- Cette rentrée est marquée par la sortie de l’essai de l’historienne Laurence De Cock : «École publique et émancipation sociale » (publié chez Agone). Sa réflexion nous conduit à prendre pleinement conscience des conséquences déstructurantes des vagues successives de réformes néolibérales subies par l’école, l’institution républicaine par excellence. Un démantèlement accéléré sous le mandat d’Emmanuel Macron, dont le ministre de l’Éducation nationale, J.-M. Blanquer, incarne à lui seul les dérives idéologiques qui ont sapé les fondements d’un service public pour mieux annihiler sa vocation émancipatrice. C’est avec cette vocation fondamentale que Laurence De Cock propose de renouer. Un projet de refondation de l’école publique, qui mériterait d’être au cœur de la prochaine campagne présidentielle … En attendant, elle nous a fait le plaisir de répondre à quelques questions.
1/ – Laurence De Cock, si l’école publique est » fille » de la Révolution de 1789, peut-on parler d’un « âge d’or » du « service public de l’éducation nationale » sous la IIIe République ?
– LDC : Il est toujours périlleux en histoire de parler d’ « âge d’or » car cela comporte un double risque : celui d’essentialiser une période et d’en gommer toutes les aspérités et, ici, celui d’aller dans le sens des nostalgiques d’une « école républicaine de Jules Ferry » mythifiée comme le moment où tout aurait fonctionné de manière idéale. Á l’inverse, d’autres en face continuent de la présenter comme le modèle-repoussoir d’une école-caserne, celle qui aurait brutalisé les enfants, discipliné les corps, dévoyé le projet scolaire de la Commune etc. Comme toujours, il faut accepter la complexité pour saisir ce moment particulier. Je montre dans mon livre que l’école de la Troisième république souffre d’un péché originel : celui de ne pas être allé au bout de la logique d’école gratuite, laïque, obligatoire, en laissant d’un côté subsister, pour la bourgeoisie, des filières parallèles payantes dans lesquelles les familles ont continué pendant très longtemps de mettre leurs enfants, et de l’autre en participant au projet colonial. Vous faites bien de rappeler qu’il faut en effet remonter à la Révolution française pour voir théorisé un projet d’« éducation nationale » qui pose tous les aspects constitutifs d’une école publique : l’État éducateur, la gratuité, la laïcité, et l’obligation. C’est le projet de Lepeletier en 1793, pour une école « commune à tous et universellement bienveillante ». Dès ce moment d’ailleurs, les débats sont vifs entre « « éducation et « instruction », et surtout sur la place à laisser à l’institution religieuse et à ce qu’on appellera plus tard la « liberté scolaire », c’est-à-dire celle, pour les familles, de choisir les modalités de scolarisation de leurs enfants. Tous les éléments de l’échiquier sont posés à cette époque. Les Communards et plus tard les Républicains tels que Ferdinand Buisson, Octave Gréard ou encore Pauline Kergomard, tenteront de faire vivre les principes d’un service public. Jules Ferry est à cet égard assez anecdotique, il est beaucoup plus intéressant d’aller voir du côté des acteurs et actrices de terrain. L’école de la Troisième République n’est enfin pas une formule ou un grand tout. Elle se métamorphose sans arrêt entre 1881-1882 et 1940. Lorsque certains responsables comme Jean Zay, s’aperçoivent que la démocratisation scolaire n’est pas possible sans l’unification nécessaire des filières, il tente d’aller dans le sens. C’est le début d’un long mouvement vers le collège unique (1977). Mais les défenseurs de de l’école publique n’ont jamais poussé jusqu’au bout cette logique d’imposer aux familles bourgeoises les mêmes règles qu’aux familles populaires, ils ont préféré traquer les défaillances absentéistes chez les pauvres plutôt que de contraindre les plus riches à rejoindre l’école publique. Je crois qu’il y a quelque-chose à interroger là car c’est une problématique qui continue de se poser.
Pour finir de répondre à votre question, il faut aussi rappeler que l’école de la Troisième république est celle des expérimentations et du tâtonnement. Elle permet à la fois l’accès à la culture scolaire de beaucoup plus d’enfants, mais elle trie, discrimine, réprime, endoctrine aussi (avec l’enseignement du « roman national » par exemple) et elle est prise dans une contradiction dans laquelle nous sommes encore aujourd’hui : pourquoi éduquer les plus pauvres ? Pour élever leur niveau d’adhésion à l’ordre existant ou favoriser la transformation sociale par leur émancipation individuelle et collective ? C’est une question majeure que nous avons encore aujourd’hui à trancher si nous réfléchissons aux missions d’un service public d’éducation.
2/ – Les réformes néolibérales apparaissent comme une sorte de « contre-révolution » sapant les fondamentaux de l’école publique. Vous montrez que la gauche elle-même n’a pas su résister à cette vague idéologique. Comment qualifier la déstructuration de l’éducation nationale auxquelles elles ont abouti ?
– LDC : Malgré l’existence de très nombreux travaux sur ce que le néolibéralisme fait à l’école, notamment depuis les ouvrages pionniers de Christian Laval, celui-ci continue ses ravages et c’est désormais un rouleau-compresseur depuis l’arrivée d’Emmanuel Macron. Cela se concrétise de plusieurs manières. Par la langue utilisée d’abord, à la manière décrite par Sandra Lucbert pour France Télécom, c’est-à-dire par l’introduction d’une langue en apparence sirupeuse et inoffensive : l’« agilité », la « bienveillance », « le pilotage », « la gouvernance » qui sert de cache-sexe à une brutalisation grandissante des rapports sociaux dans les établissements et dans l’institution. Le phénomène est bien connu : les politiques austéritaires de démantèlement du service public s’accompagnent de suppressions de postes, de dégradation des conditions de travail alors que l’évaluation permanente, la soif de profits et la quête de rentabilité pressurent de plus en plus celles et ceux qui travaillent. La souffrance s’intensifie, elle en mène quelques-uns au suicide comme, il y a deux ans, la directrice d’école Christine Renon à Pantin, et, quand d’autres tentent de résister, ils sont souvent sévèrement réprimés comme on l’a vu lors des derniers mouvements de grèves dans l’éducation nationale. L’un des résultats est le détachement vis-à-vis d’un métier qui perd sa saveur ou, pire encore, l’adhésion aux normes de ce néolibéralisme et l’acception de logiques de concurrences internes entre enseignants « méritants » qui cherchent reconnaissance et valorisation par leur hiérarchie et les autres qui s’isolent d’eux-mêmes lorsqu’ils ne sont pas placardisés. Car tout cela s’accompagne d’un autoritarisme grandissant qui atteint des seuils assez inédits et que l’on peut mesurer à l’aune du nombre d’enseignants qui ne souhaitent plus témoigner sous leur nom dans les médias par peur d’être sanctionnés. Cet autoritarisme s’étend – et c’est historique – à la haute administration si l’on en croit la tribune de hauts fonctionnaires publiée par le mystérieux « groupe Grenelle » en mai 2020. Dans mon livre je parle de « la confiance et le baillon », et on voit bien dans cette formule comment le premier terme qui a donné son nom à la loi Blanquer, n’est en réalité que le masque et le prétexte du second. Le culte du numérique est aussi à comprendre comme une conséquence du néolibéralisme. Je n’ai rien a priori contre le numérique mais les TICE ont envahi notre métier au point qu’ils occupent l’essentiel du plan de formation continue des enseignants. Outre le fait qu’on sent venir le fantasme de l’économie en personnel par son replacement par des machines, on a là aussi une entrée décomplexée de l’univers marchand dans l’école à travers les logiciels, interfaces et autres produits qui engraissent des multinationales. Je ne crois pas que ce soit le rôle de l’école d’entrer dans la clientèle des GAFAM par exemple. Ces outils numériques permettent en outre une surveillance toujours plus poussée de la quantité et de l’efficacité du travail des enseignants mis sous surveillance des familles autant que de la hiérarchie. Il fut un temps où les cadres intermédiaires servaient un peu de tampon entre les personnels et la haute administration, parce qu’ils étaient fins connaisseurs du terrain et souhaitaient garder de bonnes relations avec les enseignants. Il me semble qu’aujourd’hui les choses ne sont plus si simples et qu’ils constituent désormais une courroie de transmission de lu libéralisme autoritaire. Tout cela ne sent vraiment pas bon.
Pour terminer ce sombre tableau, il faut aussi évoquer les élèves eux-mêmes pris dans ces logiques de classement, concurrence et performance. Or la responsabilité d’une gauche digne de ce nom serait de lutter contre cette lame de fond, et je ne nous trouve pas à la hauteur. Les gouvernements socialistes précédents l’ont plutôt encouragée, la gauche dite souverainiste préfère se crisper contre les pédagogues ou « pédagogistes » comme le rappelle Philippe Watrelot dans son récent ouvrage Je suis un pédagogiste et une partie de la gauche radicale, en proie à sa détestation de l’école républicaine, fait le choix de soustraire ses enfants à la mission d’école publique en optant parfois pour des écoles dites « alternatives » à un demi-smic par mois. J’en veux pas mal à cette dernière dont je me sens souvent proche mais qui, alors qu’elle peut être si critique sur plein d’autres points, perd son acuité sur la question scolaire en se rendant complice du projet de destruction de l’école publique par les gouvernements libéraux. Ce sont les enfants les plus socialement défavorisés qui en font les frais. On est quand même assez mal en point.
3/ Face à la machine de reproduction des inégalités sociales qu’est devenue l’école, vous ne cédez pas à la résignation. Comment renouer fondamentalement avec la vocation émancipatrice de l’école publique, ce levier de la transformation de la société ?
– LDC : Il faut préalablement en revenir à ce terme d’émancipation, et plus encore d’émancipation sociale en rappelant le potentiel subversif de ce projet et en ne laissant pas la droite le dévoyer comme elle tente de le faire depuis quelques temps en le réduisant à sa dimension entrepreneuriale : devenir le pionnier de son existence, développer la libre entreprise de soi etc. L’émancipation sociale commence par postuler que la notion de « réussite » est socialement construite et qu’elle ne correspond donc pas forcément à l’idée que l’on s’en fait communément : « gagner » sa vie, s’enrichir, posséder toujours plus etc. L’émancipation sociale procède d’une logique de désaliénation, notamment de ces normes sociales. Elle ne vise donc pas à « rejoindre le camp des vainqueurs » auquel elle préfère un monde d’égaux basé sur la justice sociale et la suppression des dominations. Si l’école se met au service de l’émancipation sociale, alors elle devient une institution protectrice et se porte garante de la possibilité offerte à tous les enfants, sans exception, d’entrer dans une trajectoire scolaire choisie. Cela suppose que tous les paliers dits d’« orientation » soient repensés de telle sorte à ce qu’aucune bifurcation ne soit subie comme c’est encore trop souvent le cas pour les enfants des milieux populaires. Cela appelle également une introspection importante sur les complicités conscientes ou non des enseignants dans ces processus d’orientation/exclusion encore trop fréquents. D’où l’importance d’une formation des enseignants entièrement refondue et organisée dans le souci d’un équilibre entre l’apport de savoirs scientifiques mais aussi la sensibilisation à l’histoire des pédagogies, de l’école, la sociologie de l’éducation, du travail, de la jeunesse, les sciences cognitives (je parle ici des sciences cognitives qui ne s’auto-proclament pas comme des remèdes miracles et qui n’acceptent pas de devenir des cautions gouvernementales) etc. Autrement dit une formation des enseignants conçue comme un parcours ambitieux qui aborde toutes les facettes du métier, qui accepte en son sein des débats, des expérimentations, des retours sur expériences, et qui forme des professionnels envisagés pleinement comme des experts et à ce titre devant être associés aux politiques éducatives.
De façon plus générale, j’appelle également dans ce livre à retrouver le sens de l’intérêt général en partant de l’idée que nous avons le devoir d’aider ceux qui en ont le plus besoin. L’école publique, parce qu’elle doit être gratuite et laïque, s’adresse à tous les enfants et constitue pour certains le premier lieu de sensibilisation à la connaissance et à la raison. Nous avons le devoir de penser l’école pas seulement du point de vue du bonheur de nos propres enfants mais parce que nous sommes responsables de l’ensemble des enfants de ce pays. Ce n’est qu’à cette condition que se construira un rempart efficace contre le démantèlement de l’école publique, parce que nous aurons repris la main sur le projet d’émancipation sociale.
- Laurence De Cock, École publique et émancipation sociale, Agone – Contre-feux, 216 p.
- Pour plus d’information : https://agone.org/livres/9782748904710/ecole-publique-et-emancipation-sociale-125
- Laurence De Cock, professeure agrégée en histoire, enseignante en lycée et chargée de cours en histoire et sociologie de l’éducation à l’Université de Paris.
Nabli Béligh
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