- Kevin Goossaert-Krupka & Nicolas Goossaert-Krupka cosignent « Le dictionnaire du Foot-Business. Comprendre l’économie du football » (L’Harmattan). Ils portent un regard à la fois réaliste et critique sur l’industrie du football, sport-roi de la mondialisation, qui connaît de profondes mutations.
- Pourriez-vous définir et caractériser ce qu’on appelle le « foot-business » ? Est-il lié à la mondialisation ?
Très simplement, ce que nous appelons « foot-business » c’est l’industrie du football prise dans son ensemble, forte de ses enjeux sportifs et économiques bien sûr, mais également, sociétaux, politiques, diplomatiques, technologiques ou encore juridiques. Une approche holistique que nous avons choisie dans notre Dictionnaire du foot-business, pour décrypter et connecter les phénomènes à l’œuvre.
Ainsi, comme nous l’expliquons notamment dans le chapitre sur le club de la Juventus, il est intéressant de voir comment les grands clubs adoptent aujourd’hui les mêmes stratégies que les marques pour se différencier dans un environnement concurrentiel (nouveau visuel, logo), se développer grâce à de nouveaux « produits » ou relais de croissance (e-sport, football féminin) et conquérir de nouveaux marchés (asiatiques et américains)… tout en fidélisant et monétisant leur communauté grâce aux moyens les plus modernes (fan tokens basés sur la blockchain).
Parallèlement, la place du football est progressivement devenue stratégique pour les États. On pense au 1,5 milliard investi entre 2007 et 2015 par les pays du Golfe persique en rachat de clubs européens, ou à la politique de la Chine « stade contre matières premières ». Sans compter l’obtention des trois dernières Coupes du Monde par un des pays des BRICS.
Dès lors, ce qui caractérise le foot-business tient en deux choses. D’abord l’ampleur de la cible marketing si nous pouvons nous exprimer ainsi, incomparable à aucune autre industrie : 3,5 milliards de passionnés, c’est autant de consommateurs potentiels, du spectacle – au stade ou en retransmission –, des produis dérivés, mais également autant de prospects pour les marques et les sponsors. L’hypermédiatisation du secteur ensuite, qui éclaire de façon disproportionnée ses failles et ses excès.
Dans ce contexte, le foot-business profite évidemment de la mondialisation. En effet, peu de secteurs ont à ce point banalisé l’échange, la vente et le recrutement d’employés au niveau international. Cette accélération de la libre circulation des personnes – concrétisée avec l’arrêt Bosman – s’accompagne très largement de celle des capitaux – ce que nous évoquons dans notre livre à travers les tiers propriétaires (third party ownerships et investments notamment) ainsi que la titrisation de la dette des clubs à travers les « soccer bonds ».
- Quelle place pour les sélections nationales dans cet écosystème ? Les clubs n’ont-ils pas pris le pas sur les équipes nationales, la Champion’s league sur le championnat d’Europe ?
C’est une question essentielle. Depuis 20 ans, l’essor des grands clubs d’Europe pose en effet la question du rapport de force avec les sélections nationales. Le symbole de cette prise de pouvoir a été la création du G14 en 2000 puis l’European Club Association (ECA) en 2008 avec comme objectif notamment la négociation de compensations financières octroyées par les fédérations nationales en contrepartie de la mise à disposition des joueurs à leur sélection.
Ce qu’il faut comprendre c’est que les joueurs sont rémunérés par leur club et non par leur sélection (à l’exception des primes par tournoi). Par ailleurs, l’évolution du jeu et la compétitivité des clubs sont telles que les éditions de la Ligue des Champions se révèlent être d’un niveau résolument supérieur à beaucoup de rencontres internationales. Les clubs ont bien compris cet état de fait et considèrent qu’ils ont désormais leur mot à dire sur la mise à disposition de leurs actifs. En ce sens, effectivement, on peut dire que les sélections nationales cèdent du terrain au club dans l’écosystème du ballon rond. Mais au-delà de cette dimension économique et financière, il est difficile de dire que les sélections nationales n’ont plus leur place.
En premier lieu, parce que les joueurs eux-mêmes considèrent que la représentation de leur pays demeure primordiale dans une carrière, comme peuvent d’ailleurs en témoigner les joueurs binationaux qui élisent sélection de leur pays d’origine ou d’accueil (nous en consacrons une notice dans notre Dictionnaire). À cet égard, face à la tentative de création d’une Super League, la réponse conjointe de l’UEFA et de la FIFA a consisté à s’adresser directement aux joueurs en leur disant : « attention, si vous participez à cette compétition, vous ne pourrez pas représenter votre pays en Coupe du Monde ou en tournoi continental ». Une posture qui a montré son efficacité.
En deuxième lieu, parce que le public garde un attachement particulier aux tournois internationaux. Lorsque nous avons fait part de notre projet autour de nous, nombreux sont celles et ceux qui nous ont confié ne s’intéresser au foot que lors des Coupes du Monde, et que des notices accessibles sur des problématiques transversales pourraient répondre à cet intérêt. Au-delà, la ferveur qui accompagne les grand évènements – Coupes du Monde et Euros – montre que la passion est bien là et nourrit un imaginaire collectif très fort, accentué par la rareté de l’événement.
Enfin, de tels tournois internationaux gardent leur spécificité pour un bon nombre d’acteurs, dont les pays organisateurs qui y voient un vecteur de soft-power, et les sponsors qui entendent profiter de la diversité et du volume des audiences en présence.
On voit que même si les sélections nationales ont un poids économique bien inférieur aux grands clubs (un phénomène accentué ces vingt dernières années), la rareté des compétitions internationales ainsi que le caractère transcendantal entourant le fait de jouer pour son pays nous suggère une comparaison plus nuancée aujourd’hui.
- Comment qualifier le rôle joué par l’UEFA et la FIFA ? Est-ce que le foot-business qu’elles ont promu ne risque pas d’échapper à leur contrôle ? On a notamment à l’esprit le cas de la Super League européenne.
L’UEFA et la FIFA sont deux associations à but non-lucratif qui jouent un rôle différent : alors que la première regroupe les fédérations européennes, la seconde fédère l’ensemble des fédérations nationales au niveau mondial. De fait, l’UEFA est cet échelon continental intermédiaire, à l’instar des cinq autres confédérations que sont la CAF (Afrique), le CONMEBOL (Amérique du Sud), la CONCACAF (Amérique du Nord et Caraïbes), l’AFC (Asie) et l’OFC (Océanie). Ces associations sont chargées d’organiser les compétitions au niveau qui est le leur : ainsi, l’UEFA organise à la fois la Ligue des Champions et l’Euro, tandis que la FIFA organise la Coupe du Monde.
À ce stade, il est intéressant de remarquer deux points. D’une part, l’organisation des compétitions nécessite de composer avec les clubs. Or ces derniers ont vu leur pouvoir financier particulièrement renforcé depuis les années 1990 avec l’arrêt Bosman de 1995 qui a joué un véritable point de bascule. Ce pouvoir grandissant a été très (trop ?) pris en considération par l’UEFA, à travers des réformes successives de la Ligue des Champions qui ont eu pour conséquence de consolider et à pérenniser l’hégémonie des grands clubs. D’autre part, un tel partage de compétences entre UEFA et FIFA a pu engendrer des tensions entre les deux instances, dans une logique de lutte d’influence.
Ces deux points se sont révélés au grand jour dans le cadre de la tentative de création de la Super League : le pouvoir financier des clubs a abouti à une sécession des grands d’Europe. Si la FIFA a finalement soutenu l’UEFA en condamnant cette tentative, de nombreux doutes subsistaient jusqu’au début de l’année quant à la réelle intention de Gianni Infantino face à une initiative qui aurait porté un coup fatal à la compétition la plus prestigieuse (et lucrative) organisée par la confédération européenne.
Aujourd’hui, la situation que nous vivons est inédite : nous sommes à la fois à l’apogée et au début du foot-business, tant les équilibres à l’œuvre sont fragiles et conduisent à envisager un changement de paradigme à très court terme. À cet égard, le rôle de l’UEFA et de la FIFA n’est pas innocent : le nouveau format de la Ligue des Champions pour 2024 n’est qu’une Super League qui ne dit pas son nom, tandis que l’organisation de la Coupe du Monde 2022 au Qatar s’accompagne d’un bilan macabre (au moins 6500 ouvriers morts sur les chantiers, selon The Guardian) en plus du fort soupçon de corruption qui pèse sur son attribution. Les instances du football européen et mondial ont acté de fait l’évolution qu’elles condamnent fermement aujourd’hui, et créent ainsi les conditions de leur propre déclin.