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Libye : « la force a pris le pas sur le droit international »

William Leday, enseignant en relations internationales à Sciences Po Paris et membre de Chronik, nous livre son analyse du conflit libyen. Une Itw publiée dans le journal algérien El Watan et des propos recueillis par Assia Bakir.

-L’ONU semble dans l’impasse face à la crise libyenne. Derrière cette crise, c’est de la capacité réelle de la communauté internationale à prendre en main ces conflits dont il est question. Sommes-nous à la fin du modèle ONU-Conseil de sécurité ? Comment le cadre peut-il évoluer ?

La Libye est l’un des premiers jalons de cette crise généralisée que traverse l’ONU et le système de sécurité collective international. En effet, c’est bien parce qu’en 2011 la coalition internationale, menée par la France et le Royaume-Uni, soutenue par l’OTAN et les Etats-Unis, viole l’esprit du mandat conféré par la résolution 1973 de l’ONU que le système est entré en faillite. Dès 2011, j’ai, avec d’autres, dénoncé, dans une tribune publiée dans le journal Le Monde, que la finalité de cette résolution fondée sur le principe de responsabilité de protéger (les populations) n’était aucunement la chute du régime de Mouammar El Gueddafi, mais instaurer une zone d’exclusion aérienne afin de protéger les populations civiles et inciter les parties à un processus de sortie de crise. Dès le vote de la résolution, la chute du régime a été affichée comme une priorité par le président français de l’époque, Nicolas Sarkozy. Rappelons enfin que Pékin et Moscou, qui s’étaient alors abstenus au moment du vote de la résolution 1973 par le Conseil de sécurité, se sont sentis trahis.

C’est à ce moment que le système onusien est entré dans une crise durable. En témoigne l’incapacité du Conseil de sécurité des Nations unies à prendre des sanctions à l’endroit du régime de Bachar Al Assad pourtant coupable de crimes contre l’humanité. Echaudés par l’expérience libyenne, Moscou et Pékin y ont systématiquement opposé un veto. Cette situation de blocage est semblable, tout en étant plus complexe, à celle que les institutions onusiennes ont connues durant la guerre froide. Nous assistons donc à la fin d’un modèle de régulation des conflits dont les Occidentaux ont été à la fois les promoteurs puis, paradoxalement, les fossoyeurs.

La sécurité collective régresse puisque la diplomatie des conférences et des sommets – où les rapports de forces bruts sur le terrain et des intérêts des Etats priment – a résolument pris le pas sur le droit international et les organisations multilatérales. Si l’ONU continue à jouer un rôle comme enceinte, elle se trouve dans l’incapacité de résoudre un conflit internationalisé comme la Syrie ou la Libye. C’est l’une des marques de cette nouvelle ère, mais pas la seule. A l’aune de ce constat, le système onusien doit être réformé en profondeur dans son fonctionnement, et un élargissement du Conseil de sécurité à de nouveaux membres permanents ne suffira pas.

-L’Union africaine, la Ligue arabe et la fantomatique Union du Maghreb uni ont été encore moins opérantes. L’impasse ?

Au même titre que les Nations unies, ces organisations sont directement touchées par la crise du système de sécurité collective. Dès lors qu’il s’agit de question de sécurité, toutes les organisations que vous citez sont liées à l’ONU par le chapitre 8 de la Charte des Nations unies. En effet, aucune mission de maintien de la paix ne peut être unilatéralement mandatée par une organisation internationale sans l’aval du Conseil de sécurité. Elles peuvent décider de sanctions (comme l’Union européenne à l’égard de la Russie dans le cas de la crise ukrainienne) mais cela suppose un consensus difficile à atteindre. Ces organisations sont minées par des rivalités – celle entre l’Algérie et le Maroc au sein de l’UMA en est emblématique – et dans le cas de la crise libyenne, les camps du général Haftar comme celui du gouvernement El Sarraj bénéficient de relais et phagocytent les débats qui y ont cours. Il n’est d’ailleurs pas inutile de rappeler que l’Union africaine a été très impactée par la chute de Mouammar El Gueddafi qui en avait fait un vecteur de l’influence libyenne à travers tout le continent africain. A sa disparition, compte tenu du sous-financement dont souffrait cette organisation, la part libyenne dans le budget de l’UA avait alors atteint 43%. Cette inefficacité des institutions internationales encourage une forme de désinhibition stratégique. Tous les continents sont touchés, y compris l’Europe, où le continuum institutionnel qui verrouille la sécurité continentale (OSCE, UE, OTAN…) et les accords multilatéraux ou bilatéraux n’a pas su conjurer la crise ukrainienne qui a débouché sur l’annexion pure et simple de la Crimée par la Russie au mépris du droit international le plus élémentaire. Les digues institutionnelles ont sauté et les organes en charge de la régulation de la sécurité collective ne peuvent plus jouer leur rôle, le monde devient logiquement plus hobbesien.

-Pascal Boniface parle de «guerres civiles internationalisées» en évoquant la Syrie, la Libye, etc. Que nous donne à voir cet aspect «internationalisé» des guerres civiles en 2020 ?

La nature et la mécanique des conflits ont changé et la qualification de Pascal Boniface est juste. Relativement circonscrite, la dimension internationale des conflits s’est indéniablement accrue. Si un conflit a rarement épargné une sous-région, le degré d’internationalisation que connaissent certaines crises est sans précédent depuis la fin de la guerre froide, et en lien avec la déstructuration que connaît le système de sécurité collective que nous venons d’évoquer. En ce sens, la crise libyenne illustre de façon archétypale cette évolution avec un jeu de vases communicants, puisque cette internationalisation est à double sens. L’immixtion de puissances étrangères favorise et accélère l’exportation du conflit au-delà des frontières. Dans le cas de la Libye, les conséquences géostratégiques ont été directes et immédiates puisque la chute de Mouammar El Gueddafi consécutive à l’intervention occidentale est l’une des causes de la déstabilisation de l’Etat malien – notamment avec le retour avec armes et bagages des mercenaires touareg employés par le guide libyen – et de toute la bande sahélo-saharienne. L’absence de contrôle territorial par la Jamahiriya libyenne, qui misait sur des logiques d’alliance clanique, a facilité cette dynamique. De même, la Turquie qui soutient le gouvernement de Fayez El Sarraj, vient de transférer en Libye des centaines (certaines estimations vont jusqu’à 2000) de combattants de l’ex-Armée libre syrienne… cette circulation ressemble à s’y méprendre à celle des combattants djihadistes d’Afghanistan que l’on a retrouvés dans la guerre civile algérienne puis en Bosnie-Herzégovine dans les années 1990.

-Comment se joue cette internationalisation des guerres civiles ?

Cette internationalisation des guerres civiles se joue soit par proxi (appui d’une puissance à des groupes armés locaux) soit par une présence directe comme dans le cas de la Russie en Syrie à partir de la base de Tartous. Elle entrave une gestion multilatérale par la communauté internationale aujourd’hui très clivée. Cette évolution a favorisé le retour de la Russie comme acteur stratégique de premier plan. Comme débarrassée de ses ultimes inhibitions, la Russie de Poutine a pu opérer un retour stratégique gagnant, avec la crise ukrainienne dans un premier temps à partir de 2014, la crise syrienne à partir de 2015 puis aujourd’hui la crise libyenne. Constatons que les Etats cités sont en proie à des forces centrifuges, à la guerre civile et à l’ingérence étrangère, et ont comme point commun d’avoir permis à la Russie de conforter son retour au Moyen-Orient et au-delà.

-Quelles profondeurs et ramifications internationales et régionales pour la guerre libyenne ?

On ne comprendra pas ce qui se passe actuellement en Libye si on ne prend pas en compte ce qui se joue entre la Russie et la Turquie en Syrie, où un rapport de forces fait d’ententes tacites et de confrontations s’est instauré entre eux. Nous évoquions le cas de la Russie plus haut, celui de la Turquie s’inscrit dans le même modèle mais pour des leitmotivs différents. Souhaitant compenser la dégradation de ses relations avec les Occidentaux, notamment au sein de l’OTAN, et exploiter sa mainmise sur le nord de la Syrie, elle cherche un débouché pour ses ambitions régionales. La Libye, sous domination ottomane jusqu’en 1910, et la Méditerranée orientale avec ses nouveaux gisements gaziers au large de Chypre sont de facto des terrains propices à ces dernières. La Turquie et la Russie, à l’inverse des Européens (en tant que collectif) et des Etats-Unis, ont une vision stratégique et la décline sur l’ensemble des théâtres où ils ont pied. Notons que si l’appui marqué de la Russie au général Haftar (qui a fait ses classes militaires en Union soviétique) est de longue date, la Turquie a profité du relatif retrait du soutien de la communauté internationale au gouvernement de Fayez El Sarraj pour prendre pied en Libye. Ankara et Moscou jouent un match retour en Libye, et comme en Syrie, il est fort à parier qu’en instrumentalisant les acteurs locaux, ils aboutiront à un subtil statu quo qui ménagera leur influence respective. Pour la Turquie, il s’agit aussi, par son intrusion stratégique en Libye, d’appuyer ses prétentions sur les gisements gaziers au large de Chypre dont elle conteste les concessions des blocs aux compagnies occidentales.

-Et qu’en est-il pour les acteurs ?

A l’exception de la France, les autres acteurs n’ont pas de vision stratégique aussi aboutie et leur présence se fonde sur un intérêt plus limité. Si les Emirat arabes unis et l’Arabie Saoudite soutiennent le général Haftar, il s’agit pour eux de contrer l’influence des Frères musulmans en Libye. Le Caire le soutient pour des raisons stratégiques afin de ménager une zone tampon et se prémunir d’attaques d’organisations terroristes sur son sol. L’Italie, puissance coloniale historique, tient quant à elle à conserver un pied sur un des rares pays du continent africain où subsiste un peu de son influence. La France soutient le général Haftar car elle le croit à même de tenir la Libye, dont la crise alimente très directement la déstabilisation de l’espace sahélo-saharien où presque 5000 militaires français sont déployés dans le cadre de l’opération «Barkhane». Présente et active au Proche-Orient, elle cherche à conserver son influence globale, elle n’est malheureusement pas ou peu suivie par les Européens.

Notons que le nombre important d’acteurs complexifie la sortie de crise, c’est aussi l’une des caractéristiques des guerres civiles internationalisées. Comme en Afghanistan, où les Etats-Unis ont toujours refusé d’associer les Russes, la Chine ou l’Iran au règlement de la crise, ou plus proche de nous la Syrie, une solution en Libye nécessiterait une pression collective et concertée de la part de l’ensemble des parties prenantes sur les acteurs locaux. Sans volonté politique collective et des intérêts bien compris des différentes parties prenantes, aucune solution ne peut émerger. En attendant, Ankara et Moscou sont devenues les game changers stratégiques d’une région où l’influence dominante américaine s’étiole rapidement avec la politique étrangère aussi disruptive qu’inaudible du président Trump.

-Où en est la Libye de ses fragmentations, locales et internationales  ?

La Libye présente désormais un visage assez complexe à cerner : deux gouvernements, deux Parlements, plusieurs armées, plusieurs chefs, une seule banque nationale et une seule société nationale d’hydrocarbures. Des acteurs extérieurs, aux intérêts contradictoires, vont renforcer les divers protagonistes sur le terrain. D’un côté, l’Egypte d’Al Sissi qui a déclaré la guerre aux Frères musulmans – décrétés «organisation terroriste» –, dont plusieurs leaders ont fui vers la Libye, les Emirats arabes unis et l’Arabie Saoudite assument le soutien financier, militaire et médiatique de Haftar. Il est également soutenu par Idriss Déby, le président tchadien, fragilisé par la présence dans le Sud libyen de ses opposants farouches, et menacé par Boko Haram qui écume la région sahélo-saharienne. De l’autre, la Tripolitaine est entre les mains du gouvernement d’union nationale (GNA), présidé par Fayez El Sarraj, qui bénéficie de l’appui de la Turquie et du Qatar.

Le GNA est issu de l’accord de Skhirat de 2015. En cette occasion, le Maroc a déployé des efforts considérables pour rassembler les différents représentants des tribus libyennes et des formations politiques dans l’objectif de préparer les élections législatives et présidentielle avec l’appui de l’ONU. L’Algérie demeure très sollicitée et souvent incitée à s’investir militairement. Dans ce contexte régional, les puissances étrangères seront prêtes à tout pour éviter la déstabilisation de l’Algérie. La France, l’Union européenne et les Etats-Unis savent que l’Algérie constitue un pays pivot dans la région, malgré leurs ingérences concurrentes en Libye.

Depuis 2011, l’ONU a toujours joué, avec l’appui de l’Union africaine, le rôle de médiateur visant la constitution d’une armée nationale unique et d’une force policière légitime. Malgré les efforts diplomatiques menés par la France et l’Italie, chacun suivant son agenda politico-économique, la dynamique enclenchée n’a rien donné. Il n’est donc pas certain qu’une initiative purement africaine rencontre un écho différent. Aujourd’hui, les deux frères ennemis ne sont plus maîtres ni de la paix ni de la guerre.

Le général Haftar fait croire que sa lutte est sans merci contre les milices islamistes à Tripoli et contre le terrorisme de tout bords. De son côté, le président du GNA l’accuse de cloner l’ancien système de Mouammar El Gueddafi en s’appuyant sur des puissances étrangères. L’échec de la campagne de Haftar contre Tripoli est imputable à la volte-face des milices islamistes qui l’avaient rejoint moyennant finances, ce qui explique la chute rapide de Sabrata, de Ghariane, de l’aéroport international de Tripoli, du camp Yarmouk, verrou militaire de la capitale… Haftar prévoyait dans ses plans, contrariés par le revirement des milices, l’entrée de ses troupes à Tripoli le jour même de la visite du secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres.

Les tribus libyennes, depuis la chute d’El Gueddafi, n’assument plus de rôle régulateur du jeu politique à Tripoli. La centaine de tribus qui encadraient la population du temps d’El Gueddafi et qui constituaient le pilier du régime sont passées sous l’influence des opposants salafistes et des Frères musulmans. Ces tribus se sont divisées entre l’ALN de Haftar et le GNA d’El Sarraj. Même la confrérie Sennoussia, qui jouissait d’une aura auprès de tous les Libyens, voire au-delà des frontières libyennes, n’a plus guère d’influence et les chefs des zaouias et tarika ont été liquidés ou forcés à l’exil vers la Tunisie et/ou l’Algérie. Les islamistes de Misrata, équipés récemment en hélicoptères de combat, en drones armés et en chars turcs, donnent du fil à retordre à l’ALN, pourtant dotée d’armes de dernier cri en provenance d’Egypte et des Emirats.

Toute déliquescence de la situation contribuerait à fragiliser l’Algérie, qui traverse une période particulièrement agitée, la Tunisie, en alerte maximale pour sauvegarder ses acquis révolutionnaires, sans parler de la zone sahélo-saharienne.

William Leday

William Leday

est diplômé de Sciences Po Aix-en-Provence et titulaire d’un DEA en histoire. Ancien conseiller parlementaire, il est spécialisé en affaires stratégiques qu'il enseigne à Sciences-Po et en communication politique.
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est diplômé de Sciences Po Aix-en-Provence et titulaire d’un DEA en histoire. Ancien conseiller parlementaire, il est spécialisé en affaires stratégiques qu'il enseigne à Sciences-Po et en communication politique.

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