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Fatma Bouvet de la Maisonneuve : « la France est un pays organisé sur un mode endogame »

Sans céder au discours victimaire, la psychiatre Fatma Bouvet de la Maisonneuve analyse les ressorts et les conséquences des discriminations et préjugés subis par les (enfants d’) immigrés. Dans son essai « Une Arabe en France. Une vie au-delà des préjugés » (éd. Odile Jacob), elle questionne un phénomène encore prégnant dans notre République fondée sur l’égalité. Un paradoxe sur lequel elle a bien voulu revenir pour Chronik. 

 

  • Existe-t-il des traumatismes propres aux immigrés ? Quelles en seraient les causes et les manifestations ?

Je voudrais commencer par faire remarquer qu’il est assez surprenant que dans l’opinion publique française, y compris auprès de nombreux intellectuels, le mots d’ « immigrés » soit devenu un terme générique pour parler des Noirs et des Arabes de France et non des Portugais, Espagnols, Polonais…Lorsqu’il s’agit d’exilés politiques ou de personnes fuyant la misère et les guerres, l’exercice est encore plus ardu, dans la mesure où la personne cumule les effets du traumatisme qui est à l’origine du départ, de celui des conditions de son voyage comme on le constate hélas de plus en plus dans nos consultations (tortures, viols …) et de celui de devoir s’adapter. Dans ces derniers cas, les personnes ne verbalisent pas spontanément leurs souffrances, elles le manifestent par des tableaux psychiatriques sévères. Il faut savoir les amener à verbaliser leurs chocs et les défaire de la honte et de la culpabilité d’être partis avec des rêves dans la tête, d’avoir promis à la famille restée au pays de l’aider, pour finalement ne rencontrer que maltraitance et misère… Ces destins tragiques ne sont évidemment pas systématiques, mais il faut en connaître les détails pour les prendre au sérieux du point de vue de la prise en charge médicale et sociale, ainsi que politique. Pour répondre à votre question, il est évidemment difficile de généraliser, car il y a plusieurs types de migrations, selon les contextes historiques, politiques, personnels et psychologiques. Dans tous les cas, pourtant l’individu qui part doit quitter sa « zone de confort » pour arriver dans un environnement aux codes absolument différents, qui peuvent mettre celui qui ne les maîtrise pas dans une position d’exclusion sociale. Cette mise en retrait peut résulter des migrants eux-mêmes, qui préfèrent se retrouver entre eux ; elle peut aussi être la conséquence du rejet d’hôtes peu tolérants à ce qui ne leur ressemble pas. La rupture avec le cadre culturel originel pousse à une sorte de devoir d’adaptation non seulement comportementale, mais aussi psychique, ce qui est plus compliqué puisque vous arrivez avec une façon de penser différente de celle du pays d’accueil. C’est une gymnastique épuisante tant sur le plan cognitif qu’émotionnel, qui implique, d’une certaine façon, de devoir sortir de soi. Cet aspect peut s’étendre à la façon de vases communicants, car il entraîne des modifications dans les repères familiaux. Tout, dans une famille, est alors chamboulé.

  • Les immigrés sont forcément confrontés à une perte de leurs repères culturels et identitaires. Quels sont les diverses réactions-adaptations que vous avez constatées ?

Nombreux sont les parents, primo arrivants, qui, par soucis d’intégration, ne ressentent pas tout de suite le traumatisme ou évitent cette sensation  douloureuse d’une sorte déréalisation, d’aliénation, même, en se jetant à corps perdu dans la course vers l’adaptation. Cette frénésie du début les happe et plus rien ne compte si ce n’est l’intégration à tout prix, être reconnu et légitime. Parfois, cette ferveur leur fait oublier la nécessité de transmettre à leurs enfants le roman familial et leur culture d’origine. Il y a alors comme un hiatus dans la transmission transgénérationnelle, ce qu’ils regretteront très souvent plus tard. C’est un bug que les enfants et petits-enfants portent en eux et tentent de corriger par  des éléments trouvés par ci par là, souvent sur la base d’idées reçues ou de croyances fausses. Par ailleurs, je remarque de plus en plus chez eux un désir croissant de renouer avec la langue arabe, langue des parents et dont ils avaient honte. Ceci surtout lorsqu’ils sont plus apaisés au sujet de la question identitaire et qu’ils ont intégré que cette double identité est une richesse et non un handicap. C’est d’ailleurs dans ce sens que je travaille avec eux, lorsqu’ils viennent me consulter. Il arrive ainsi que le traumatisme ne se manifeste pas à la première génération des migrants, mais aux suivantes d’autant que les descendants ont assisté à cette blessure vécue par leurs parents qui l’ont tue, mais que les enfants ont fortement ressentie. Adultes, ils sont parfois pris en étau entre la peine et la rancœur éprouvée au souvenir de parents soumis. La peine est souvent associée à un sentiment d’humiliation dont ils ne peuvent pas facilement se défaire et la rancœur, à un désir de reprendre le dessus pour s’affirmer, eux, au contraire de leurs parents qui « rasaient les murs » et qui ont dû s’acculturer. Cela peut  créer des conflits au sein des familles. Ce sont des réflexions qui viennent fréquemment lors de ces situations de discrimination qui  sont souvent  le motif de consultation de ces patients.

  • Le cas d’enfants d’immigrés atteste également que le fait de ne pas connaître ou maitriser ces codes est un obstacle à l’insertion/ascension sociale. Est-ce que cette réalité sociologique a des répercussions psychologiques, tels que les sentiments de rejet ou de  » persécution  » ? Pensez-vous qu’il y ait une répercussion de certains discours sur les individus ?

Les enfants d’immigrés se sentent Français avant tout, mais, pour certains, ils sont des Français qui n’ont pas de chez eux, ou qui ne sont pas les bienvenus chez eux et ils ne se sentent pas non plus chez eux dans le pays de leurs parents. Les codes, comme vous dîtes, ils les connaissent, mais ils ne les maîtrisent pas ou n’ont pas accès à la bonne combinaison. C’est là que l’on réalise à quel point la France est un pays organisé sur un mode endogame où l’entre soi des dirigeants ne permet l’intrusion d’aucun étranger à leur groupe. J’entendais récemment lors d’une conférence que les enfants d’immigrés (faut-il encore les nommer ainsi ? Dit-on cela des enfants d’Italiens ou de Russes ?) verbalisent leur vécu de discriminés d’autant plus qu’ils sont instruits et donc supposés, par le conférencier, non discriminés. Il existe effectivement un phénomène de classe sociale qui fait que lorsqu’on a pu monter dans l’ascenseur social, on vous perçoit différemment, mais demeurent ces micro-traumatismes qui signifient que vous n’êtes tout de même pas comme les autres. Dans ce cas, les personnes disposent de plus de moyens pour s’imposer. Mais  le rejet est réel, surtout lorsque les personnes en cause ne bénéficient pas d’un statut socio professionnel élevé. Même si la question est peu verbalisée dans l’espace public, elle l’est dans la confidence. Cette réalité sociologique a des conséquences psychiques extrêmement graves, parfois même fatales. Elle mène à un manque de confiance en soi, un retrait social, une faible estime de soi, une forte frustration avec un sentiment d’injustice ou une piètre image de soi qui peut avoir pour conséquence une dépression. Chaque publication de chiffres au sujet de discrimination à l’embauche ou au logement est un événement marquant pour ceux qui le vivent, mais il est annoncé comme une nouvelle qui va de soi et une fatalité.  Il ne s’agit pas ici de dire que la France est un pays raciste, ou qu’il existerait un « racisme d’Etat », mais l’égalité républicaine que l’on appelle tous de nos vœux a du plomb dans l’aile. Les  «  enfants d’immigrés » refusent de se présenter en victimes, même si je pense personnellement que beaucoup le sont. Au contraire, je vois des personnes très investies, dans leur recherche de réussite. Beaucoup croient fermement au socle républicain malgré ce vécu d’inégalités. Un peu comme s’ils n’avaient pas d’autres bouée de sauvetage pour espérer.  « Trouver sa place » est une préoccupation majeure lorsque vous vous sentez minoritaire dans un environnement. C’est valable pour tous, y compris pour des « Franco Français » immigrés à l’étranger. Pour les descendants d’immigrés Africains, cela semble un exercice difficile et plus encore pour les hommes que pour les femmes, surtout depuis les attentats de 2015. Comme si tous les « émigrés » étaient comptables des radicalismes, comme si tous étaient un bloc homogène sans individualités. Cette catégorisation est extrêmement humiliante: on vous vole votre singularité et on parle à votre place. Les politiques et autres leaders d’opinion qui tiennent des discours désinvoltes sur les immigrés, ne mesurent ni le coût des souffrances ni le tort qu’ils causent à une grande partie de leurs compatriotes qui ne se sont pas installés en France par hasard. Beaucoup, dans mon cabinet, s’interrogent sur les carences du discours historique : cette Grande Histoire dont est issue leur histoire personnelle. Pourquoi si peu de pédagogie au sujet de leur arrivée en France ? Si le Président Macron tenait sa promesse de réconcilier les mémoires au sujet de l’histoire coloniale de la France avec la participation de tous les concernés, les petites histoires de mes patients seraient un peu moins lourdes à porter…

 

  • Fatma Bouvet de la Maisonneuve, psychiatre, essayiste, dernier ouvrage : Une Arabe en France. Une vie au-delà des préjugés. Ed Odile Jacob  Une Arabe en France - Une vie au-delà des préjugés

 

Nabli Béligh

Nabli Béligh

est universitaire et essayiste. Après des études en droit à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne et à l’Institut Universitaire Européen (Florence), il a enseigné (de 2009 à 2017) les « Questions européennes » et les « Questions internationales » à Sciences Po Paris. Ses travaux et réflexions portent essentiellement sur des problématiques juridiques, politiques et institutionnelles françaises, européennes et méditerranéennes.
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est universitaire et essayiste. Après des études en droit à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne et à l’Institut Universitaire Européen (Florence), il a enseigné (de 2009 à 2017) les « Questions européennes » et les « Questions internationales » à Sciences Po Paris. Ses travaux et réflexions portent essentiellement sur des problématiques juridiques, politiques et institutionnelles françaises, européennes et méditerranéennes.

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