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Pologne, le basculement identitaire

Malgré l’inquiétude internationale, le président de la République de Pologne, Andrzej Duda, refusant d’y mettre son veto, a, le 6 février dernier, promulgué la loi mémorielle controversée qui pénalise l’« attribution à la nation ou à l’État polonais, en dépit des faits, de crimes contre l’humanité ». C’est une nouvelle étape qui illustre le basculement identitaire de l’État polonais initié il y a une dizaine d’années.

Le ministre français des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, a considéré cette loi comme « malvenue », y voyant le risque de « réécrire l’histoire »… Le prétexte à l’origine du projet est la polémique autour de l’expression « camp de la mort polonais ». Si cette expression ne peut que renvoyer à un emplacement géographique, il est vrai qu’elle a pris une autre dimension ces dernières décennies, avec une utilisation excessive par des personnalités politiques et journalistes internationaux. La plupart s’en sont excusés, comme Barack Obama, lorsqu’en 2012 il décora à titre posthume le résistant polonais Jan Karski qui avait, en vain, tenté d’alerter les Alliés de l’existence de ces camps et de l’extermination systématique des juifs qui s’y déroulait.

Ces excuses étaient bienvenues car il n’y a, de fait, jamais eu de camps de la mort « polonais », mais des camps d’extermination « allemands en Pologne ». Ces camps, dans lesquels ont été tués des millions de juifs et des centaines de milliers de non-juifs, ont été créés et dirigés par l’Allemagne nazie sur le territoire de la Pologne occupée. Contrairement à d’autres pays de l’Europe occupée, comme la France, l’État polonais n’a pas collaboré avec le IIIe Reich et n’a pas participé à la Shoah.

Oui, sauf que le plus important dans cette loi, ce n’est pas le paragraphe sur les « camps de la mort », mais celui qui vient après : « Ceux qui, publiquement et contre les faits, décrivent la nation polonaise ou l’État polonais comme responsable ou complice des crimes nazis commis sous le Troisième Reich (…), d’autres crimes qui constituent des crimes contre la paix, l’humanité, ou des crimes de guerre, (…) seront passibles d’une amende ou de trois ans d’emprisonnement (…) la sanction sera rendue publique. »

LA MÉMOIRE POUR UNIR… OU DIVISER

Ainsi, comme le rappelle l’historien Jan Grabowski, auteur de plusieurs livres sur l’holocauste en Pologne, les « historiens, journalistes ou enseignants qui évoqueront publiquement la responsabilité ou la co-responsabilité d’une partie de la société polonaise dans la Shoah pourront être poursuivis et condamnés jusqu’à trois ans de prison. » L’objectif est donc d’empêcher toute approche critique et recherche sérieuse sur les aspects sombres de l’histoire polonaise en ce qui concerne l’extermination du peuple juif polonais. Or, il y avait malheureusement aussi en Pologne un « antisémitisme profond » avant et pendant la guerre (et qui resurgit depuis plusieurs années). Il y a pu avoir dans certaines régions polonaises une implication massive dans la collaboration, avec notamment des « chasses aux juifs ». Comment pourra désormais travailler un enseignant sur ces sujets sans risquer d’être lourdement sanctionné ?

La Pologne s’inscrit dans une démarche, commune à de nombreuses régions du monde, de repli nationaliste qui passe par une réaffirmation identitaire et une reprise en main politique de l’histoire commune. Proche de nous, on pense à la Russie, à la Turquie ou à la Hongrie. Mais, à des degrés moindres, on peut s’inquiéter de dérives identitaires non-institutionnelles ou émanant de formations politiques dans la plupart des grandes démocraties européennes, dont l’Italie, le Royaume-Uni, l’Allemagne, l’Espagne ou la France.

En France, Éric Zemmour, qui continue d’écrire et d’intervenir régulièrement dans les médias pour faire part de ses « analyses » politiques malgré sa double-condamnation pour « incitation à la haine », explique que par l’adoption de cette loi, la Pologne défend son identité et forge par la loi sa légende… La mémoire peut être utilisée pour unir ou pour diviser une communauté ou un corps social, au-delà de son contenu de vérité, en agissant directement sur les faits, sur la construction et la déconstruction de sa signification. Cette loi, promulguée le 6 février dernier, en est une parfaite illustration.

Si nous, peuples européens qui partageons tant, nous replions sur des passés fantasmés ou des racines imaginaires cloisonnées à des frontières étatiques somme toute récentes, que restera-t-il de notre Europe ?

La Pologne cherche à réécrire son histoire, à n’en révéler publiquement qu’une seule face, pour imposer une nouvelle « vérité » : pour l’État, les Polonais ne peuvent qu’être présentés comme « martyrs »« héroïques » et « résistants » face aux différents « envahisseurs ». Des mots qui reviennent très régulièrement dans la rhétorique de l’actuel parti majoritaire « Droit et justice », PiS. Et ceux qui oseraient prétendre que tout ne serait pas si clair sont qualifiés de « traitres » et d’« antipatriotiques », tel l’historien Jan Gross dont les travaux ont démontré l’implication de Polonais dans le massacre des habitants de Jedwabne durant la Shoah.

Si l’État polonais est dirigé en théorie par le président du Conseil (« Premier ministre ») Mateusz Morawiecki (nommé le 9 janvier dernier pour calmer le jeu entre l’Union européenne et la Pologne), c’est, de facto, le nationaliste Jarosław Kaczyński, président du PiS, qui est aux manettes. Déjà, dans le cadre de la « décommunisation » prônée par le PiS lors de la campagne de 2005, Jarosław Kaczyński avait fait voter une loi dite de « lustration ». Ce texte obligeait les membres de 53 catégories d’individus (journalistes, directeurs d’école, recteurs d’université, dirigeants d’entreprises cotées en bourse) à indiquer à l’Institut de la mémoire nationale (IPN), sous peine de licenciement, s’ils ont ou non collaboré avec les services de sécurité entre 1944 et 1990.

L’INSTRUMENTALISATION DE L’HISTOIRE CONTRE L’ÉTAT DE DROIT

Alors que l’opposition dénonçait une chasse aux sorcières, Jarosław Kaczyński arguait du fait que l’épuration en Pologne à l’égard des communistes a été moins importante que celle à l’œuvre en Allemagne à la suite de la seconde guerre mondiale. En mai 2007, saisi par l’opposition sociale-démocrate et par le médiateur polonais, le Tribunal constitutionnel invalidait finalement plusieurs articles de cette loi, qui fut ainsi vidée de sa substance. Au printemps 2016, après le retour au pouvoir du PiS, le gouvernement apportait son soutien à une loi prévoyant de rebaptiser les rues et bâtiments ou lieux publics célébrant « des personnes, des organisations, des événements ou des dates en lien avec le communisme ou avec un autre régime totalitaire », visant très large et notamment des personnalités telle que Karl Marx, auteur de Das Kapital.

À la même époque, le PiS lançait une campagne visant à discréditer Lech Walesa, fondateur de Solidarnosc, pour le remplacer dans l’imaginaire collectif par un autre Lech. Le défunt président Lech Kaczyński, membre de Solidarnosc et frère jumeau de Jarosław Kaczyński (décédé dans un accident d’avion, source de nombreuses théories complotistes alimenté par Kaczyński lui-même), devient dans cette nouvelle histoire nationale le véritable opposant aux communistes, qui aurait été sacrifié au profit de Walesa, désormais suspecté proche des services secrets soviétiques.

L’instrumentalisation de l’histoire à visée nationaliste et excluant tout individu qui ne s’inscrirait pas dans le « roman national » est une pratique vieille comme le monde. En Pologne, elle est l’outil de la « révolution conservatrice » promue par le pouvoir et ne semble guère se soucier de l’État de droit : un article de Klara Wyrzykowska, paru en 2016 sur le site Slate, citait en ce sens le député Pawel Morawiecki : « Si le droit venait troubler le bien du peuple, il n’y aurait aucune raison de le respecter. »

Nous vivons une époque où tout est là pour nous diviser : les fractures socio-économiques, les conflits extérieurs et leur importation, les replis religieux et identitaires et la peur de l’inconnu et de « l’autre », la perte de confiance, le doute, l’oubli de nos valeurs communes.

Nous devons transformer cette crise en un désir de progrès. Si nous, peuples européens qui partageons tant, nous replions sur des passés fantasmés ou des racines imaginaires cloisonnées à des frontières étatiques somme toute récentes, que restera-t-il de notre Europe ? On ne construit rien dans l’aigreur. Il n’y a d’espoir ni dans la haine, ni dans le repli, ni dans le rejet de l’autre.

© Photo : Flickr (Jean Fautrier)

Nicolas Cadene

Nicolas Cadene

est juriste et membre de l'Académie de Nîmes.
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