La facilité avec laquelle les médias ont pris – au moins dans un premier temps – fait et cause pour la cause catalaniste a occulté la complexité d’une crise qui renvoie à l’hispanité et interroge l’identité plurielle de chacun d’entre nous. Directement concerné, l’auteur de ce texte expose un point de vue personnel où dialoguent passion et raison.
DE L’IDENTITÉ TORTURÉE À L’IDENTITÉ PLURIELLE
D’origine espagnole, locuteur hispanique de naissance, je suis comme beaucoup de biculturels animé par des sentiments ambivalents à l’égard d’une identité double mal assumée. Souvent, un dilemme s’impose à nous : l’acceptation, au risque d’une dilution ou d’une survalorisation de l’une des origines par rapport à l’autre, ou le déni. Par paresse ou crainte, cette dernière option avait jusque là prédominé chez moi afin de conjurer une sorte de « schizophrénie » identitaire sans pour autant résoudre l’interrogation posée par des racines qui plongent dans l’histoire d’une société tourmentée, dont ma famille, en grande partie détruite par la Guerre civile, est un fidèle reflet.
L’essayiste et philosophe Ortega y Gasset, qui tenta depuis son exil de démêler l’écheveau d’une société fracturée par la guerre, affirmait que « L’Espagne est une douleur énorme diffuse. » Cette douleur, toujours actuelle, est celle d’une pluralité, elle aussi mal assumée. N’oublions pas que l’on étudie les Espagnes médiévales et que le statut constitutionnel adopté par référendum en février 2007 tend à reconnaître le caractère autonome ainsi que le fait national de certaines parties de l’Espagne. Cette douleur fait écho à celle d’une hispanité adossée à une monarchie d’origine contractuelle, aujourd’hui constitutionnelle, censée fabriquer du commun mais buttant sur des particularismes régionaux (nationaux ?) avec ce que ces constructions supposent de fragilité et de contingences.
La crise catalane démontre, une fois de plus, que loin de l’intangibilité revendiquée par certains, les identités sont mouvantes. Cette histoire et cette sociologie en décomposition/recomposition, les Espagnols les ont en partage. Tels des Sisyphes, ces derniers sont confrontés, plus que d’autres Européens, au défi d’une construction nationale sans cesse remise en cause car jalonnée depuis les années 70 par des conflits mémoriels d’une extrême violence. Les mythes et totems mobilisés foisonnent et divergent selon la classe sociale, la province d’origine, le foyer, les souvenirs entretenus ou niés de la Guerre civile qui ne passe décidément pas …. le tout sur fond d’irresponsables instrumentalisations politiques.
ME DUELE ESPAÑA (UNANUMO)
Dès lors, le degré d’hystérie atteint par la crise catalane ne peut qu’interpeller ceux qui, comme moi, sont sur une ligne de crête et sont aujourd’hui contraints d’assumer leur hispanité après une longue période de déni. Ce réveil douloureux est à la mesure de la déchirure que traverse la société espagnole au point qu’à l’heure où la Catalogne s’apprête à faire sécession, je prends la décision d’assumer pleinement ma binationalité.
Comment un Espagnol, Catalan ou Andalou, avec ce que son histoire et sa culture charrient de complexité, peut-il souffrir qu’on lui ampute une part de lui-même ? La Catalogne participe de l’Espagne, l’embellit par sa culture et sa langue, lui donne une hauteur et une perspective à nul autre pareil, tout comme les Espagnes donnent une perspective et une profondeur dont la Catalogne ne saurait se priver.
Les sciences sociales, à commencer par Lévi-Strauss, Mauss ou mon professeur Bruno Etienne, nous ont enseigné que toute identité est un construit social et politique.
Comment un petit-fils d’officier franquiste marié en seconde noce avec une rouge pourrait-il accepter que l’on plaque de façon aussi manichéenne le clivage nauséabond de la Guerre civile sur celui des unionistes et des indépendantistes ? Non, tout comme les unionistes ne sont pas les héritiers du franquisme, les indépendantistes, quand bien même ils s’en revendiquent, ne le sont pas de la Seconde République.
Comment un Franco-Espagnol ayant de la famille en Andalousie, en Castille, en Galice et héritier de chevaliers… catalans peut-il limiter son champ culturel quand ces origines multiples l’incitent à s’ouvrir à l’universel, à accepter ses différentes parts de lui-même ? Les sciences sociales, à commencer par Lévi-Strauss, Mauss ou mon professeur Bruno Etienne, nous ont enseigné que toute identité est un construit social et politique, et qu’au final « La société se paie toujours elle-même de la fausse monnaie de son rêve. »
L’un comme l’autre, l’hispanité qui prétend être une forme d’universalisme, ou le catalanisme, comme singularité culturelle, se construisent en consommant de l’Autre. Les protagonistes oublient ainsi qu’une part d’eux-mêmes résident dans l’Autre ou l’ailleurs, formant ainsi un égrégore qui produit le vivre ensemble.
© Photo : Flickr
William Leday
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