Depuis les tueries du toulousain Mohammed Merah en 2012, la France est frappée par ce qu’il faut bien appeler des djihadistes homegrown, que l’on pourrait également, pour éviter l’anglicisme, nommer « djihadistes autochtones », l’auto-chtonie désignant, dans la Grèce ancienne, le fait d’être né dans et de la terre que l’on habite. Mohammed Merah, les frères Saïd et Chérif Kouachi, Amedy Coulibaly, ainsi que d’autres, sont donc autant de djihadistes autochtones, puisque la France pratique le double jus soli depuis 1889. Ils sont nés en France, ont grandi en France, ont fréquenté l’école française, ont travaillé en France. Bien sûr, certains d’entre eux ont effectué des séjours dans des zones de combat djihadiste au Proche et au Moyen-Orient où ils ont fait l’expérience d’une violence et d’une barbarie insoupçonnables qui les ont rendus ensuite insensibles au partage d’affects civiques communs.
Pour autant, il y a bien une barrière d’espèce entre le terrorisme de facture classique qui s’attaque aux corps politiques depuis la fin du XIXe siècle (le terme, quoiqu’utilisé durant la période révolutionnaire, apparaît dans son acception moderne sous la plume du criminologue Cesare Lombroso) et le terrorisme djihadiste qui frappe les sociétés occidentales depuis le mitan des années 1990. Le terrorisme n’est jamais qu’un mode d’action et de communication violent, qui s’inscrit dans une relation asymétrique de type guérilla avec le corps politique qu’il prétend combattre.
Le djihad, quant à lui, doit être regardé comme une justification idéologique et religieuse du terrorisme. Il y a plus. Lorsque des concitoyens prennent les armes pour assassiner d’autres concitoyens innocents, la cohésion nationale semble mise en danger.
LA COHÉSION NATIONALE EN PÉRIL
Certes, les djihadistes qui se retournent contre leur propre société ont d’eux‑mêmes renoncé à participer à cette société et ont adopté une attitude « sécessionniste ». Les vidéos de propagande de l’« Etat islamique » les montrent souvent en train de déchirer leur passeport afin de signifier qu’ils ne reconnaissent pas l’allégeance nationale. Mais ce n’est pas parce que des individus font sécession d’avec leur communauté politique que celle‑ci doit s’en désintéresser et les considérer comme étrangers.
Dans la pensée politique de type républicain, la cohésion nationale est vécue comme une totalité irréductible à la somme de ses parties. La nation n’est pas un agrégat d’individus qui tirent à hue et à dia, mais, selon les termes de Renan, « une âme, un principe spirituel » qui les transcende. Par conséquent, lorsque la cohésion nationale est mise en péril par des volontés sécessionnistes, fussent-elles groupusculaires, la République a une responsabilité vis-à-vis de ces individus, celle de les intéresser à nouveau à la « chose commune ».
Pour mieux comprendre le danger que des individus fanatisés font courir à une communauté politique lorsqu’ils décident de prendre les armes contre elle, il faut se plonger dans le dernier épisode traumatisant de guerre civile confessionnelle de notre pays ‑ les guerres de religion du XVIe siècle. Les huit guerres civiles confessionnelles (1562-1598) qu’a connues la France présentent une configuration analogue à celle des temps présents : l’unité autour du roi (on ne parle pas encore d’unité nationale) est mise à mal par des groupuscules d’individus (la Ligue catholique dans les années 1580, par exemple) animés par une idéologie messianique et « anti‑politique », et prêts à recourir à une violence sacrée, y compris contre le corps du roi.
L’action violente des groupuscules extrémistes, qu’ils soient huguenots ou catholiques, met à mal l’unité politique du royaume, déchire les anciennes solidarités nobiliaires, ainsi que « tous les liens de l’affection », selon les mots de Correro, l’ambassadeur de Venise à Paris, qui reliaient les hommes et les familles entre eux.
Ce parallèle historique permet de comprendre pourquoi le terrorisme djihadiste est irréductible aux formes classique de l’action terroriste qui appellent avant tout une réponse « sécuritaire » classique de l’État : non seulement il réintroduit une forme de violence barbare dont les démocraties libérales sont déshabituées, mais, dans la mesure où il implique des concitoyens, il en dit également long sur l’état de délitement de la « cohésion nationale ». À cet égard le terrorisme djihadiste doit être regardé davantage comme le révélateur du délitement du sentiment national que comme sa cause efficiente.
LA « CONCORDE CIVIQUE », MEILLEURE RÉPONSE AU DJIHADISME AUTOCHTONE
Le concept de « concorde » est sans doute celui qui convient le mieux pour répondre à la situation présente. Les djihadistes autochtones, fussent-ils quelques centaines ou quelques milliers, réveillent le démon de la sécession, c’est-à-dire l’idée que certaines valeurs élémentaires comme la démocratie, l’État de droit, le primat de l’ordre politique sur l’ordre théologique ne font plus l’unanimité au sein de la société. Michel de L’Hospital, grand chancelier de France au moment des premières guerres de religion, essayait de faire prévaloir une politique de la concorde pour contrer la montée des intransigeances théologiques.
La concorde suppose l’adhésion de tous à un principe spirituel commun. Dans une société de marque chrétienne, où s’affrontent la doctrine catholique et la doctrine protestante, il est possible de rechercher un dénominateur commun dans la culture chrétienne. C’est le sens de la démarche d’Érasme qui, dès les années 1520, cherche à réconcilier le dogme catholique avec la foi protestante naissante, autour d’une réflexion partagée sur le retour à l’Évangile.
Mais qu’en est-il dans les démocraties libérales contemporaines, où s’exprime une pluralité irréductible de préférences religieuses, politiques et intellectuelles ? L’idéal d’un socle spirituel commun que le chancelier de L’Hospital n’avait même pas réussi à faire prévaloir dans une société intégralement chrétienne, semble encore plus difficilement atteignable dans une « société ouverte ». Le principe de laïcité ne suffit pas, car, comme l’a démontré Pierre Manent dans Situation de la France, « on n’habite pas une séparation ».
La laïcité est en effet un régime juridique qui organise la séparation entre la vie de l’État et la vie religieuse, renvoyée dans la sphère intime ; assure la neutralité des services publics ; et – c’est une différence avec la toleration anglo-saxonne – protège l’individu contre les excès et les pressions du groupe, ce qui explique la loi de 2004 interdisant le port de signes religieux ostensibles dans les établissements scolaires : il s’agissait de protéger les mineurs d’une pression religieuse qu’ils n’aurait pas choisie de leur plein gré.
Face au désir des djihadistes de substituer la cohésion tribale à la cohésion nationale, il faut répondre par un surcroît d’amitié civique. Cela passe par exemple par la possibilité de se retrouver autour d’un « narratif historique » partagé.
À l’évidence, le socle spirituel commun ne peut être un socle religieux dans une société à la fois sécularisée et plurielle. Il doit donc être politique. Face à la Weltanschauung pré‑politique et tribale promue par les djihadistes, une politique de promotion des valeurs de la République doit être mise en œuvre. Elle passe par la réactivation des piliers politiques de la cohésion nationale. Examinons quelques pistes.
Le rétablissement du service national, ou la généralisation du service civique, serait par exemple de nature à renforcer le sentiment d’appartenance commune. Tout jeune, à un moment de son choix entre 16 à 25 ans, serait obligé de donner six mois au service d’une « cause d’intérêt national ». Parmi ces causes pourrait figurer bien sûr l’impératif de « défense nationale », contre la menace protéiforme que représente le terrorisme, mais aussi la protection de l’environnement, la solidarité intergénérationnelle ou encore l’engagement associatif, qui doit être accompagné et valorisé.
Face au désir des djihadistes de substituer la cohésion tribale à la cohésion nationale, il faut répondre par un surcroît d’amitié civique. Cela passe par exemple par la possibilité de se retrouver autour d’un « narratif historique » partagé. L’écrivain Alexis Jenni parle par exemple « d’agrandir l’histoire de France », ce qui signifie donner la possibilité à chaque Français de s’identifier à des pans du récit national. De même que Marc Bloch disait que l’histoire nationale était un tout qui implique de « vibrer au souvenir du sacre de Reims » aussi bien que de lire avec émotion « le récit de la fête de la Fédération », de même le récit national enseigné aux écoliers ne doit pas faire l’impasse sur certains pans de la mémoire collective trop souvent occultés, comme la période coloniale et les guerres de décolonisation.
L’ESPÉRANCE LAÏQUE
Pour être nécessaire, la surveillance et la répression du terrorisme djihadiste au moyen de l’action des services de renseignement et des forces de sécurité n’est pas suffisante.
En effet, une telle action n’éteindra pas les flammes sécessionnistes qui brûlent dans certains cœurs et la société continuera d’être malade. Au livre IV de La République, Platon comparait la guerre civile (stasis en grec) à une maladie (nosos). La possibilité de la guerre civile, comme celle de la maladie, renvoie à l’idée grecque de krisis, c’est-à-dire d’une bifurcation décisive. Deux issues seulement sont possibles : la guérison au prix de la régénération, ou la mort. Michel de L’Hospital pensait, quant à lui, qu’au fond du malheur public se trouvait la possibilité même d’une régénération et d’une réactivation du sentiment civique.
Même dans une société sécularisée, il est possible d’espérer que c’est au cœur du malheur que nous trouverons les ressources de la régénération civique. Une forme « d’espérance laïque » reste à inventer.
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