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La lutte contre le terrorisme, une menace pour l’égalité ?

L’identité expliquerait tout, ou presque, y compris le passage à l’acte terroriste… Les attaques qui ont frappé le pays ont suscité la montée d’un discours amalgamant islam et djihadisme, lutte contre le terrorisme et lutte pour la laïcité, protection de l’identité et protection de la nation, identité et sécurité. Une logique binaire et manichéenne qui continue de nourrir une dynamique régressive.

L’actuel projet de loi antiterroriste tend à « normaliser » des mesures relevant de l’état d’urgence. Ce dispositif porte en lui un risque liberticide, y compris en terme de discrimination. Ainsi, dans une récente tribune, l’historien Patrick Weil estime que si l’article 10 du projet de loi antiterroriste (qui prévoit d’élargir les contrôles d’identité dans un rayon de 20 kilomètres autour des gares recevant des trains en provenance de l’étranger et des aéroports) était adopté en l’état, « des millions de Français, résidant notamment dans les zones urbaines, seraient soumis aux contrôles d’identité, sous le prétexte de la lutte contre l’immigration illégale. Le traitement auquel ils risquent d’être soumis n’a qu’un précédent dans notre histoire : le code de l’indigénat ».

Il rappelle en effet que deux chercheurs, Fabien Jobard et René Lévy, ont étudié les méthodes de contrôle des policiers à la gare du Nord et à la gare RER de Châtelet-Les Halles et « ont montré que les hommes étaient entre 1,6 et 10 fois plus contrôlés que les femmes ; les Noirs, de 3,3 à 11,5 fois plus que les Blancs ; les Maghrébins, entre 1,8 et 14,8 plus que les Blancs ». Rappelons que selon la jurisprudence de la Cour de Cassation, un contrôle d’identité discriminatoire constitue une « faute lourde » qui engage la responsabilité de l’État, et qu’il y a discrimination si le contrôle d’identité est réalisé sur la seule base de caractéristiques physiques associées à une origine réelle ou supposée…

CONCILIER COHÉSION NATIONALE ET SÉCURITÉ

Le projet d’inscrire, dans notre Constitution, la possibilité de la déchéance de la nationalité pour les binationaux convaincus d’actes terroristes avait déjà illustré les conséquences discriminatoires susceptibles de naître de la politique de lutte contre le terrorisme. Un lien tacite avait été établi par le couple exécutif Hollande-Valls entre « binational » et « terroriste », sécurité nationale et exclusion (de la communauté) nationale. De manière plus formelle, il s’agissait d’une rupture avec l’un des principes fondamentaux de la République, à savoir l’égalité de tous devant la loi (de la nationalité), sans distinction d’origine, de race et de religion. L’orthodoxie républicaine a été de mise dans le but officiel de renforcer la cohésion nationale, quitte à prendre le risque d’exclure. Avec la consécration juridique de la différenciation statutaire parmi les Français, le sens même de l’appartenance à la Nation s’était trouvé mis à mal.

Le phénomène des discriminations tend à être reconnu, mais son évaluation reste problématique. L’article 1er de la Constitution énonce le principe républicain d’indifférence aux origines : la République française ne connaît ni minorités, ni groupes défavorisés ; elle ne connaît que des citoyens, égaux dans leur relation directe avec l’État. Aussi ne veut-elle connaître ni les origines ethniques, ni les religions. C’est pourquoi l’outil des « statistiques ethniques, raciales ou religieuses » – faisant de ces éléments des critères objectifs – est en principe prohibé par la loi[1]. En France, les statistiques reposent sur la nationalité effective des personnes.

Le débat – mené dans les sphères politique et scientifique – n’en est pas moins complexe, voire biaisé par les motivations contradictoires des partisans d’un tel procédé qui peut s’avérer aussi utile que dangereux. Certains y voient un instrument nécessaire à l’analyse des phénomènes de discrimination (en vue de les mesurer, puis de les combattre), d’autres au contraire entendent s’appuyer sur des données statistiques pour mieux stigmatiser certains groupes minoritaires.

Le cordon ombilical qui relie la République coloniale à la République contemporaine n’est pas définitivement coupé.

La polémique qui a opposé à la fin des années 1990 les démographes Hervé Le Bras et Michèle Tribalat a longtemps structuré les termes du débat. Le premier a mis en cause les travaux de la seconde, fondés notamment sur la distinction entre « Français de souche » et Français issus d’autres origines. Hervé Le Bras estime pour sa part que la statistique peut mesurer des différences de situation, mais elle ne sait pas les interpréter en termes de discriminations sans hypothèses précises ; faire des statistiques ethniques reviendrait à vouloir établir « des mesures objectives sur des déclarations subjectives » ; enfin, la notion d’ethnie fait partie « d’anciennes croyances pré-scientifiques analogues à la croyance dans les fantômes ou les esprits. »

DES CADRES JURIDIQUES EMPREINTS DE REPRÉSENTATIONS

Le poids écrasant du passé national – fichiers constitués par la République coloniale et par le régime de Vichy – pèse aussi dans le débat. La tension réside plus fondamentalement dans la contradiction manifeste entre la construction d’une représentation – médiatique, politique – ethnicisante, communautarisée et racialisée de la société française, dans un cadre juridique fondé sur une conception du citoyen universel, et l’égalité entre de citoyens français indifférenciés… ou presque. Là comme ailleurs, le refoulé colonial avait resurgi de manière à peine voilée…

La République de ce début de XXIe siècle ne consacre ni statut d’indigène, ni régime légal d’« apartheid » ; elle n’adhère pas aux théories racialistes, au contraire, elle les condamne formellement, pénalement. Toutefois, l’analyse du présent et la connaissance du passé mettent en lumière le poids du refoulé colonial. Le cordon ombilical qui relie la République coloniale à la République contemporaine n’est pas définitivement coupé. La période coloniale perdure dans les imaginaires et représentations politiques et sociales de notre temps.

 

[1] La loi du 6 janvier 1978, dite « loi informatique et libertés » interdit de recueillir et d’enregistrer des informations faisant apparaître, directement ou indirectement, les origines « raciales » ou ethniques, ainsi que les appartenances religieuses des personnes. Cependant, une dizaine de dérogations au principe sont prévues.

© Photo : Flickr

Nabli Béligh

Nabli Béligh

est universitaire et essayiste. Après des études en droit à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne et à l’Institut Universitaire Européen (Florence), il a enseigné (de 2009 à 2017) les « Questions européennes » et les « Questions internationales » à Sciences Po Paris. Ses travaux et réflexions portent essentiellement sur des problématiques juridiques, politiques et institutionnelles françaises, européennes et méditerranéennes.
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est universitaire et essayiste. Après des études en droit à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne et à l’Institut Universitaire Européen (Florence), il a enseigné (de 2009 à 2017) les « Questions européennes » et les « Questions internationales » à Sciences Po Paris. Ses travaux et réflexions portent essentiellement sur des problématiques juridiques, politiques et institutionnelles françaises, européennes et méditerranéennes.

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