La loi portée par la députée Christiane Taubira s’inscrivait par ailleurs dans une démarche éducative de la lutte contre le racisme et les discriminations, donc en consonance avec nos valeurs républicaines. Au regard de ces principes, l’idée était d’apporter une forme de réparation symbolique par la reconnaissance historique de ce crime. Elle revêt en outre une dimension émancipatrice car il en va de la question de l’égalité. L’État statue ici sur un fait historique mais ne réinterprète pas l’histoire.

Il en va différemment de la loi du 23 février 2005, portant reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés. La demande émanait de groupes de harkis et Pieds-noirs du Sud de la France et fut portée par les députés Lionnel Luca et Christian Vanneste. Cette loi est problématique dans la mesure où elle demandait [dans son article 4, supprimé l’année suivante, NDLR] aux programmes scolaires de reconnaître « en particulier le rôle positif de la présence française Outre-mer, notamment en Afrique du Nord » tout en taisant les crimes coloniaux, bien que connus et prouvés historiquement.

Ces deux lois n’ont donc strictement rien à voir : la première qualifiait juridiquement l’esclavage de crime contre l’humanité, tandis que la seconde proposait une réinterprétation de l’histoire de faits pourtant prouvés scientifiquement.

  • S. A.  : Pour éviter de tomber dans ces écueils et les instrumentalisations politiques, à qui devrait alors incomber ce devoir de mémoire : aux historiens ? aux citoyens ? aux mouvements militants ?

Je suis de ceux qui soutiennent que l’histoire n’est pas la propriété des historiens : cela ne me choque pas que des militants s’emparent de l’histoire pour défendre des causes qui les inspirent et les constituent. L’historien produit de la recherche mais n’en est pas propriétaire : que des citoyens s’en emparent, c’est positif pour la démocratie et il est d’ailleurs intéressant de confronter l’ensemble des parties prenantes à ce débat.

  • S. A. : Pourquoi les questions mémorielles sont-elles si sensibles en France ? Comment expliquer que l’on soit parvenus à reconnaître collectivement la responsabilité de l’État français dans la Shoah mais qu’il demeure toujours si difficile d’évoquer sa responsabilité sur la question coloniale par exemple ?

A la différence de la colonisation, la tragédie de la Shoah revêt un enjeu mémoriel universel, depuis sa reconnaissance par l’ONU en 1947. Si aujourd’hui les faits ne sont globalement plus contestés, il a toutefois fallu attendre 1995 pour obtenir une reconnaissance officielle de la responsabilité de la France dans la déportation des Juifs. Il en va différemment pour la question coloniale en général, et algérienne en particulier, dans la mesure où cette mémoire concerne surtout ces pays. En outre, la décolonisation est plus proche de nous que la fin de la Seconde Guerre mondiale. Reconnaître les crimes de l’État revient d’une certaine manière à admettre la faillibilité des institutions France dans l’application et le respect de ses principes d’égalité et de liberté dont elle s’enorgueillit pourtant. Elle ne s’obtient par conséquent jamais sans pression idéologique.

  • S. A.  : Quel travail de réappropriation préconiseriez-vous pour parvenir à la construction d’une mémoire et d’une société apaisées ?

En ce qui concerne l’enseignement de l’histoire, qui est mon métier, il y a une nécessité de rendre compte, dans l’écriture des programmes, de la légitimité de la présence des populations venues d’ailleurs. Inscrire les migrations sur le temps long : la question coloniale doit faire partie intégrante de l’histoire nationale, pas seulement depuis le XIXème mais depuis le XVème quand les Français sont partis en Amérique.

L’État doit, lui, s’interroger sur les facteurs qui conduisent certaines institutions à produire des phénomènes racistes et discriminatoires. Sans parler bien sûr de racisme d’État, certaines politiques d’attribution de logements sociaux par exemple contribuent à perpétuer des phénomènes discriminatoires et ségrégatifs, comme l’ont prouvé de nombreuses études. L’État doit en outre s’attacher à penser la lutte contre le racisme dans le même cadre que la lutte contre les inégalités sociales car la situation va en empirant depuis des décennies. La concentration dans certains quartiers de populations d’origine immigrée cumulant les difficultés sociales et dont les entreprises refusent de recruter les jeunes en stage au motif de leur patronyme maghrébin ou africain est insupportable et doit être puni sévèrement.

 

© Photo : Laurence De Cock – Usage libre

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