« Douleur fantôme : illusion apparaissant en général immédiatement après l’amputation d’un segment de membre et concernant le membre sectionné vécu comme toujours présent et mobile », Dictionnaire médical de l’Académie de Médecine.
Avec « 13 novembre – Fluctuat Nec Mergitur », arrive enfin la parole qui a collectivement manqué aux Parisiens et, on l’espère, à tous les Français, pour décrire, parler, élaborer la violence qui s’est déchaînée contre la capitale ce soir de 2015, laissant derrière elle 130 morts. Ce documentaire en trois parties des Franco-américains Jules et Gédéon Naudet (multiples Emmy 2002 pour leur documentaire 9/11) et mis en ligne le 1er juin dernier, sur Netflix est le recueil des témoignages de 40 victimes, pompiers, forces de l’ordre, représentants politiques présents de soir-là, du stade de France aux terrasses de l’Est parisien et au Bataclan. Des mois de préparation délicate pour faire surgir la parole.
Présentation chorale et puissante de l’arbitraire de la douleur infligée aux survivants par quelques « petits cons », car singulièrement les mots manquent lorsqu’il s’agit pour ces survivants de qualifier les terroristes. C’est la grande force de « 13 novembre – Fluctuat Nec Mergitur » : on ne saura rien de ces trois-là. Ils seront réduits de fait à ce qu’ils ont été : des outils bêtes mus par la haine de la civilisation. Évacués comme par les égouts, évacués par le dégoût.
« Aujourd’hui 13 novembre 2015, merci d’écouter France Inter, il est 7 heures et demi ». Comment se sont réveillés les survivants du stade de France, des terrasses du Carillon, du Petit Cambodge, de la Bonne Bière, du Casa Nostra, de la Belle équipe, du Comptoir Voltaire, du Bataclan ? Comment nous sommes-nous tous réveillés ce doux matin d’hiver, nous qui nous réveillerons le 14 novembre, vivants et pourtant comme amputés ?
Dans un écrin aux couleurs chaudes, pour ceux des terrasses un intérieur de café, pour ceux du Bataclan un cocktail bar, 13 novembre – Fluctuat Nec Mergitur écoute pudiquement les survivants, et donc aussi les morts du 13 novembre : « On est des survivants mais on est aussi des vivants ! », se soulève l’une d’elles. C’est cette place unique, ce pont de parole entre ceux qui ont été massacrés et ceux qui ont survécu pour nous raconter ce qui est quasi impossible à mettre en mots, la rencontre avec la mort de l’autre, avec la sienne. « J’attends la balle dans le dos, la mort. Moment de grâce extrême. Je le dis avec ces mots-là, mais je ne peux pas aller plus loin, c’est tellement intime que je veux garder mon secret à moi. »
Géographie des scènes de crime : le stade de France, les terrasses, une à une, la fosse du Bataclan, le balcon, un couloir adjoint à une loge, les combles.
Au Stade de France c’est le match amical France-Allemagne, 72 000 personnes, drapeaux tricolores, « Marseillaise » à pleins poumons. « On a l’impression qu’on est tous en groupe, un peu isolés du monde réel », sourit un pompier, les yeux brillants. Face à Bilal, ancien garde du corps et depuis en chaise roulante, qui savoure un sandwich avec son fils en face du stade, un type « étrange comme on trouve étrange un type qui n’est pas du quartier » se fait exploser.
21:20. Le premier meurtrier se suicide, suivi du deuxième. François Hollande, dont le fils est dans le stade, prend la décision de ne pas faire évacuer les spectateurs. C’est le début du carnage dont personne ne sait quand il s’arrêtera. D’abord à ciel ouvert, hors du stade et sur les terrasses parisiennes, où les clients s’interrogent sur le bruit qui a arrêté Patrice Evra alors qu’il avait la balle au pied. Pour réponse, deux rafales de kalachnikovs à 21:25. Au Carillon, on ferme les yeux, accroupis dans ce bar « qu’on n’a jamais vu… qu’est ce qui se passe ? »
Sons, poudre, lumière, « par terre ! »
Et lorsqu’on ouvre les yeux c’est pour « voir l’horreur partout, partout où on pose son regard ». Une voiture démarre. Parisiens et trois pompiers, appelés pour une autre urgence, se précipiteront ensemble pour sauver la vie des autres. Un « poste médical avancé » spontané. Garrots, compresses, massages cardiaques : essayer de tenir jusqu’à l’arrivée des secours. Au centre d’appel d’urgence des pompiers de Paris, les adresses s’additionnent. Le Petit Cambodge, la Bonne Bière, le Casa Nostra, la Belle équipe. « Y’en a un qui tire balle après balle, boom, boom, boom. Et je me dis il est en train de finir les gens par terre ?! ».
Au Comptoir Voltaire, un client administre un massage cardiaque à un blessé et comprend qu’il est en train de secourir le kamikaze. Il attendra les pompiers pour se soulager de cette information, les pompiers qui, aussi, ne laisseront rien paraître de leur désarroi face à la tuerie. Et devant les caméras bienveillantes des frères Naudet, ils et elles soulèveront un peu, avec une retenue pudique, la chape posée sur leur émotion, indispensable à leur mission.
« 18 morts et pas plus d’information », signale France-Info. Il y aura 39 morts.
La mort s’engouffrera du ciel ouvert à la fosse du Bataclan
21:50. Les premières rafales devant le Bataclan, hôte du concert des Eagles of Death Metal. La mort s’engouffrera du ciel ouvert à la fosse du Bataclan. Géographie : la fosse, le balcon, un couloir adjoint à une loge, les combles. Aller-retour fosse-balcons droit et gauche.
Les mots ont survécu pour décrire ce qui reste de ce moment d’épouvante absolue où les sens sont sur-aiguisés : l’odeur de la poudre (« inoubliable : douce au départ, puis quand elle rentre dans les narines, irritante »), l’odeur du sang, le son des balles tirées (« Je ne suis pas croyant mais si l’enfer a un son c’est celui-là : le bruit de la kalache »), le son des râles d’agonie, les sonneries des portables sur les corps qui ne répondront plus (« maman » « papa » qui clignotent à travers les chemises, les poches). Et le cliquetis des armes que l’on recharge, paradoxal moment de répit où dans la fosse ceux qui font les morts pour survivre se remettent à respirer et à courir pour « se barrer de là ».
Le ventre du Bataclan vomit des grappes de spectateurs par une sortie de secours latérale. Le chef de la sécurité a réussi à faire sortir quelques dizaines de personnes… avant de rentrer se « jeter dans la gueule du loup » en tentant d’ouvrir les autres sorties. Un voisin journaliste filme les rescapés, l’une des nombreuses captures vidéo sur portables inédites qui émaillent les récits. « Il faut que les gens voient ce que c’est, le terrorisme.” Les trois « petits » conscontinuent à « nonchalamment » mitrailler les 1 500 humains dans la fosse. Les survivants s’enterrent sous les morts, « en apnée ». Au balcon, un groupe se rue vers le fond du balcon droit, où le faux plafond sera défoncé pour leur permettre l’accès aux combles. Un autre se ruera vers le balcon gauche.
La rock’n’roll attitude de Gavroche
On sait, on connaît l’histoire, et on ne la connaît pas. Parce que ce qui est montré dans 13 novembre – Fluctuat Nec Mergitur est ce qui nous a manqué de voir ce soir-là et les jours qui ont suivi : la générosité, l’humanité fragile et tenace des rescapés qui, sauvés par « l’instinct de survie, y’a pas d’autres mots », ont aussi fait preuve d’héroïsme discret. Dans la fosse : « Elle se recouche, je m’aperçois qu’elle est blessée. Je me mets au-dessus d’elle pour prendre les balles à venir. »
Au balcon droit, en file indienne, on attend patiemment son tour pour passer dans l’étroit trou du plafond qui mène aux combles : « Vu ma corpulence, je sais que je n’y arriverai pas. Je vais laisser passer tout le monde et moi, c’est pas grave, je reste là. Derrière moi je pensais qu’ils allaient ‘m’engueuler’. En fait non, ils m’encourageaient. » La dignité, la puissance des agonisants qui se forcent à ne pas attirer l’attention pour épargner les vivants. La véhémence de ceux qui se rebellent : « tuez-moi, mais vous n’aurez jamais ce que j’ai à l’intérieur de moi. Je ne vous laisse rien. » La rock’n’roll attitude de Gavroche.
Ils rechargent encore et montent au balcon. Ruée des survivants vers la sortie de secours : « on marche sur ceux qui sont morts, qui sont blessés », certains sortent, une boule de feu dans la poitrine, la volonté de vivre. D’autres seront fauchés par l’un des trois, monté sur la scène et qui se remet à les mitrailler, dans un triomphe d’obscénité primitive, de là où se tenaient les Eagles of Death Metal.
« La violence qu’on subit est telle qu’elle nous déshumanise… mais le corollaire, c’est qu’on se crée des bulles d’humanité dans nos trois centimètres carrés. Pour moi c’était ma femme, mais aussi entre inconnus qui se rassuraient. Plein de petites histoires qui relèvent d’un héroïsme discret, partout, tout autour de nous. »
22:02. Un commissaire divisionnaire de la BAC de Paris et son équipier entrent dans le Bataclan silencieux et tirent sur le terroriste campé sur la scène. Il active sa ceinture d’explosifs et se désintègre « comme une boule de confettis. »
Au balcon gauche, c’est le début de la prise d’otage pour une dizaine de spectateurs. La résignation ronge les âmes. « Je me dis que je vais mourir assassiné. Il n’y a plus de peur. C’est l’attente que ça arrive. J‘espère que mon appartement est bien rangé pour que quand mes parents viendront, ils n’aient pas trop de travail. » L’absurde aussi, et l’humour, cette politesse du désespoir. « Moi qui me moque des gens qui mettent des joggings pour sortir de chez eux, je vois ce mec en jogging avec une kalachnikov pointée sur nous, je me dis merde, je vais me faire tuer par un mec en jogging. Non, non ! C’est trop quoi ! »
La fosse est devenue « la colline » : l’amas de corps inanimés, désarticulés, symbole de toutes les guerres. Les meurtres sont commis au cas par cas, comme on tire à la carabine dans une fête foraine. Ceux dont le portable sonne. Ceux qui supplient, ceux qui insultent. Abattus du haut du balcon.
« Ecoutez bien les gens qui meurent »
Enfermés dans un couloir en L, otages et terroristes sont face à face, et les deux terroristes s’amusent encore : ils abattent un homme qui regarde sa télévision dans l’immeuble d’en face. Il s’agit d’obéir aux ordres, de faire le guet pour eux, de leur rapporter les râles d’agonie, la clameur de douleur qui monte maintenant de la fosse, de bloquer la porte pour empêcher l’entrée des secours. De devenir des boucliers humains. Et d’être leurs porte-paroles.
23:07. S’engage alors une négociation ubuesque avec les autorités, la volonté de faire des revendications à travers les chaînes d’information continue : ils demandent des talkies walkies, s’étonnent que personne ne réponde au standard de BFM TV. Derrière les kalachnikovs sont tapies « des brèles des années 80. » Avec le doigt sur la gâchette de leur ceinture d’explosifs. On est aux antipodes d’Un après-midi de chien. Un jeune otage prend la main de son voisin inconnu, plus âgé, et lui souffle « ça va aller. »
Dans le monde du dehors, les interviews de Hollande, Cazeneuve (« dépasser son émotion pour faire en sorte que l’État donne le meilleur de lui-même »), le médecin de la BRI, le chef de la BRI qui passera cette nuit-là, après l’assaut, lui aussi au « statut de victime ». L’évacuation de la fosse a commencé. Mains sur la tête, les vivants, les blessés, puis les blessés graves. Quand l’ordre est pris de donner l’assaut, Cazeneuve constate : « c’est de faire en sorte que la République demeure debout. Que l’on ne puisse pas l’atteindre. »
L’assaut est donné. Et c’est un miracle en une minute, 6 secondes : les otages couchés, extirpés. Un terroriste, après avoir vidé sa kalachnikov, se fait exploser au fond du couloir dans un escalier en colimaçon, le second qui tente d’activer sa ceinture d’explosifs est abattu. L’otage qui se trouvait dans l’escalier survit.
00:21. C’est terminé. Vraiment ?
Pour les survivants jeunes parents le sentiment irréductible qui les a accrochés à vivre, c’est la vie donnée et reçue, violemment opposée à la possibilité de mourir
« C’est un peu comme rentrer de la station spatiale : vous pouvez tout raconter mais personne ne peut comprendre », souffle Philippe Boutinaud, commandant de la brigade de sapeurs-pompiers de Paris. Pour qui, rentrer chez soi ?
Pour les survivants jeunes parents le sentiment irréductible qui les a accrochés à vivre, à résister au découragement, c’est la vie donnée et reçue, violemment opposée à la possibilité de mourir : « Mon fils. Il a 7 mois. On a mis 4 ans à l’avoir. Absolument inadmissible, impossible, je refuse catégoriquement qu’il soit orphelin. Hors de question. » La vie dans le soleil qui brille à Paris, après le jour gris du lendemain pour la méditerranéenne Anne Hildalgo, étranglant son sanglot, tassée sur son fauteuil : « Est-ce que la vie va reprendre ? Et là… tout le monde est dehors, tout le monde est dehors », répète-t-elle encore sidérée, sonnée.
Faire avec ce fatras « qu’on ne devrait pas voir dans sa vie », reprendre le contrôle de soi pour en faire le tri, tout garder mais en faire quoi, ou tout jeter sachant que c’est impossible. Les survivants « font avec » le souvenir du courage digne des morts, certains évoquent un enrichissement qu’ils ont dû taire parce qu’inaudible à la majorité d’entre nous, « parce que ça n’est pas que ça. » Et la transmission de ce que l’humanité a de beau, de bon.
Présent à la « réunion de victimes » au concert d’Eagles of Death Metal à l’Olympia en février 2016, qui s’est ouvert sur Il est cinq heures, Paris s’éveille de Jacques Dutronc, l’un d’entre eux décrit ces « centaines de bulles d’humanité qui s’ouvrent. »
13 novembre – Fluctuat Nec Mergitur dure trois heures, presqu’autant que le temps de ces boucheries. Inutile de prétendre qu’on en sort indemne, parce qu’il est vain de déclarer que ceux d’entre nous qui n’y étions pas n’avons pas été mutilés, très différemment. La douleur, si fantôme soit elle, est réelle. Mais elle s’apaise un peu à l’écoute de ces passeurs qui nous enjoignent à les suivre dans le simple fait de vivre.
On comprend alors que toute l’attention qui a été donnée à ces trois « petits cons » et aux autres terroristes a masqué l’essentiel, et que cet essentiel s’est battu contre le temps pour pouvoir se dire. Les « petits cons » ont eu leur heure de « gloire », un moment miteux, fugace, aussi creux et vaniteux qu’eux. Aussi facile que de passer à la télé dans une téléréalité. Quand on les remet à leur juste place, dans le grand rien où ils se meuvent, reste « l’invincible été » des survivants qui nous ont fait la grâce de nous le raconter.
Et peut-être par manque de mots, pour nommer cette humanité qui les porte aujourd’hui comme cette nuit-là, ils l’appellent « l’amour. »
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