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Les droites, histoire d’une hégémonie : entretien avec Gilles Richard

Dans son dernier ouvrage, « Histoire des droites en France de 1815 à nos jours » (Perrin, 2017), Gilles Richard, professeur d’histoire contemporaine à l’Université Rennes 2 et membre de l’UMR CNRS « Arènes », propose une nouvelle grille d’analyse de cette famille politique plurielle, en s’écartant du schéma forgé par René Rémond au milieu du XXe siècle. C’est l’histoire d’une mouvance aujourd’hui hégémonique, qui a fait voler en éclats le traditionnel clivage gauche-droite au profit d’un nouveau clivage entre néolibéraux et nationalistes, qu’expose l’historien.

Chronik.fr : Dans votre ouvrage, vous expliquez que le paysage politique à droite ne peut être appréhendé selon la grille d’analyse développée par René Rémond (1). Pour quelle raison ?

G.R. : C’est une question essentielle, car je dédie ce livre à René Rémond et, en même temps, je m’éloigne de lui. Je le suis sur la pluralité des droites ; je m’éloigne de lui sur l’idée qu’il y a une grille de lecture qui existe une fois pour toutes et qu’on applique aux différentes périodes, parce que je pense que, quand on fait de l’histoire, ce qui compte d’abord, c’est le contexte. Or le contexte a énormément changé entre 1815 et aujourd’hui. La société a été bouleversée. Je cite une phrase de Marc Bloch, qui dit que les humains sont davantage les enfants de leur temps que de leurs parents.

Chronik.fr : Au cours des deux derniers siècles, écrivez-vous, trois questions successives sont venues structurer le système partisan : la question du régime, la question sociale et, depuis une trentaine d’années, la question nationale. En quoi ces questions, plus qu’aucune autre, ont-elles eu un tel effet organisateur sur l’échiquier politique français ?

G.R. : Toute société est confrontée à des quantités de questions, mais les sociétés considèrent que certaines sont plus fondamentales que d’autres. Au moment où éclate la Révolution, l’interrogation sur le régime est apparue véritablement fondamentale. La question de la souveraineté populaire ou de la souveraineté incarnée dans le roi était décisive. En effet, elle commandait aussi beaucoup d’autres choses : la propriété par rapport au système de la seigneurie, les rapports avec l’Église et donc l’instruction des enfants, les relations diplomatiques, etc. C’est pourquoi la question du régime a été considérée comme fondamentale, comme la clef de toutes les autres en quelque sorte.

Elle se pose dans une société où la paysannerie est majoritaire. Or, la question sociale, qui émerge comme centrale au tournant du XIXe et du XXesiècles, apparaît dans une société qui a beaucoup évolué ; l’industrialisation s’est produite et le monde ouvrier est en pleine expansion, même s’il n’est pas encore majoritaire. Et, forcément, les questions évoluent en fonction de l’état de la société. On ne peut pas poser la question de la République sociale en 1789, parce qu’il n’y a pas de monde ouvrier organisé, il n’y a ni la CGT, ni la SFIO. Il se trouve que lors de ce fameux vote du 22 août 1789 (2), les députés se sont divisés entre droite et gauche. Et une fois que les choses se figent de cette manière, l’habitude de penser le clivage entre deux grands courants se maintient sur la longue durée.

Chronik.fr : Au fil de votre ouvrage, vous battez en brèche l’idée selon laquelle les droites seraient incapables d’égaler les capacités d’organisation et de mobilisation des masses des partis de gauche. L’exemple du Parti social français (PSF) est un renfort de poids dans votre démonstration…

G.R. : La question de la mobilisation des masses ne se pose pas de la même manière à toutes les époques. C’est lorsque la République est installée, avec ses mouvements ouvriers, que va l’on s’interroger sur la mobilisation des masses, pour essayer de peser sur les institutions. D’où le mécanisme d’organisation choisi, soit syndical, soit partisan, pour essayer de faire contrepoids au pouvoir de la République modérée, libérale.

Pour les gaullistes, ce qui compte d’abord, c’est la grandeur nationale. L’économie est seconde, sans être secondaire ; elle est au service de la grandeur nationale. À l’inverse, pour les néolibéraux, la question économique est première, car rien de positif n’est envisageable en dehors du cadre d’une économie capitaliste.

Cette mobilisation des masses par les organisations de gauche – la CGT par exemple a deux millions d’adhérents en 1920 – va rejaillir à droite en posant la question de la capacité des droites à mobiliser les masses à leur tour et contre les gauches. Et la réponse qui est apportée, entre autres entre les deux guerres, c’est par le Parti social français (3). Avec le PSF, on a affaire au plus important de tous les partis de l’histoire de France, une fois et demi la taille du Parti communiste à son apogée en nombre d’adhérents. C’est donc la preuve qu’on peut aussi mobiliser les masses à droite, ou en tout cas les encadrer, les faire adhérer.

Chronik.fr : Les néolibéraux y parviennent en 1974. Comment réussissent-ils ce retour au pouvoir et comment les distinguez-vous des libéraux ?

G.R. : La distinction remonte aux années 1930 et au colloque Lippman de 1938. Ce colloque rassemble des libéraux qui comprennent le rôle essentiel de l’État pour assurer la pérennité du capitalisme.

Pour répondre à votre première question, les libéraux n’ont jamais perdu le pouvoir. Les libéraux et les néolibéraux ont été au pouvoir de façon continue, sauf à de très rares périodes, comme en 1936, en 1946 ou en 1981. Car le choix que font ces libéraux, très longtemps minoritaires sur le plan électoral, est de ne pas jouer le retrait sur l’Aventin, mais de jouer la carte de la coalition et de la participation au pouvoir pour influencer les gouvernants…

Des gouvernants que l’on peut d’autant mieux influencer, sous la Troisième ou la Quatrième République, qu’il n’y a aucun groupe parlementaire majoritaire à lui seul : on est donc obligé de forger des alliances et des compromis. Au passage, toute une série de commentateurs politiques disent que la France a une culture politique d’affrontement, qu’elle ne connaît pas le compromis. C’est d’une stupidité absolue, parce que toute la vie politique de la IIIe et de la IVeRépubliques n’a été faite que de coalitions.

Il se trouve qu’en 1974, les néolibéraux conquièrent le pouvoir durablement, en ayant le contrôle majoritaire, si je puis dire, essentiel, grâce à la conquête de l’Élysée… dans le cadre de la VeRépublique, bien sûr ! Il y a déjà eu des présidents libéraux sous la Troisième et la Quatrième, mais ils n’avaient pas beaucoup de pouvoirs.

C’est cela, la rupture de 1974. Elle s’amorce sans doute avec Georges Pompidou, qui évolue assez nettement entre 1969 et 1974, jusqu’à favoriser Valéry Giscard d’Estaing contre Jacques Chaban-Delmas, dans sa dernière année d’existence.

Chronik.fr : C’est précisément le moment où la famille néolibérale supplante les gaullistes à la tête de l’État. Comment expliquez-vous la fracture irrémédiable entre ces deux courants ?

G.R. : La fracture est tout simplement dans l’ordre des priorités accordées par les deux familles politiques. Pour les gaullistes, ce qui compte d’abord, c’est la grandeur nationale. L’économie est seconde, sans être secondaire ; elle est au service de la grandeur nationale. À l’inverse, pour les néolibéraux, la question économique est première, car rien de positif n’est envisageable en dehors du cadre d’une économie capitaliste. Voilà ce qui prime, selon eux, et qui commande le reste, notamment les alliances de type atlantiste, la construction européenne, etc. Il y a bien divergence, pas tant sur la question économique en soi, mais dans l’ordre des priorités.

Chronik.fr : La victoire des néolibéraux paraît très solide, encore aujourd’hui. Comment sont-ils parvenus à bouleverser la scène politique française au point de rallier à eux des courants traditionnellement situés à gauche (radicaux, socialistes, une partie des écologistes et des communistes) ?

G.R. : D’abord, il faut rappeler que s’ils remportent l’élection présidentielle en 1974, c’est d’extrême justesse en réalité. Ils gagnent sur la base d’une coalition, d’un système d’alliances : Valéry Giscard d’Estaing a fait l’union des droites. Et s’ils parviennent à rester durablement au pouvoir, c’est moins par la force de leurs arguments que par la crise profonde qui frappe les gauches, et notamment le mouvement ouvrier à partir de la deuxième moitié des années 1970.

En l’espace d’une dizaine d’années, le mouvement ouvrier est laminé par le chômage de masse. C’est donc plutôt faute d’adversaires que les néolibéraux, une fois au pouvoir, ont su s’y maintenir. Le ralliement, ensuite, des autres forces aux néolibéraux s’est fait par l’attrait du pouvoir et la capacité du pouvoir à circonvenir ses adversaires.

Chronik.fr : Est-ce pour cette raison que vous écrivez que « le clivage gauche(s)-droite(s), structurant l’histoire de la République depuis ses débuts, a cessé d’organiser la vie politique française » ?

G.R. : Le clivage qui s’impose aujourd’hui se situe entre néolibéraux et nationalistes, et il empêche les gauches d’exister. On ne peut pas dire qu’il n’y a plus de « gens de gauche », mais les gauches ne sont plus en capacité d’imposer leurs questions centrales. Elles sont donc soumises, comme les nationalistes l’ont été longtemps avant eux, quand ils étaient obligés de voter à droite en faveur des libéraux contre les gauches. Aujourd’hui, les gauches sont prises au piège de cette nouvelle question [la question nationale], qui structure le débat politique. Il y a là une vraie mutation par rapport à ce qu’il se passait il y a trente ans.

Chronik.fr : François Fillon juxtapose, selon vous, un « néolibéralisme décomplexé et un traditionalisme catholique en matière sociale », voire une réaction identitaire et anti-immigration pourrions-nous ajouter. N’était-il pas le mieux placé pour dépasser ce clivage entre néolibéraux et nationalistes ?

G.R. : Il a gagné la primaire, mais il n’a pas remporté la vraie élection, la seule qui compte. Et il ne pouvait pas réussir, car cela ne peut pas aller ensemble. Alors que les élections n’avaient pas encore eu lieu, je pensais qu’il ne pouvait de toute façon pas gagner compte tenu de la contradiction de son programme. Je l’ai écrit avant le « Penelope Gate » qui, à mon avis, loin d’expliquer l’effondrement de François Fillon – effondrement à 20 % tout de même ! – explique plutôt son maintien à ce score. Cette affaire lui a évité la déroute complète, car il s’est posé en martyr aux yeux de ses électeurs.

Après sa victoire aux primaires, un sondage du Figaro lui donnait 32 % des voix au premier tour, et 54 % au second. Mais, dès la semaine suivante, on a commencé à discuter de son programme sur la Sécurité sociale : il expliquait qu’on ne rembourserait plus les « petits bobos ». Il a perdu alors quasiment 10 % dans les sondages en quinze jours, et il est parti en vacances. Quand il revient en décembre, Le Canard enchaîné sort les premiers éléments du « Penelope Gate ». Donc je ne pense pas qu’on puisse concilier les deux, qu’on puisse être néolibéral et nationaliste. Car, quand on est néolibéral aujourd’hui, on est européiste et « mondialiste », comme dirait Marine Le Pen.

Chronik.fr : Même aujourd’hui, ne voyez-vous aucune personnalité capable de réaliser cette synthèse ? Laurent Wauquiez ? Marion Maréchal ?

G.R. : Ceux qui cherchent à les concilier n’y parviennent pas. Laurent Wauquiez est à la peine actuellement : il a même décidé de ne pas sanctionner les élus locaux qui feraient des alliances avec La République En Marche, parce qu’il y en aurait beaucoup qui quitteraient son parti. Quant à Marion Maréchal (ex-Le Pen), elle apparaît plutôt comme la figure dominante du camp nationaliste, qui risque de prendre peu de voix au camp macroniste.

Chronik.fr : Selon vous, précisément, le camp nationaliste est devenu une force politique de premier plan face à l’hégémonie néolibérale et à la construction européenne…

G.R. : Cette hégémonie néolibérale existe sur le plan politique et culturel. En même temps, elle n’est pas absolue. Les contradictions ne cessent d’exister, de se forger, de se renouveler. La contradiction principale qu’amène la victoire des néolibéraux est leur choix d’intégrer la France dans une entité politique supranationale. Elle permet aux nationalistes de retrouver de l’audience et de regrouper toute une partie des forces sur l’idée qu’il y a une nécessité de défendre la nation comme cadre principal de vie collective, y compris à gauche : Jean-Pierre Chevènement en est la principale incarnation, même s’il n’est pas un cas unique.

Chronik.fr : À vous lire, l’on perçoit l’immense difficulté qu’il y a finalement à déterminer un dénominateur commun des droites qui ne se réduirait pas à une simple opposition aux gauches. Est-on condamné à écrire l’histoire des droites « en négatif », dans leur combat contre les gauches ?

G.R. : C’est une question immense, qui pourrait exactement être retournée pour les gauches. Je crois fondamentalement que ce qui l’emporte, c’est la diversité. On pense la vie politique en termes binaires, et on l’explique comme cela, bien sûr, parce que le combat politique implique de former des majorités, des systèmes d’alliances. Mais ce qui caractérise d’abord la vie politique, c’est sa division, son émiettement, autant à droite qu’à gauche d’ailleurs – j’identifie quatorze familles politiques au total pour ma part.

Cela dit, sur le long terme, le rapport des droites à la République n’est pas le même que celui des gauches. Tout au long du XIXesiècle, les droites sont d’abord antirépublicaines. Une fois que la République est installée, que la conversion d’une partie des droites à la République autour d’Adolphe Thiers est entérinée (1871-1873), la République prônée par les droites est alors une République a minima, une République parlementaire qui ne se pose pas la question sociale précisément. De leur côté, les gauches conservent leurs différences avec les droites en essayant d’élargir en quelque sorte le champ d’application des principes républicains.

Chronik.fr : La victoire d’Emmanuel Macron ne symbolise-t-elle pas le triomphe du néolibéralisme sur le clivage droites-gauches ?

G.R. : Dans la vie politique, on a besoin de former des alliances pour l’emporter, pour créer une majorité. Et, pour le moment, toute une série de personnes, qui sont pourtant hostiles à l’Europe telle qu’elle existe, sont inquiètes à l’idée que des nationalistes classiques puissent prendre le pouvoir avec ce que cela impliquerait pour les libertés publiques, les étrangers, le fonctionnement de la démocratie… Emmanuel Macron ne transcende pas le clivage droites-gauches, il profite du vide à gauche pour, au second tour, capter les voix inquiètes. Toute élection à deux tours fonctionne sur ce mode.

Chronik.fr : L’opposition nouvelle que vous analysez, entre nationalistes et néolibéraux, est-elle finalement un nouvel avatar de la lutte des classes ?

G.R. : Oui, c’est indéniablement une nouvelle expression de la lutte des classes. Les votes de 2017 sont assez polarisés sur le plan sociologique. On a vraiment un vote des classes moyennes contre les classes populaires. Classes populaires qui ne votent d’ailleurs pas forcément « nationaliste », mais qui s’abstiennent beaucoup plus massivement que les classes moyennes. Aujourd’hui, quand on veut protester contre le néolibéralisme triomphant à un second tour, alors qu’il n’y a que deux candidats qui restent, certains sont amenés à voter pour les nationalistes.

(1) Dans La Droite en France de 1815 à nos jours, paru la première fois en 1954, René Rémond propose une méthode de classification généalogique des droites, qu’il répartit entre légitimistes, orléanistes et bonapartistes.

(2) Vote de l’Assemblée nationale constituante sur le droit de veto (large ou restreint) du roi.

(3) Le PSF a été fondé en 1936 par François de La Rocque, jusqu’alors leader de la ligue des Croix-de-Feu.

Gilles Richard, Histoire des droites en France de 1815 à nos jours, éditions Perrin, 2017, 592 pages, 27 euros.

© Photos : Wikimedia Commons

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