Face à ce qui apparaît comme le règne sans partage du libéralisme économique, assiste-t-on à cette « fin de l’histoire » maintes fois prédite depuis le XIXe siècle ?
Alors que l’Union soviétique vivait ses dernières heures, le politologue américain Francis Fukuyama annonçait la fin des grands affrontements idéologiques et la victoire totale de la démocratie libérale. Aujourd’hui, force est de constater que le libéralisme, dans ses versants politique et économique, tient le haut du pavé parmi les régimes politiques occidentaux. Même un gouvernement idéellement antilibéral comme celui d’Alexis Tsipras, en Grèce, s’est vu contraint de rallier les positions de la commission européenne, de la Banque centrale et du FMI.
Que signifie cette « fin de l’histoire » ? Forgé par Hegel, dans la Phénoménologie de l’esprit, ce concept renvoie à une forme de dépassement des contradictions. L’opposition laisse place au consensus, qui est une donnée nécessaire dans la construction du libéralisme, car tous les grands penseurs de ce courant, depuis Thomas Hobbes, ont placé la raison au principe de leurs théories. Le libéralisme sanctionne la fin de l’histoire parce qu’il constitue la seule idéologie fondée rationnellement.
UN CONSENSUS QUI N’EN EST PAS UN
« Indépassable », « rationnel », ces épithètes sont systématiquement accolées au libéralisme dans nos régimes contemporains. Lorsque Emmanuel Macron emploie l’expression « schizophrénie française » à propos des dépenses publiques, on a là une illustration de la place de la raison et du consensus dans le dispositif discursif du libéralisme. Le grec skhizein, qui a donné « schizophrénie », signifie « divisé, séparé » : l’« esprit divisé », la folie comptable des administrations publiques qu’Emmanuel Macron met en exergue se fait l’écho d’un logiciel de pensée qui aspire à annihiler les oppositions au nom de la raison. Face à cette « démence économique », le chef de l’État en appelle à un sursaut rationnel incarné par son programme politique.
La posture qui consiste à renvoyer les voix discordantes au champ de l’irrationnel constitue le meilleur moyen de radicaliser les discours et de propager un vent de contestations potentiellement incontrôlable.
Pourtant, les exemples ne manquent pas dans l’actualité, qui démontrent que le libéralisme peine à faire consensus. À la dernière élection présidentielle française, si l’on additionne les suffrages accordés à Marine Le Pen et à Jean-Luc Mélenchon, 40 % des électeurs ont clairement rejeté le modèle libéral — ou néolibéral si l’on préfère, que l’on peut définir comme une idéologie fondée sur la libéralisation des activités économiques promue par les acteurs étatiques —, sans compter l’abstention et le vote blanc dont les motivations sont plus difficiles à cerner.
La posture qui consiste à renvoyer les voix discordantes au champ de l’irrationnel constitue le meilleur moyen de radicaliser les discours et de propager un vent de contestations potentiellement incontrôlable. Comment pourrait-il en être autrement, alors que les différentes politiques de dérégulation directement inspirées du paradigme libéral n’ont cessé d’accroître les inégalités socioéconomiques et ont laissé sur le bord de la route des pans entiers de la société ?
Pour les tenants du libéralisme, l’argument ne tient pas : si le chômage et la pauvreté persistent, c’est que nous ne sommes pas allés assez loin dans la « libération des forces vives » et la « flexibilisation du marché du travail », pour reprendre quelques-uns des éléments rhétoriques que l’on entend fréquemment. Le débat dérive très vite vers le dialogue de sourds, car chaque système de pensée repose sur un faisceau de croyances et de prémisses largement indémontrables. C’est par d’autres chemins qu’il faut mettre cette idéologie face à ses contradictions.
LA FIN DE L’HISTOIRE, À QUEL PRIX ?
Le principal, me semble-t-il, consiste à mettre en lumière les formes d’organisations politiques qui, dans l’histoire, ont fait le choix du libéralisme économique. On ne peut nier, à titre d’exemple, que le régime chilien sous la houlette d’Augusto Pinochet s’est clairement engagé dans la voie néolibérale des « Chicago Boys ». Dans un entretien accordé au quotidien chilien El Mercurio, en avril 1981, Friedrich Hayek, l’un des penseurs libéraux les plus importants, déclarait : « Personnellement je préfère un dictateur libéral plutôt qu’un gouvernement démocratique manquant de libéralisme. » Avec une telle phrase, le raccourci « libéralisme = démocratie » est largement battu en brèche.
Même un penseur tel que Raymond Aron, que l’on peut difficilement soupçonner de socialisme, mettait en garde dans son Cours de philosophie politique contre les conséquences politiques qui découleraient de l’application in extenso des théories libérales : « Si l’on voulait, à l’époque moderne, avoir un système économique libéral tel que le souhaitent MM. Hayek et Rueff, il faudrait une dictature politique. »
Le libéralisme contemporain est largement dépendant de la mouvance néoconservatrice américaine, dont l’historien des idées Daniel Lindenberg, dans Le procès des Lumières. Essai sur la mondialisation des idées, indique bien que, derrière une posture progressiste, les principes « aspirent en réalité à la restauration de l’ordre et communient dans une haine sourde des Lumières », tout en se doublant bien souvent « d’une apologie du marché libre et des dogmes néolibéraux. » Peut-être est-ce une façon radicale de précipiter la fin de l’histoire. Mais à quel prix ?
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